News - 07.04.2014

La compensation, ce mal non nécessaire

Céder des produits de première nécessité à des prix stables et en dessous de leurs prix de revient, a été pratiqué par un grand nombre de pays, notamment ceux à économie centralisée et d’autres pays en développement et ce jusqu’au milieu des années 1990.

 Le passage des pays de l’Est à l’économie libérale et l’adoption des  plans d’ajustement structurels par  les pays en développement ont fait que cette pratique s’est fortement réduite à travers le monde.

Actuellement, les couches les plus défavorisées des pays de l’Afrique subsaharienne ne bénéficient d’aucune subvention à la consommation.

Ainsi,  la subvention généralisée à la consommation des produits de base est de nos jours un phénomène quasi exclusivement nord africain (de l’Egypte à la Mauritanie).

Dans cette région, ce sont les deux pays maghrébins pétroliers (Algérie et Libye) qui ont commencé à subventionner les produits alimentaires et à vendre à des prix très bas les produits énergétiques. L’objectif visé était de faire bénéficier l’ensemble de la population de la manne pétrolière. 

Pourtant, décideurs et consommateurs s’accordent à croire qu’il s’agit d’un phénomène:

  • Coûteux: Il porte sur des montants trop importants pouvant être consacrés à d’autres besoins prioritaires  dont les infrastructures, la santé, et le développement régional;
     
  • Injuste: Il bénéficie plus aux classes moyennes et aisées qu’aux classes les plus pauvres;
     
  • Incitateur au gaspillage: Vendre des produits bien en dessous de leur prix de revient, ouvre la porte à leur détournement vers d’autres usages. A titre d’exemple, il revient moins cher en Tunisie d’aujourd’hui de nourrir les animaux, de  pain ou de semoule, que d’orge ou de  maïs;
     
  • Favorise la malnutrition: Le consommateur s’oriente beaucoup plus vers les produits céréaliers dont les prix sont anormalement bas par rapport aux légumes, fruits et laitages. Ainsi, la consommation de céréales en Tunisie (blé dur et blé tendre), est parmi les plus élevées au monde avec près de 200 kg d’équivalent céréales par tête d’habitant;
     
  • Permet l’enrichissement illicite de ceux qui osent: Etant donné les différences énormes de prix d’un produit pour un usage et un autre, la voie est ouverte à des détournements de toutes sortes. En effet, dans la pratique, la même farine destinée à la fabrication du gros pain, peut être utilisée pour la confection de Pizza ou de gâteaux traditionnels avec une différence au niveau du prix d’achat de …740%  (de 6,089 d le quintal de farine PS à 51,200 dinars le quintal de farine PS-7);
     
  • Ne favorise pas la diversité des produits et l’amélioration de la qualité: Puisque les prix des produits à forte demande sont fixés par les pouvoirs publics avec des marges bénéficiaires limitées, les opérateurs ne sont pas en mesure d’élargir la gamme et d’améliorer la qualité des produits. En effet, les prix des nouveaux produits proposés sans compensation, sont considérés comme trop élevés par le consommateur.

1- Genèse et alourdissement progressif des charges de  la compensation en Tunisie

La Caisse Générale de Compensation (CGC) a été mise en place en 1970, dans un contexte politique et économique caractérisé par le passage à une économie plus libérale.
 
Le développement prévu des activités industrielles orientées vers l’exportation, nécessitait une meilleure compétitivité du site Tunisie, y compris à travers la maitrise des coûts de production et des salaires.
La compensation devait entre autres, permettre de mieux positionner la Tunisie par rapport à d’autres pays de la région Méditerranée et limiter les augmentations salariales.

Le coût été alors raisonnable étant donné que le budget alloué à la CGC représentait près de 0,2 % du PIB.
Au bout de quelques années, ce pourcentage passe à 3% du PIB et régressera par la suite au grès de l’évolution des cours des matières importées.

Au début des années 1980, les charges de la CGC dépassent de nouveau 3% du PIB dans une conjoncture économique nationale et internationale défavorable.

A la fin de l’année 1983, et suite à une longue stabilité des prix suivie par une  hausse brutale des matières importées et une mauvaise conjoncture économique, la situation devient intenable.

Le Fond Monétaire International (FMI), recommande un certains nombre de réformes dont la réduction drastique de la compensation.
Les pouvoirs publics décident alors d’augmenter le prix du pain de 80%, tout en prenant des mesures d’accompagnement portant sur une aide financière directe au profit des familles les plus défavorisées.

Il en est résulté ce qui sera appelé plus tard : « les émeutes du pain de janvier 1984 », qui ont démarré à l’intérieur du pays pour gagner rapidement la Capitale.
Il a fallu l’intervention télévisée du Président Bourguiba qui a décidé la suppression des augmentations pour ramener le calme.

Plusieurs années plus tard, les pouvoirs publics adoptent une démarche qui a permis de réajuster progressivement les prix, sans nuire au pouvoir d’achat des consommateurs et ce à travers les deux mesures suivantes:

  • Le Ministère des Affaires Sociales répertorie les familles et personnes dans le besoin et leur octroi une indemnité mensuelle qui sera réajustée à chaque augmentation des prix des produits subventionnés;
  • Etablissement d’une convention entre les employeurs et la Centrale syndicale portant sur une augmentation annuelle des salaires permettant de réduire l’effet de l’inflation et des réajustements des prix des produits de base.

2- L’application de cette démarche n’a pas été systématique

La décision de réajustement des prix est toujours impopulaire et dépend de plusieurs départements ministériels. Ainsi, certains décideurs trouveront toujours des arguments pour retarder la prise de décision : mauvaise année agricole, baisse des prix sur les marchés internationaux, échéances électorales, etc.
Entretemps, le déficit se creuse, et il devient de plus en plus difficile de rattraper le temps perdu.

Ce scénario s’est répété à plusieurs reprises dans le passé et nous sommes en train de le vivre aujourd’hui.

Notons également qu’avant son départ, Ben Ali, a pris l’initiative – qui n’a pas eu l’effet attendu de sa part – de baisser les prix de certains produits alimentaires dont le pain, le sucre, le lait et le double concentré de tomate et ce afin de faire baisser la tension. Il est à signaler par ailleurs, que les deux derniers produits ne figuraient pas auparavant sur la liste des produits compensés.

Depuis, aucune augmentation de prix n’a eu lieu alors que les coûts ont beaucoup augmentés.

Des réajustements auraient dû pourtant avoir lieu après tous les changements qui ont eu lieu:

  • Différentes augmentations de salaire dans tous les secteurs;
  • L’intégration des travailleurs de la sous-traitance;
  • Les nouveaux recrutements;
  • L’augmentation importante du nombre des personnes travaillant dans les chantiers des régions intérieures;
  • L’augmentation du nombre et des revenus des familles les plus pauvres.

Aujourd’hui la situation est plutôt préoccupante. Le montant global des subventions des produits alimentaires et pétroliers est passé de 1,5 milliard de dinars en 2010, à 4,3 milliards en 2012 et à 4,2 milliards en 2013. Il serait de 5,5 milliards de dinars en 2014 soit plus que 7% du PIB, qui pourraient être affectés à la création d’emplois ou à la réalisation de multiples infrastructures de développement.
A titre d’exemple, ce montant permettrait de réaliser plus de 1500 km d’autoroute.

Il y a lieu de signaler par ailleurs, que la situation sur les marchés internationaux des produits alimentaires et pétroliers est actuellement plutôt favorable. Un retournement des marchés qui est tout à fait dans la nature des choses -en raison de l’évolution cyclique des prix- peut se traduire par des déficits encore plus importants.

Signalons enfin que les situations des principaux organismes publics en charge des produits concernés sont extrêmement difficiles aussi bien au niveau financier qu’à celui des équipements et infrastructures.

3- Comment sortir du cercle infernal?

La situation actuelle ressemble au tonneau des Danaïdes de la mythologie grecque, qui se vide au fur et à mesure qu’il est rempli.
Tout le monde semble convaincu de la gravité de la situation mais le passage à l’acte reste hypothétique.

Nous considérons qu’à terme, et à l’instar de l’ensemble des pays démocratiques avancés, la Tunisie optera pour un modèle d’économie libre, et ouverte sur le reste du monde, le rôle de l’Etat se limitant à veiller au respect des règles du jeu.

Dans le cadre d’une telle optique, les propositions ci-après peuvent constituer un projet de démarche permettant de sortir de cette situation:

  • Etablir un plan d’action d’une durée de trois à cinq ans pour abandonner définitivement le système de compensation. Ce plan devra être agréé par toutes les parties au dialogue national. Seront associés au programme aussi bien les professionnels que les syndicats et les composantes de la société civile;
  • Soumettre le plan d’action au dialogue national et au consensus entre les partenaires politiques;
  • Engager une campagne de communication de longue haleine auprès de toutes les couches sociales;
  • Prendre les mesures nécessaires afin de préserver le pouvoir d’achat des moins favorisés et des classes moyennes.
  • Consacrer les montants déduits de la CGC à l’investissement, aux infrastructures, et au développement régional.

Rappelons à ce propos, la dernière action de réajustement des prix du double concentré de tomate qui ont été augmentés de 28% en deux étapes et en l’espace de cinq mois. Il a fallu pour cela beaucoup de communication de la part des pouvoirs publics et de la profession dont le nombre d’entreprises en activité a diminué de moitié au cours des vingt dernières années.

A terme, le secteur privé gagnerait pour sa part à participer aux activités d’approvisionnement en céréales.
Il y a lieu de rappeler à cet effet l’expérience vécue au cours des années 1990, qui a porté sur la libéralisation des importations des aliments de volaille et de bétail  et qui a abouti à:

  • L’annulation pure et simple de toute compensation;
  • Un faible impact sur les prix à la consommation.

Taoufik Ben Salah
Consultant en Commerce International
 

Tags : ben ali   compensation   Tunisie  
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1 Commentaire
Les Commentaires
kim - 07-04-2014 20:37

Et voilà, on est y ! on nous présente la compensation comme un mal, une maladie de l'économie tunisienne. De jolis mots, exemples aussi de par le monde .. et puis arrive la partie de plan d'actions : et tout ce qu'on nous trouve à dire c'est : "Prendre les mesures nécessaires afin de préserver le pouvoir d’achat des moins favorisés et des classes moyennes." Et bien, le jour ou on nous expliquera ce qui se cache derrière cette fort jolie expression de "prendre les mesures nécessaires" on pourra sérieusement parler de ce qu'on avance là! Mes salutations à vous, Mr Ben Salah ainsi qu'au FMI et la banque mondiale pendant qu'on y est :)

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