Opinions - 12.01.2013

En démocratie, seule la justice est légitime

Très tôt après la révolution, avec d’autres, j’ai appelé à la mise en place d’une justice transitionnelle sous l’égide de l’ANC, seul représentant de la légitimité postrévolutionnaire. Rendre justice après les affres de la dictature est une obligation humanitaire, nécessaire pour réconcilier les hommes avec leur passé et les préparer à assumer l’avenir.

En cela, la justice transitionnelle a force de symbole. Alors oui, cent fois oui, pour punir les coupables, les barons du système et leurs complices, clients de l’appareil à spolier et rouages de la machine à détruire les espérances. Les cerveaux des systèmes politique et mafieux, mais aussi tous ceux qui ont été à leur service, par faiblesse, opportunisme ou cupidité.

Depuis, des députés  de la Troika ont présenté un projet de loi visant à exclure des élections les anciens du RCD, et plus précisément ceux qui ont occupé des postes de responsabilité sous l’ancien régime. Cette démarche peut, de prime abord, sembler aller dans le sens de la logique de l’histoire; pourtant elle ne soutient pas l’analyse. Cette proposition de loi est l’exemple même de la confusion des pouvoirs, l’assemblée s’arrogeant d’un coup, d’un seul, les rôles de ministère public portant l’accusation, de juge d’instruction désignant les coupables, de juge prononçant la sentence, et de bourreau qui l’applique. C’est symptomatique de ce qui ne peut être toléré en démocratie, quels que soient l’objectif recherché et la noblesse de la cause.

A écouter les porteurs de ce projet, leur principal argument serait de protéger la révolution du retour des prédateurs du RCD. Or le rôle des élus n’est pas de protéger la révolution, mais la République, de la dérive d’un système politique sans garde-fous, qui dès lors refuserait le débat et instaurerait l’exclusion comme méthode de gouvernement. Un système qui s’appuierait sur la haine, et qui travestirait les milices en associations, la délation en procès et la violence en expression démocratique. Ce qui est terrible, c’est que cela rendrait presque sympathiques les bourreaux d’hier, aux yeux de certains.

Protéger la République, c’est regarder vers l’avenir, en pensant à demain, tirant les leçons d’hier, en proposant plus largement une loi de moralisation de la vie politique, qui s’appliquerait  aux élus convaincus d’abus de position et de trahison envers les idéaux républicains. Mais non, là n’est pas le propos de cette proposition de loi, qui se contente de cibler quelques-uns des responsables, sans distinction des actes ni de la sanction.

Cette proposition de loi entérine de fait une sanction de masse, ce qui réduit la responsabilité individuelle de chacun, d’autant que l’on ne nous dit pas de quoi seraient accusées ces personnes, ni le rôle exact qu’elles auraient joué individuellement au sein du système. Cette question de la responsabilité individuelle et collective est complexe, et elle ne peut être traitée que s’il y a une vraie prise en charge du système RCD, pour arriver à démonter son fonctionnement et sa chaîne de responsabilités locales et régionales. Le fondement de la justice n’est-il pas que la sanction soit proportionnelle à la faute commise ?

Enfin, ce projet de loi est dangereux car il livre à la vindicte populaire toute une liste de personnes, dont on ne sait rien, si ce n’est qu’elles ont participé à un système, aux rouages d’une machine sans maître. Nombre d’entre elles n’auront probablement été que des soldats d’une armée de complices, coincés entre le pouvoir et la peur, cela suffit-il pour autant à les jeter aux loups, sans autre forme de procès ? Dans le même temps, combien de ceux qui ont participé à la corruption du système, tiré un bénéfice personnel de leur proximité au pouvoir, se sont-ils racheté une virginité à peu de frais ? Encore aux manettes aujourd’hui, certains en vitrine et d’autres derrière le rideau, au cœur même du système actuel.

Le poète a dit : «Si j’étais né en 17 à Lidenstadt, (…), aurais-je été meilleur ou pire que ces gens, si j’avais été Allemand?». Cela ne veut pas dire qu’il faille pardonner sans savoir, absoudre sans juger, tourner la page sans sanctionner, bien au contraire. On ne peut pardonner qu’à celui qui reconnaît ses fautes et exprime des remords. Il faut chercher à savoir, juger et sanctionner, par la voie d’une justice éclairée, sereine et impartiale, hors de tout propos vengeur, surtout lorsque la République doit punir ses propres enfants !

Il ne faut pas substituer la volonté de punir à l’envie de justice. Punir, c’est avant tout obtenir réparation en faveur des victimes. Pour cela, il faut mettre en place des juridictions d’exception pour traiter les cas qui ne sont pas réprimés par le code pénal, tout en faisant évoluer la loi actuelle. Il faut le faire, pour comprendre, instruire et épargner à nos enfants de telles expériences à l’avenir. Il faut le faire pour éviter de sanctuariser le monde politique trop souvent au-dessus de la loi.

La France l’a fait après la Seconde Guerre mondiale, en mettant en place les chambres civiques en charge d’assurer une forme d’épuration politique vis-à-vis des collaborationnistes. Ces chambres prononçaient une condamnation à l’indignité nationale, concept introduit à cette occasion, auquel s’est ajoutée la notion d’inéligibilité, introduite en 1944. Ces deux sanctions ont permis de traiter de nombreux cas de Français accusés de collaboration avec l’occupant, parmi des responsables de l’administration, ou des détenteurs de mandats politiques ou syndicaux, dont on avait considéré qu’ils n’avaient pas commis de délits, mais des fautes. (Les chambres civiques traiteront près de 70.000 dossiers en quelques années).

Chez nous, la justice transitionnelle est bloquée, dommage que nos élus n’aient pas envisagé de prendre à bras-le-corps ce sujet, mettre en place des commissions d’enquête qui auraient démêlé l’écheveau. Probablement ont-ils mieux à faire, à voir les travées clairsemées de l’Assemblée. Et là encore, il aurait été préférable d’aller de l’avant, et plus vite, pour fonder un nouveau système, dans lequel le pouvoir, quel qu’il soit, accepterait d’être confronté aux vents contraires. Consacrer les libertés fondamentales, les contre-pouvoirs et renforcer la citoyenneté, seules garanties contre le retour de la dictature. Voilà ce que le peuple meurtri attend de ses représentants.

Une petite dose d’humilité, ajoutée à une pincée de clairvoyance, dans le café matinal de nos élus ne ferait pas de mal à ce pays malmené. Les Tunisiens sont nombreux à avoir été exclus par le passé, exclure aujourd’hui sans discernement n’est pas la solution. Ce serait comme prolonger le passé, au lieu de concrétiser la rupture, pour faire que seule la justice soit légitime, demain.

W.B.H.A.

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