Opinions - 08.01.2013

Vers un épilogue heureux de l'affaire de la gifle imaginaire

«Je suis issu d’un milieu modeste. C’est grâce à l’école, au savoir et à l’université que je suis devenu ce que je suis et que j’ai pu gravir les échelons de la hiérarchie académique et administrative. C’est cette université  qu’on tente vainement, à travers ce procès, de mettre à genoux et  dont on veut miner le fonctionnement démocratique. C’est aussi un moment crucial pour l’Etat de droit dans mon pays et pour ses institutions. Mais je suis serein car j’ai confiance dans la magistrature et je suis persuadé que justice nous sera rendue ». Ces propos émouvants tenus par le Doyen Kazdaghli, le 3 janvier 2013, à sa sortie de la dernière audience du feuilleton judiciaire dont il a été, à son corps défendant, la vedette, résument les enjeux de ce procès politique.

Un test pour l’indépendance de la justice et l’avenir de l’Université

Cette affaire hautement médiatisée, aussi bien en Tunisie qu’à l’étranger,  constitue une mise à l’épreuve de l’aptitude de la justice à se soustraire aux pressions du pouvoir politique, de la capacité de résistance de la société tunisienne face aux tentatives de confiscation par les extrémistes religieux des libertés publiques en général, des libertés académiques et de l’autonomie de l’Université en particulier. C’est aussi un test pour l’avenir de cette institution presque sexagénaire, fierté d’un peuple assoiffé de savoir et reconnaissant qui apprécie  le rôle éminent et historique qu’elle a joué pendant des décades dans la formation des élites, dans le raffermissement de l’Esprit libre, dans l’ascension sociale des catégories modestes et comme fer de lance du projet moderniste tunisien. En dépit des carences souvent constatées, devenues de plus en plus nombreuses pendant les deux décennies de l’ère Ben Ali et réductrices de ce rôle, elle continue à assumer ses responsabilités historiques même si le champ de son action s’est restreint en raison des mutations négatives connues par la société tunisienne au cours de cette période et à cause des moyens insuffisants mis à sa disposition.

Les universitaires, les militants de la société civile, les hommes politiques de la mouvance démocratique, massivement présents le jeudi 03 janvier 2013  comme lors des audiences précédentes (5 juillet, 25 octobre et 22 novembre 2012)   pour soutenir le doyen de la Faculté des lettres, des Arts et des Humanités de Manouba (FLAHM), en avaient la pleine conscience comme l’attestent leurs échanges dans les cercles de discussion qui se sont formés depuis le début du rassemblement. Certains des manifestants affichaient ostensiblement ces enjeux sur les pancartes qu’ils avaient arborées sans désarmer durant les quatre heures pénibles et stressantes de la durée de l’audience et sur lesquels on pouvait lire : « L’indépendance de la justice est le garant des libertés universitaires », avec la variante : « L’indépendance de la justice est le garant des libertés publiques » ; « Aucun avenir pour la Tunisie sans la mise en valeur de son université ».  Des militants de l’Alliance civile contre la violence, une forte délégation toulousaine composée de membres du SNES-UP et d’élus de la ville de Toulouse, la délégation belge de l’Université Libre de Bruxelles (ULB)  de retour en Tunisie , Sophie Bessis et Maître Marie Guiraud, au nom de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), se sont joints au rassemblement. Il ne faut pas oublier  la présence d’observateurs, représentants du corps diplomatique européen : France, Autriche, Suisse, Union européenne et de nombreux amis de la Tunisie dont l’ancien ambassadeur d’Allemagne, Wolf Kerl et l’écrivain et producteur de télévision, Serge Moati. Dans l'autre camp, quinze à vingt jeunes hommes et femmes, étudiants pour une part, militants salafistes pour l’autre part – n’oublions pas que nous sommes à Douar Hicher, l’un des fiefs du salafisme dans le grand Tunis –   sont venus soutenir les filles niqabées impliquées dans le saccage du bureau décanal. La large banderole qu'ils brandissaient dénonçait la prétendue violence exercée l’encontre des salafistes  et la soi-disant discrimination dont ils étaient les victimes sur le campus de la FLAHM, sous l’œil vigilant d’un important dispositif de sécurité composé de membres d’unités spéciales, visiblement échaudés par des expérience passées où l’absence  des forces de l’ordre avait failli entraîner le pire et soucieux de prévenir des attaques semblables à celle qui a visé les syndicalistes lors du rassemblement du 4 décembre 2012 sur la place Mohamed Ali .

Un procès régulier

L’audience tendue et parfois houleuse, selon les témoignages des avocats et des rares amis du doyen qui ont eu l'autorisation de la suivre, s'est déroulée, dans l'ensemble, dans des conditions normales où les droits des différentes parties ont été respectés, même si l’un des avocats du doyen a accusé le procureur « d’exercer la justice comme au temps de Zinelabidine  Ben Ali ». Elle a été consacrée aux plaidoiries de la défense et au réquisitoire du ministère public. N'ayant pas pu accéder au prétoire, comme du reste les journalistes présents, j'ai pu grâce à ma connaissance des faits et aux renseignements communiqués par les avocats de Kazdaghli, reconstituer l’argumentaire qui leur a  permis de réfuter l'acte d'accusation. Leur stratégie a pris le contre pied de celle adoptée par les avocats des deux inculpées qui ont repris la sempiternelle rengaine d'un doyen « moderniste », incompétent en matière de gestion des conflits et « politisé jusqu'à la moelle des os » qui a provoqué la crise du niqab en raison de son appartenance politique et idéologique au camp moderniste et laïc.
Sans s'appesantir dans leurs plaidoiries sur le caractère politique du procès, trahi, de leur point de vue, par l'alourdissement des charges retenus contre Habib Kazdaghli, mais sans l'ignorer, ils ont mis l'accent non seulement sur l'absence de preuves étayant l’acte d’accusation mais aussi et surtout  sur le caractère avéré imaginaire des faits qui lui sont reprochés , si bien que l'on est en droit, de rebaptiser  le procès en cours " l’affaire de la gifle imaginaire" dans un clin d’œil à la journaliste Olfa Ben Hassine qui, à la veille de l'audience du 22 novembre 2012, a publié un article intitulé, non sans malice et avec beaucoup d'humour " le procès de la gifle".

La réfutation  de l’acte d’accusation ou l’accent mis sur  la gifle imaginaire

Pour les avocats de Habib Kazdaghli, le constat par le ministère public du saccage du bureau décanal, l’aveu des niqabées sont des faits irréfutables que confirment des témoins : le fonctionnaire présent dans ce bureau et un étudiant arrivé au beau milieu de l’épisode du saccage qui a eu la présence d’esprit de filmer la scène et dont la vidéo, présentée au tribunal accompagnée de sa déposition,  est édifiante même si elle de mauvaise qualité.  En face des faits – disons euphémiquement – douteux. La prétendue gifle n’est attestée que par un certificat médical douteux contenu dans le dossier. Dans sa déclaration auprès de la garde nationale, la plaignante a accusé le doyen de lui  avoir secoué les bras et de l’avoir poussée pour l’amener à quitter le bureau mais n’a  jamais parlé de gifle. Cette allégation n’est  confirmée par aucun témoignage  hormis celui de l’amie ayant commis l’acte de vandalisme. Elle est niée avec force par le doyen dont la version des faits est  corroborée par l’employé  et l’étudiant. A la décharge du doyen, on peut citer également l’interrogatoire de la plaignante par le juge à l’occasion de la seconde audience (le 25 octobre). A ce dernier qui lui demandait de relater l’agression dont elle aurait été la victime, elle répond : « Le doyen m’a tenu par les bras ». A l’objection qu’il ne pouvait pas, en même temps, la tenir par les bras et la gifler, elle se tait. Par ailleurs, dans une déclaration au journal Echourouk recueillie par un journaliste du quotidien arabophone tout de suite après la prétendue agression et publiée le lendemain (le 7 mars 2012), la plaignante n’a évoqué  à un aucun moment la gifle. Elle a seulement dit qu’elle s’était évanouie à cause du refus du doyen de discuter avec elle et de son insistance à lui demander de quitter le bureau.

Tous ces éléments versés dans le dossier concordent pour établir le caractère imaginaire de la gifle. Mais supposons un seul instant que le Doyen a giflé la plaignante, comme elle le prétend, à 14 heures. Tous les spécialistes sont unanimes pour affirmer qu’une  trace de gifle s’estompe au bout d’une heure dans les cas extrêmes. Or les avocats de défense ont pu établir, grâce à la procédure judiciaire de l’ordonnance sur requête, que la plaignante avait été admise à l’hôpital régional d’Ettadhamen à 16h25. Sachant que la plainte n’a été déposée que vers 19 heures, on peut supposer que la plaignante  n’a été examinée par le médecin que vers 18 heures, c’est-à-dire 4 heures après la prétendue agression, durée qui permet largement la disparition de la trace de doigts, ce qui entache de complaisance le certificat médical initial versé au dossier et qui est aussi contesté, pour d’autres raisons repérables  même par le profane qui commence à peine à se familiariser avec  les linéaments de la médecine, par les avocats de la défense. Ces derniers sont par  ailleurs, curieux de savoir ce qui s’est passé entre 15h15, horaire où l’ambulance a quitté la faculté et 16h25, heure d’enregistrement de la plaignante par le bureau des entrées de l’hôpital, d’autant que la durée du trajet d’une voiture particulière entre la FLAHM et l’hôpital ne dépasse pas un quart d’heure.

Le certificat médical initial récusé par la défense

Pour toutes ces raisons, l’équipe des avocats du doyen a engagé dès le 16 novembre 2012 une plainte ordinale contre le médecin, auteur du certificat médical initial. La manière dont ce constat a été rédigé révèle un manquement aux règles de l’art et de la déontologie médicale et même leur ignorance. Sinon comment expliquer la terminologie utilisée qui constate « une trace de gifle sur la joue droite » alors que le  médecin, qui examine un patient agressé, a l’obligation de décrire médicalement et avec précision la marque de violence constatée ? Il n’a pas à en supputer l’origine ou, du moins, ne pas être catégorique quand il décide de faire. Dans le jargon médical on parle d’hématome, d’ecchymose, d’inflammation, de tuméfaction, de trace de doigts, etc. Le médecin  oublie que c’est à la seule justice d’établir les faits, confondant le rôle du juge et celui du médecin. Il a ainsi trahi un parti pris en faveur en faveur de la plaignante. La tenue qui dissimule le visage est, par ailleurs, composée de deux ou trois voiles, ce qui rend pratiquement impossible l’observation d’une telle marque sur le visage et renforce la présomption de complaisance selon les avocats de la défense.

Deux autres anomalies confirment le parti pris dans l’établissement du certificat médical. D’abord la durée du repos recommandée (10 jours) est excessive au regard de la marque de violence observée. Cette durée ne peut être prescrite que chez une personne agressée qui présente des dommages tissulaires qui dépassent le stade de la rougeur, c'est-à-dire des lésions comme les ecchymoses, les hématomes, les piqûres ou les brûlures. Ensuite le CMI fait part d’un « état anxio-dépressif », diagnostic qu’un médecin psychiatre ne peut établir qu’après de nombreuses consultations selon l’avis des spécialistes.

Autre bizarrerie : c’est sur  la joue droite qui aurait reçu  la gifle présumée. Or  Le doyen n’est pas gaucher pour pouvoir donner une gifle sur la joue droite. Pendant l’audience, le juge a pu le vérifier grâce à un test qu’il a fait subir au doyen.

Tous ces éléments confortent l’unanime conviction des observateurs en l’innocence du doyen. L’histoire de la gifle apparaît, à la lumière de ces faits comme un mensonge cousu de fil blanc par les marionnettistes, à l’origine de la plainte, qui ont  réussi à obtenir du médecin urgentiste un certificat de complaisance, ce qu’il aurait reconnu selon des sources dignes de foi. Il aurait même avoué ne pas avoir examiné la plaignante ! Une enquête a, du reste, été diligentée par le Conseil de l’Ordre des médecins en réponse la plainte ordinale déposée par les avocats. Le tribunal tirerait un grand profit de ces investigations pour faire la lumière sur cette affaire. 

Convaincus de l’importance de cette enquête et persuadés que le Conseil de l’ordre des médecins ne peut qu’aller dans leur sens, les avocats de Kazdaghli ont demandé à la Cour d’établir une ordonnance sur requête autorisant  le Conseil de l’Ordre des médecins à lui remettre le rapport qu’il a établi. La Cour jugera, au moment de ses délibérations s’il est nécessaire de donner une suite favorable à la requête de la défense.

Le recours à la jurisprudence

Pour parfaire leurs plaidoiries, certains avocats se sont référés à la jurisprudence. En 1925 et en 1967, des enseignants ayant commis des agressions avérées sur leurs élèves ont été relaxés parce que les juges avaient estimé que la relation particulière entre apprenants et enseignants justifiait l’indulgence de la justice et pouvait épargner aux enseignants les peines encourus par d’autres catégories de fonctionnaires dans le cas de figure.

La position du ministère public  

Répondant  à la thèse de la défense relative au caractère politique du procès,  le ministère public a signalé que la requalification délictueuse avait été rendue nécessaire par la fonction de doyen de Habib Kazdaghli et que le procès n’avait aucun caractère politique. Il n’en veut pour preuve que la comparution des étudiants de la FLAHM, auteur d’agressions devant la justice. Il  n’a requis aucune peine, mettant la balle dans le camp de la Cour et se limitant à l’indication que c’est  l’article 101 qui s’applique dans le cas de ce procès, un article qui prévoit – rappelons-le –  une lourde peine de prison.

- C’est la première fois, en vingt ans de barreau, que j’assiste à un réquisitoire où  le procureur ne requiert aucune peine, me confie un avocat à sa sortie du prétoire.
- Du jamais vu, renchérit un autre, sidéré par ce qui passe pour une attitude originale qu’il considère comme une manière d’inviter la Cour à la tourner la page d’un procès qui a terni l’image de marque de l’Université et du pays.
Si acquittement il y a, le dénouement sera heureux pour le doyen, l’Université, la magistrature et le pays.
 Le tribunal a décidé à la fin de ce marathon judiciaire de mettre en délibéré l’affaire qui connaîtra son épilogue le 17 janvier 2013. Les juges ont entre les mains le destin d’un homme, et plus grave l’avenir de l’Université. Nous n’avons pas à leur dire ce qu’ils doivent faire mais nous sommes certains qu’ils prononceront dans cette affaire un jugement équitable dicté par les faits. La folie procédurière, les manigances politiciennes, les tentatives d’instrumentalisation de la justice érigées en un système de règlement des conflits idéologiques et politiques, qui sont légion pendant cette période trouble de notre histoire,  ne passeront pas et n’auront pas raison de la détermination des femmes et hommes de bonne volonté dans ce pays à faire respecter l’Etat de droit et les institutions et à empêcher que l’Histoire ne marche à reculons.

Habib Mellakh,
universitaire, syndicaliste, professeur de littérature française à la FLAHM 

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