News - 13.08.2013

La Tunisie au miroir de l'Egypte

l faut appeler un chat un chat, et ce qui s’est passé le 3 juillet en Egypte est un coup d’Etat. Pourtant, s’en tenir à cette seule grille de lecture serait faire peu de cas des 22 millions de signatures recueillies au bas de la pétition de «Tamarrod» demandant le départ de Morsi, et des quelque 30 millions de citoyens qui le lui ont signifié dans les rues le 30 juin.


S’en tenir à cette seule grille, c’est définir la révolution du 25 Janvier comme un coup d’Etat, puisque c’est le Conseil suprême des forces armées qui, non content de pousser Hosni Moubarak vers la sortie le 11 février 2011, lui succéda à la tête du pays jusqu’aux élections du 30 juin 2012. C’est pourtant de cette «révolution» que les Frères se réclament aujourd’hui, même s’ils n’y ont pas beaucoup contribué, et c’est cette armée qui leur a remis le pouvoir qu’ils fustigent.
 
A juste titre, ils objecteront qu’à l’inverse de Moubarak, Mohamed Morsi est un président issu d’élections libres, les premières qu’ait connues l’Egypte depuis 1952. Et qu’il bénéficiait à ce titre d’une légitimité électorale l’autorisant à gouverner jusqu’au terme de son mandat. Gouverner, certes oui. Mais gouverner comment, et jusqu’à quel point? En s’attribuant les pleins pouvoirs au mépris du principe de leur séparation qui constitue l’essence même de la démocratie ? En faisant bricoler en une nuit une constitution islamiste par une commission exclusivement composée d’islamistes, au nom de la petite majorité des 51,7%  de voix qui l’ont porté à la présidence? En refusant tout dialogue avec l’opposition alors que le pays était à feu et à sang au prétexte que le vainqueur des élections ne saurait se commettre dans un dialogue avec les perdants  ? En se livrant à une course effrénée pour la conquête de toutes les positions de l’appareil d’Etat, n’hésitant pas à nommer comme gouverneur de Louxor un dirigeant de la Gamiâa Islamiyya qui s’était illustrée en 1992 par le massacre de 68 personnes dans cette ville ? En oubliant les cinq promesses faites à son peuple lors de son intronisation, en laissant flamber les prix et s’effondrer le tourisme, en attisant les divisions au sein du peuple pour mieux régner sur lui, en attirant les foudres de ses compatriotes sur les minorités chiite et chrétienne, en laissant se développer l’insécurité ?

Gouverner, oui …mais qui? Fallait-il que Mohamed Morsi, qui n’a été que le remplaçant de Khayrat Chater dans la course présidentielle, laissât  perdurer le sentiment que derrière le président élu, ce sont en fait les dirigeants de la confrérie — et en premier lieu le «morched» Mohamed Badie, auquel il doit allégeance et soumission — qui gouvernaient le pays ? N’a-t-il pas planté lui-même le premier clou dans le cercueil de sa légitimité électorale en laissant décider à sa place  des hommes qui n’avaient jamais reçu le moindre mandat pour le faire ?
 
Tardivement ralliés  à la démocratie, les Frères n’en ont en fait retenu — ou voulu en retenir—que l’écorce, à savoir la mécanique électorale qui conduit au pouvoir. Ils ont oublié, ou omis d’apprendre, que celle-ci suppose de cultiver sa majorité tout en respectant la minorité, de gouverner au nom de l’une et de l’autre et non de ses seuls partisans. Ils ont feint d’ignorer que la légitimité électorale n’est pas un chèque en blanc, mais un contrat de confiance qui se gagne, et qui peut donc se perdre aussi, chaque jour. Ils se sont trompés de mandat : alors que les Egyptiens attendaient d’eux qu’ils mettent fin à leurs difficultés, ils ont au contraire accentué celles-ci, tout en leur faisant miroiter une promesse de Paradis en échange de leur patience et de leur soumission. Leur logiciel politique est resté— nonobstant leur conversion démocratique de surface — bloqué sur la vision messianique du pouvoir, celle du prince  naturellement autocratique, à la condition d’être «bien guidé». En négligeant le fait que la démocratie est précisément l’antithèse du pouvoir de droit divin, et que la légitimité du pouvoir, qui y procède du peuple, peut donc être retirée à tout moment par lui.

Trop pressés, sans doute parce que conscients de leur incapacité à faire face à la crise pour préserver la confiance qu’ils n’avaient acquise qu’à la faveur d’un concours de circonstances, les Frères ont donc d’abord voulu «sécuriser» tous les pouvoirs à leur profit pour éviter tout «retour en arrière». En ignorant la crise économique aiguë et l’insécurité croissante, en laissant leur fragile électorat fondre comme neige au soleil au fur et à mesure de la dégradation de la situation. Comme Salvador Allende en 1973 au Chili, ils se sont brûlé les ailes en perdant le soutien du petit peuple qui les avait élus et qui n’en pouvait plus de souffrir, ainsi que celui de la classe moyenne qui avait pourtant joué le jeu de l’alternance en leur donnant leur chance pour se débarrasser des «fouloul», mais ne supportait plus le recul conjugué de son pouvoir d’achat et des libertés individuelles. Le succès phénoménal du mouvement «Tamarrod» a témoigné du rejet massif  dont leur politique a fait l’objet de la part de toutes les catégories du peuple égyptien, qui aura finalement trouvé son unité contre les Frères comme il l’avait trouvée contre Moubarak en février 2011.  Mais  les Frères se sont surtout brûlé les ailes en oubliant — après en avoir pourtant pris acte en lui accordant le statut d’Etat dans l’Etat qu’elle réclamait — le rôle d’acteur majeur de la vie politique et économique joué par l’armée égyptienne depuis plus d’un demi-siècle. Probablement grisés par les succès de leur traitement des évènements du Sinaï de l’été 2012, et ceux de leur médiation dans la crise de Gaza, ils ont fini par penser que —sous la pression des USA dont elle dépend à hauteur de plus d’un milliard de dollars par an—l’armée avait durablement déserté la place politique. Une erreur de débutant difficile à comprendre de la part d’un mouvement qui avait derrière lui plusieurs dizaines d’années de lutte et de compromis avec l’armée au pouvoir. Une erreur qui aura donné le coup de grâce à un pouvoir qui avait déjà retourné la rue contre lui.

Ces évolutions de la situation égyptienne ont naturellement interpellé l’opinion tunisienne, témoin depuis la révolution et les élections d’une dégradation de la situation économique et sécuritaire à bien des égards similaire. Pour autant, ceux qui redoutent un scénario du même type, en se laissant aller à des débordements publics indignes de leur qualité d’élus du peuple, comme ceux qui l’appellent de leurs vœux, font preuve de la même absence de discernement. Contrairement aux Egyptiens, les Tunisiens ont en effet choisi pour leur transition le pire des scénarios … à l’exclusion de tous les autres. L’exemple égyptien a montré en creux qu’il n’y avait pas d’alternative viable à la mise en place d’une Assemblée nationale constituante élue pour jeter les bases d’une organisation  consensuelle — qui n’exclut ni les luttes ni les débats — de leur vie politique et sociale pour les décennies à venir. Pour avoir voulu en faire l’économie, le peuple égyptien sera en effet bientôt appelé à se prononcer—  pour la troisième fois en trois ans — sur un nouveau projet de Constitution, après les deux premiers qui avaient été bâclés, le premier par l’armée et le second par les Frères. Bien sûr, les Tunisiens sont las de cette transition qui s’éternise bien au-delà de l’année prévue par le décret appelant aux élections d’octobre 2011, et au mépris de l’accord conclu sur ce point entre toutes les parties politiques avant cette date. A juste titre car pendant que la Constitution s’écrit trop lentement, pendant que les petits calculs électoraux en ont fait l’enjeu d’un médiocre bras de fer où chaque jour on revient sur les engagements de la veille, pendant que l’autorité de l’Etat s’effrite progressivement au profit des milices et des groupes djihadistes armés, le chômage s’étend et l’insécurité s’aggrave. Il convient donc de mettre un terme rapidement à ce provisoire qui dure, pour passer à l’étape suivante et faire enfin face aux problèmes qui ont été à la source de notre révolution.

En second lieu, l’armée tunisienne — et nos islamistes en rendent sans doute secrètement grâce à Bourguiba ! — ne sera partie prenante d’aucun scénario à l’égyptienne, car elle n’en a ni la capacité ni la culture. Aux moments les plus délicats de la révolution, elle  a fait la preuve de son caractère républicain et s’est cantonnée à son rôle de défense de nos frontières. Redouter ou espérer la voir jouer un autre rôle que celui-là, c’est jouer avec le feu car quand bien même elle le voudrait, ce qui n’est pas le cas, elle n’en aurait pas les moyens. Ni ceux de maîtriser les guerres intestines d’un pays qui aurait cédé aux sirènes de la division,  ni ceux de se poser en recours d’une classe politique qui aurait cédé à celles de l’irresponsabilité. Le rôle stratégique de notre pays étant par ailleurs ce qu’il est, les Tunisiens — tous les Tunisiens —  seraient bien naïfs d’espérer qu’un quelconque pompier étranger vienne éteindre l’incendie que leur folie aurait allumé. Les guerres — et les guerres civiles surtout—sont beaucoup plus difficiles à arrêter qu’à initier. Le peuple colombien en sait quelque chose, lui qui n’est toujours pas parvenu à éteindre les feux de la guerre civile qu’il a entamée en 1948.

Si — à Dieu ne plaise —, les deux Tunisies que la révolution a révélées, et qui s’affrontent parfois avec violence, ne parvenaient pas à définir un modèle de société qui les rassemble sans en opprimer aucune, les Tunisiens n’auraient donc plus que leurs yeux pour pleurer. Alors, même si la transition tunisienne laisse beaucoup à désirer, les forces politiques en présence n’ont pas d’autre option que de la réussir. En admettant qu’il n’y a qu’une seule Tunisie pour tous les Tunisiens, qu’ils soient modernistes ou islamistes. Le tsunami égyptien semble avoir ramené à cet égard un peu de raison sous la coupole de l’ANC, et l’initiative du dialogue national de l’UGTT y a peut-être trouvé son second souffle. Espérons que celui-ci débouchera dans les semaines à venir sur un consensus constitutionnel autour d’un Etat moderne garantissant la souveraineté du peuple et les libertés des citoyens, une composition de l’ISIE acceptable par tous, et un accord sur le code électoral et le calendrier des élections. Et qu’il se traduira surtout par le retour à l’autorité de l’Etat, l’arrestation et le jugement des assassins de Chokri Belaïd, la dissolution des milices armées qui sèment impunément la violence et la terreur, et la garantie de la sécurité des citoyens. Rêve ou réalité ? Gageons que ce petit pays sans ressources naturelles, qui a su traverser les turbulences de 3 000 ans d’histoire,  saura une fois de plus trouver les fils de la sagesse qui l’a maintenu debout.

Mohamed Jaoua

1 - Universitaire
2 - Soit 9 millions de plus que les  13 millions de voix qui s’étaient portées sur son nom une année plus tôt
3 - Dont une bonne partie a voté contre son adversaire « fouloul » Ahmed Chafiq, qui fut le dernier Premier ministre de Moubarak, plutôt qu’en faveur de Morsi. Il faut rappeler que ce dernier avait recueilli moins de 25% des voix au premier tour.
4 - M. Rached Ghannouchi rapporte dans une interview au journal Le Monde  du 5 juillet qu’il avait, après son  entretien avec Hamdeen Sabbahi un mois avant le coup, lui-même transmis sans succès aux Frères des demandes de l’opposition qu’il avait jugées raisonnables.  « C’est ce que nous avons nous-mêmes fait en Tunisie en nommant des technocrates à la tête des ministères régaliens pour garantir   le consensus national. J’ai pensé que cela était possible aussi en Egypte, mais les Frères musulmans n’ont pas accepté ces  demandes et il s’est passé ce qui est arrivé. »
5 - Après avoir donné le feu vert à son ministre de la Défense, Abdelfattah Sissi, pour organiser un dialogue national lors de la crise constitutionnelle de décembre 2012, M. Morsi se ravisa suite à l’opposition du guide de la confrérie, M. Mohamed Badie, qui lui « conseilla » de passer en force. Ce qu’il fit, avec les conséquences que l’on sait.
6 - Par le « morched » (c’est-à-dire le guide) et son « bureau de la guidance » (maktab el irchad).
7 - Témoin, cette réplique de mon «baouab», électeur de Morsi, que j’interrogeais machinalement sur sa santé à mon retour d’un voyage fin mai : « Tout ira mieux après le 30 juin », m’a-t-il répondu. Et comme je m’étonnais naïvement du pourquoi, il a ajouté : « Morsi va partir après ce jour-là ». L’ampleur de l’adhésion à la rébellion initiée par «Tamarrod»,  que je pensais cantonnée aux élites et aux jeunes de la révolution, m’est clairement apparue ce jour-là, et elle m’a été confirmée par des dizaines de situations semblables que j’ai vécues au Caire jusqu’à l’apothéose du 30 juin. Mis à part les militants islamistes, plus personne ne voulait– ou n’affichait vouloir –de Morsi.
8 - Ainsi, le budget de l’armée échappe au contrôle des élus, il n’est pas intégré à la loi de finances votée par eux, mais fait l’objet d’une négociation entre l’état-major et la présidence.

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