News - 13.06.2015

Walid Bel Haj Amor: Rebâtir une nation

Walid Bel Haj Amor: Rebâtir une nation

Sur un plan linguistique, le dictionnaire indique qu’une nation est un «ensemble des êtres humains vivant dans un même territoire, ayant une communauté d’origine, d’histoire, de culture, de traditions, parfois de langue, et constituant une communauté politique». Sur un plan plus philosophique, il s’agit d’une «entité abstraite, collective et indivisible, distincte des individus qui la composent et titulaire de la souveraineté ».

Le concept de nation est né en Allemagne au XIXe siècle, dans une démarche ethnique, mettant en avant les origines et la race, exaltant le sentiment national, ce qui conduira finalement là où on sait. Résultat d’une confusion entre le sentiment national et le patriotisme excessif et belliqueux.

Ernest Renan apporte une définition plus humaniste : «Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue, ou d’appartenir à un groupe ethnographique commun, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir… ». Une nation est un concept qui doit solliciter l’imaginaire d’un peuple transfiguré par la volonté de faire œuvre commune, dans l’effort et la solidarité.

S’il paraît évident que les Tunisiens ont, en majorité, un même sentiment d’appartenance et d’attachement à ce pays, répondant au sens étymologique du terme, il n’en reste pas moins que la question du rattachement au passé et de l’héritage culturel et historique reste posée. Elle renvoie elle-même aux déterminants de ce sentiment d’appartenance. Mais les critères de l’identité historique, géographique, voire culturelle ou religieuse, ne peuvent être à eux seuls considérés comme suffisants pour bâtir une nation. Même si ces caractéristiques, lorsqu’elles sont communes, permettent d’en constituer l’unité morale et physique, et empêchent certaines formes de communautarisme qui sont dangereuses pour la pérennité de la nation. Mais ce qui peut être nécessaire s’avère souvent insuffisant.

La Tunisie, pays de brassages millénaire, ne peut consacrer le principe de la nation ethnique, basée sur la race, la religion ou l’origine. C’est le mouvement de lutte contre l’occupant et l’indépendance qui ont construit le sentiment national, mais il s’agit là du passé, il est important, mais il ne peut suffire à construire l’avenir. Sans compter que le sentiment d’appartenance n’a pas toujours été présent, tant la dictature mafieuse avait tendance à considérer la population (en dehors du premier cercle) comme des locataires susceptibles, chaque jour de recevoir un arrêté de résiliation de bail.

Contrairement à la monarchie de droit divin qui n’a pas besoin d’instaurer le concept de  nation, la République a plus de mal à consacrer le lien social sans s’appuyer sur la nation qui est la source même d’émanation du pouvoir politique.

La communauté politique doit être considérée comme la structure qui accorde aux ressortissants d’une même nation les mêmes droits et devoirs, constituant implicitement un contrat social accepté et défendu par tous. La nation est au fond un idéal avant tout, et un idéal partagé.

Il faudrait donc un partage dans l’aspiration à former une nation, et une volonté commune de la maintenir. Le concept de nation consacre une communauté unique au-dessus de toutes les autres. La communauté nationale est au-dessus des individus ou des corporations de toutes sortes. Or l’individualisation de la société, d’une part, le corporatisme militant, d’autre part, ont clairement détérioré cette notion de nation et même d’Etat, parce que d’un point de vue social, le concept a été vidé de son sens. Lorsque l’Etat n’est plus au chevet des citoyens, ceux-ci se désintéressent de la nation. Si la nation est l’âme du peuple, l’Etat est son cœur battant.

L’Etat représente la substance de la nation. Or nous sommes passés d’un Etat policier, mafieux et économiquement omnipotent  à un Etat faible, absent des grands rendez-vous et incapable d’assumer son rôle de puissance publique garant de l’intérêt général et du droit. L’Etat s’effondre, chaque jour un peu plus, sous les coups de boutoir des corporations diverses qui déchirent le pays. Au tribalisme d’antan s’est substitué un communautarisme exacerbé, des groupuscules aux rancœurs exaltées qui n’hésitent pas à mettre en danger le pays pour satisfaire leurs desseins à peine cachés.

La volonté de construire une nation apparue le 14 janvier 2011 a été abandonnée au milieu du gué. On se félicite d’avoir doté le pays d’une constitution équilibrée, en oubliant que ce sont les institutions de l’Etat qui assurent la pérennité de la démocratie. On confond souvent institutions et administration, Etat et services publics, témoignant ainsi d’une ignorance aiguë de la structuration même d’un Etat, d’une nation. Depuis l’avènement de la nouvelle République, aucune institution constitutionnelle n’a encore vu le jour, sans compter que les reports successifs des élections locales et régionales ne font que renforcer le sentiment de marginalisation des populations, dans leur besoin d’interagir avec des institutions capables de leur apporter soutien et protection, et d’instaurer, dans cette perspective, un dialogue avec l’Etat.

Alors, selon la définition d’Ernest Renan, les Tunisiens ont fait de grandes choses ensemble dans le passé, mais veulent-ils encore en faire dans l’avenir ? Ensemble ? Là est toute la question, et aujourd’hui la réponse qui transparaît dans les comportements est que chacun voudrait faire des choses, mais seul avec sa corporation. Il n’y a pas d’idéal partagé pour conduire vers un destin qui serve de nouveau socle à cette nation à reconstruire. Il n’y a pas de projet commun de transformation qui puisse rassembler toutes les franges de ce peuple meurtri par les inégalités qui se creusent, et qui continue pourtant, de lui-même, à creuser le lit de sa propre misère, politique, économique et culturelle.

Un passé glorieux doit être synonyme de fierté et non d’arrogance, il doit servir à trouver l’humilité nécessaire pour identifier un chemin pour l’avenir. Le pays consomme plus qu’il ne produit, la population recherche le gain facile à tout prix, focalisée sur l’intérêt individuel immédiat plutôt que l’intérêt commun à long terme. L’individualisme à outrance, noyé dans un corporatisme mercantile, favorise les droits au détriment des devoirs, dans un contexte où la réussite est jalousée, systématiquement assimilée à une prise illicite d’intérêts, et où l’effort ne fait plus partie des valeurs d’une société qui a perdu toute référence morale.

Ne l’oublions pas, et l’histoire est là pour nous le rappeler, chaque fois que les querelles de clocher ont déchiré ce pays, ils ont mis en péril la nation et conduit à sa mise sous tutelle. Il serait dangereux de penser que ces temps sont révolus, d’autant que les leviers tutélaires sont, aujourd’hui, multiples.

Une nation moderne est un espace politique de gouvernance sociale et économique, qui porte un projet de transformation de la société souscrit par tous, et dans lequel chacun se retrouve, non pas pour lui-même ou les siens, ici et maintenant, mais pour les générations futures.
Nous en sommes bien loin!

W.B.H.A.
 

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