Opinions - 21.03.2018

Les usages de l’Histoire en Tunisie : entre récits officiels et autres imaginés

Les usages de l’Histoire en Tunisie : entre récits officiels et autres imaginés

L’histoire tunisienne qui est donnée à voir dans les espaces muséaux est comparable à bien des égards à celle qui s’apprend dans les écoles, qu’il s’agisse de musées d’histoire disposant de collections ou de simples centre d’interprétations proposant une exposition, et qu’ils soient insérés ou non dans un lieu de mémoire. En effet, elle est aussi le résultat d’une déconstruction des connaissances historiographiques, suivie d’une reconstruction narrative qui dépend de nombreux facteurs parmi lesquels les finalités de l’exposition muséale, les principes organisateurs, explicites ou implicites, de la mise en intrigue qu’elle recouvre et la posture adoptée par rapport aux controverses et aux questions potentiellement sensible induites par la thématique qui est exposée. Par ailleurs, cette comparaison avec l’histoire enseignée est d’autant plus intéressante que les publics scolaires constituent le plus souvent une part significative de ceux à qui s’adressent les musées.

Il est vrai que les attentes dont les musées d’histoire sont l’objet dans l’espace public exercent sur eux une pression très importante. Ils répondent en effet à des finalités bien particulières qui ont le plus souvent été décisives quant à la possibilité même de leur création et de leur existence. Contrairement à ce qu’il en est parfois dans le domaine de la recherche académique, lorsque des historiens prétendent s’enfermer dans leur tour d’ivoire, les professionnels des musées d’histoire ne peuvent pas ne pas en tenir compte. Par ailleurs, une comparaison pertinente peut sans doute établir ici avec ce qu’il en est de l’enseignement de l’histoire, non pas en relation avec ce qui permet ou qui entrave son existence, mais par rapport aux finalités qui lui sont assignées.

Le concept de transposition didactique s’applique à l’histoire d’une manière spécifique. Pour cette discipline, il s’agit bien sûr aussi, comme pour les autres, d’un véritable processus de déconstruction et de reconstruction, déconstruction de savoirs historiens qui sont exprimés et appréhendés autour de quelques connaissances fondamentales, reconstruction en tant que savoirs scolaires dépendant des finalités de l’enseignement de la discipline et de la forme scolaire qui prévaut en général dans les écoles tunisiennes. Toutefois, ce processus est ici soumis à des pressions particulières. En Tunisie, l’histoire scolaire est en effet soumise à la tyrannie d’une doxa, un ensemble d’opinions communes nourries de préjugés, qui cherche à orienter ses contenues et qui ne facilite pas le développement de ses réflexions sur le monde et sur l’intelligibilité du passé.

La particularité de cette doxa, et l’efficacité de ses pressions, dans le domaine de l’histoire enseignée résident dans le fait que ces clichés et autres représentations systématiquement répétées s’expriment dans le champ de l’histoire scolaire avec particulièrement peu de doutes et beaucoup de faveur. Par ailleurs, et c’est encore plus significatif, il se trouve aussi des historiens et des chercheurs pour participer activement, le plus souvent pour des raisons idéologiques, à l’édification et l’affirmation de cette doxa. Il en résulte que si les propos de café du commerce sur ce que devraient être l’enseignement et l’apprentissage en général sont déjà assez nombreux et déterminés, ils le sont plus encore lorsqu’il est question de l’histoire et de la transmission du passé.

La deuxième question qui est fondamentalement posée à la transmission du passé, celle de la prise en compte des questions sensibles, ne va pas non plus sans produire dans l’espace public une certaine doxa tyrannique. Ces questions douloureuses, ces aspects sombres du passé, doivent-ils être abordés ? Comment le faire lorsque des aspects traumatiques de l’histoire, dont les plaies sont encore ouvertes, risquent de susciter des contradictions et des tensions ? Quel doit être le statut des questions mémorielles et des manifestations de la mémoire dans l’enseignement de l’histoire en Tunisie ?  

Avec ce deuxième domaine d’expression de la doxa en matière d’histoire enseignée, nous touchons à la question de savoir si cette transmission du passé vise d’abord à construire des connaissances ou à ériger une sorte de morale. Il s’agit là d’une question fondamentale pour la didactique des sciences humaines et sociales, tout particulièrement pour l’histoire, puisqu’elle consiste à se demander en fin de compte comment faire valoir sans prescrire.

L’exigence d’un enseignement qui ne soit pas prescriptif induit la nécessité de trouver le moyen d’éviter deux écueils plus ou moins mêlés : l’idée d’un « devoir de mémoire » qui risque de transformer et de réduire la reconnaissance nécessaire des passées traumatiques en une sorte de rituel sacralisé et nourri seulement d’émotions ; mais aussi celle d’une transmission de l’histoire qui servirait des crimes qui ont eu lieu, comme si c’était possible en des termes aussi réducteurs.

Une telle didactique de l’histoire, comme la mémoire collective, mobilise en premier lieu l’intérêt d’une reconstruction des présents du passé, entre champ d’expérience et horizon d’attente, et en fonction d’une incertitude comparable à celle que nous vivons dans notre présent. La diversité des points de vue abordés ici ne visait pas à rendre compte de la totalité des questions sur les usages de l’histoire en Tunisie. Plus modestement, elle souhaitait engager un débat sur la circulation d’un discours historique de plus en plus politisé dans la Tunisie postrévolutionnaire.

Mohamed Arbi Nsiri
(Historien - Université Paris Nanterre)
 

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