Opinions - 15.01.2015

Non à la provocation

  Ecrit par
Mohamed Larbi Bouguerra
Tunisie -

Les lecteurs de LEADERS sont probablement informés de ce que pensent les médias en français des terribles attaques de Paris. Il est peut être intéressant de voir ce que disent les médias anglo-saxons de ces drames. Ci-après, de larges extraits du New York Times et de l’Observer (Londres) du 11 janvier 2015 traduits en français par Mohamed Larbi Bouguerra.

« Les journalistes de Charlie Hebdo sont maintenant célébrés à juste titre comme des martyrs de la liberté d’expression mais soyons réalistes : s’ils avaient essayé de publier leur organe satirique sur n’importe quel campus universitaire américain au cours des deux dernières décennies, leur journal n’aurait pas vécu plus de 30 secondes. Les étudiants et le corps enseignant les auraient accusés de tenir un discours de haine. L’administration leur aurait coupé les vivres et les aurait contraints à fermer boutique.

La réaction du public aux attaques de Paris a révélé que beaucoup de gens adulent bien vite ceux qui heurtent les vues des terroristes islamistes en France, mais qu’ils sont bien moins tolérants vis-à-vis de ceux qui choquent leurs propres points de vue at home…

Les Américains pourraient bien tresser des couronnes à Charlie Hebdo pour avoir été assez courageux pour  publier des caricatures ridiculisant le prophète Mohammed ;  mais quand Ayaan Hirsi Ali* est invitée  par une université, il y a souvent des voix appelant  à lui refuser une tribune.

On peut en tirer une leçon. Bien que nous soyons horrifiés par le massacre de ces écrivains et de ces journalistes à Paris, le moment est venu pour une approche moins hypocrite de nos provocateurs et de nos satiristes.

La première chose à dire est que prétendre « Je Suis Charlie Hebdo »** n’est pas exact. La plupart d’entre nous ne se seraient vraiment pas adonnés à ce type d’humour délibérément insultant qui est la marque distinctive de ce journal.

….A 13 ans, il peut sembler audacieux et provocateur d’ « épater la bourgeoisie »**, de mettre le doigt dans l’œil de l’autorité, de ridiculiser les croyances religieuses d’autrui. Mais, rapidement cela peut paraître puéril. La plupart d’entre nous se mettent à avoir une vision plus compliquée de  la réalité et sont enclins à plus d’indulgence vis-à-vis des autres. (Le ridicule devient bien moins drôle au fur et à mesure que vous prenez conscience de vos propres et fréquents aspects qui prêtent à rire). La plupart d’entre nous montrent un minimum de respect pour les fidèles des autres religions et des autres croyances. Nous essayons d’entamer une conversation en écoutant plutôt qu’en insultant. Dans le même temps, la plupart d’entre nous savent que les provocateurs et autres personnages folkloriques jouent des rôles publics utiles. Les satires et les provocations mettent à nu nos faiblesses et notre vanité quand la fierté nous grise. Elles dégonflent l’autosuffisance de celui qui a réussi. Elles tentent de mettre à plat l’inégalité sociale et amènent le puissant à plus d’humilité. Quand elles sont efficaces, elles nous aident à prendre en compte nos travers en commun parce que le rire est une des expériences de formation des liens affectifs.

De plus, les provocations et le ridicule exposent la stupidité des fondamentalistes. Ces derniers prennent tout à la lettre. Ils sont incapables d’appréhender des visions diverses et multiples. Ils sont aussi incapables de voir que leur religion pourrait être digne de la plus profonde révérence et qu’il est aussi vrai que beaucoup de religions exhibent quelques bizarreries. Les satiristes exposent au grand jour ceux qui sont incapables de rire d’eux-mêmes et nous enseignent qu’il faudrait probablement  apprendre à le faire.

Bref, en pensant aux provocateurs et aux insulteurs, nous voulons maintenir les normes de civilité et de respect en donnant en même temps l’occasion à ceux qui créent et qui défient de le faire sans être inhibés par les bonnes manières et le bon goût.

Si vous voulez agir sur ce délicat équilibre au moyen de la loi, des codes  et des interdictions de prendre la parole, vous aboutirez à la censure brute et vous étranglerez la parole. Il est presque toujours mauvais d’essayer de réprimer la parole, de codifier par la loi le discours et d’empêcher les orateurs de parler.

Heureusement, les bonnes manières sont plus malléables et plus souples que les textes de lois et les codes. La plupart des sociétés sont parvenues à maintenir des standards de civilité et de respect tout en laissant libre cours à ceux qui sont drôles, impolis et choquants.

Dans la plupart des sociétés, il y a une table à manger pour les adultes et une autre pour les enfants. Les gens qui lisent Le Monde ou les organes de presse de  l’establishment sont à la table des adultes. Les bouffons, les fous du roi… sont à celle des enfants. On ne leur accorde pas une respectabilité complète mais on les écoute à cause de leurs manières de missile non guidé et ils disent parfois des choses nécessaires que personne d’autre ne dirait.

Autrement dit, dans les sociétés normales, on ne fait pas obstacle à la parole mais on  classe  différemment les gens. Les savants pondérés et éminents sont écoutés avec grand respect. Les satiristes sont écoutés avec un moindre respect et avec perplexité. Les racistes et les antisémites sont écoutés à travers un filtre d’opprobre et sans respect. Les gens qui veulent être écoutés attentivement doivent le mériter par leur conduite.

Le massacre au siège de Charlie Hebdo devrait être l’occasion de mettre un  terme aux codes réprimant la parole. Il devrait nous conduire à être légalement tolérant vis-à-vis de ce qui choque et froisse même si nous sommes socialement plein de discernement.

David Brooks
The New York Times (8 janvier 2015)

*Somalo-néerlandaise connue pour ses prises de position contre l’Islam.
** en français dans le texte.

L’éditorial du « the observer » (Londres)

L’hebdomadaire londonien qualifie de « terribles actes inhumains » les attaques de Paris et affirme que « les journalistes ne font qu’exercer ce droit inestimable de la liberté d’expression…qui n’est cependant jamais  absolu ». Et d’ajouter : « En essayant d’assassiner l’amour par la peur, de tuer le rire par la haine, de substituer des dogmes inflexibles à des vérités partagées, les tueurs cagoulés nous ont tous attaqués, Européens, Américains et Arabes, Musulmans, Chrétiens et Juifs, noirs, bruns, et blancs confondus. Ce faisant, ils posent une question vitale. Comment répondre, face à cet assaut contre  notre maison commune, notre commune humanité ? Devons-nous répondre à la terreur par une terreur plus grande ou devons-nous chercher autre chose ? Devons-nous nous unir ou devons-nous nous engager dans la division, la discrimination et la méfiance ? »

L’éditorial traite ensuite des manifestations imposantes de dimanche et pointe « un danger évident : l’esprit d’unité va-t-il durer » ajoutant que « les leaders de l’Islam en France ont catégoriquement condamné les assaillants » et les ont qualifiés de « criminels et de non-musulmans» et poursuit : « Mais, à des moments moins émotionnels, les musulmans français parlent de routine, de discrimination enracinée et profonde, de restrictions  tels les ennuis faits aux femmes voilées et une politique  française d’assimilation et d’intégration…qui a échoué à donner des droits et des traitements égaux.

C’est cette même communauté assiégée, fracturée, marginalisée, défavorisée et peu respectée*** qui a produit ces tueurs.  Il est clair en revanche que beaucoup de Français ont un problème avec l’Islam. D’après un sondage Ipsos datant de l’année dernière, 63% des électeurs français disent que l’Islam n’est pas compatible avec les valeurs françaises. Presque trois quart des musulmans voudraient imposer leurs valeurs aux autres. Les sondages prouvent que sept sur dix électeurs pensent que des fractions importantes de la communauté immigrée ne sont pas parvenues à s’intégrer au cours des trente dernières années. 65% d’entre eux disent que l’immigration est hors contrôle. Les mouvements antimusulmans et anti-immigration prennent de plus en plus d’importance en Allemagne, en Grande Bretagne et à travers l’Europe. En France, le Front National d’extrême-droite- déjà fort- va sans aucun doute utiliser l’affaire de Charlie Hebdo pour exploiter les peurs et les préjugés. Il revient au Président Hollande et au parti socialiste au pouvoir ainsi qu’au centre-droit de l’ancien président Nicolas Sarkozy d’imaginer une voie différente, plus conciliante.

Leur devoir : mettre à contribution l’esprit unitaire,  faire émerger une nouvelle réalité tant pour la majorité que pour les communautés minoritaires ». The Observer affirme que les leaders du monde musulman peuvent aider, « s’ils le veulent » à arrêter les cycles de violence puis notant qu’en France des critiques se font jour quant au manque de suivi des frères Kouachi par la police  avertit qu’il n’est pas bon d’augmenter le contrôle de la communauté musulmane et d’exacerber les tensions. L’éditorial conseille plutôt d’identifier les vrais fanatiques intransigeants en fournissant les moyens nécessaires à la police et de conclure : « Sur le long terme, la réponse aux meurtres perpétrés au siège de Charlie Hebdo devrait aussi inclure une plus grande acceptation des  limites propres des libertés individuelles et sociales, y compris la liberté d’expression. Il n’est pas acceptable,  par exemple d’employer des termes racistes pour décrire un groupe ethnique différent. Il n’est pas acceptable de recourir à des stéréotypes pour vilipender des minorités….Et parfois, il n’est pas opportun ni particulièrement drôle de provoquer délibérément les musulmans en publiant des caricatures du prophète qu’ils considèrent comme blasphématoires, insultantes et offensantes. Ceci dit, individus ou groupes ne devraient pas chercher à empêcher ou à interdire la publication d’éléments qu’ils n’apprécient pas, ou avec lesquels ils ne sont pas d’accord ou qui ne les font pas rire. Plus encore, ridiculiser l’Islam, quel que soit le ressentiment, ne peut pas être utilisé pour justifier ou expliquer des actes de violence brute. La liberté de parler, d’écrire, de dessiner et de rire sans crainte, sans censure et sans retenue déraisonnable  est au cœur d’une société tolérante, démocratique et diverse ». 

***souligné dans le texte en anglais.

Traduction de Mohamed Larbi Bouguerra


 

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