Opinions - 17.04.2012

Du 14 Janvier

Il était une fois la révolution. Tout de suite, elle monta aux extrêmes, le monarque en fut la première victime.
Le félon Fouché ministre de la police, serviteur aussi bien des bourbons que de Bonaparte dont il organisa l’exil à Sainte Hélène, tint les propos suivants à Roué, le plénipotentiaire des Bourbons et qui en montre le machiavélisme : « Sauvez le monarque, je me charge de sauver la monarchie ».

Les Fouché de la place en firent autant : Ils sauvèrent le monarque, mais pas encore la monarchie …
L’alternative reste posée : Involution ou Révolution. On peut dans les deux cas, calculer les promesses de l’une et de l’autre. L’une est mue par le principe de vertige (les choses sont allées trop loin), l’autre par le principe de radicalité ( Encore un peu » de Louise Michel). Deux façons de combattre et de conduire la révolte.

En fait, ils vont fonctionner comme les machines de foire, « machines des jeux de vertige, où tout se joue au bord du gouffre » (R. Caillois). Montagnes russes, catapultes, machines centrifuges, centripètes, sont conçues pour que se perde le contrôle de soi, susciter le désarroi. « Certes le vertige suppose la peur, plus précisément un sentiment de panique, mais ce dernier attire et fascine. Il est un plaisir. Il s’agit moins de triompher de la peur que d’éprouver voluptueusement une peur qui fait perdre momentanément le contrôle de soi. Où placer le curseur, le funambule est condamné à avancer au risque de tomber, « L’entre-deux » étant impossible à tenir ? Comment conjuguer les deux ?

Oseras-tu la révolte, sachant que ses conséquences la précèdent : chômage, inflation, ébranlement, édifice à replâtrer ou à reconstruire. Tu connaîtras une vie plus funeste, des situations plus graves que la mort.
La bureaucratie coagulera les 2 principes, se côtoyant et s’excluant l’un et l’autre et ils culmineront dans un 14 janvier vécu comme le jour du jugement dernier (Doomsday machine), où les « réguliers » enfin prendront le pas sur les « séculiers ».

Oui, il faudra accepter pour révolution ce que les Tunisiens ont vécu en tant que révolution (ils l’ont eux-mêmes nommé ainsi), tenir compte des sentiments tels qu’ils les ont vécus : le 14 Janvier, envisagé comme majestueux, profond et presque inédit. Tous ont vécu la chute du tyran, n’en croyant pas leurs yeux. Le 14 Janvier s’affirme essentiellement, comme une insurrection contre la bêtise, la surdité de l’administration qui tue l’esprit d’entreprise.

Le 14 Janvier est aussi principalement un phénomène de révolte étroitement lié au phénomène de l’Etat  qui accentuait et continuait sa modernisation et dont le poids devenait écrasant. Il était perçu comme despotique parce qu’il se voulait de plus en plus rationnel, imposant une marche forcée, alors que les réformes qu’il accomplissait étaient de plus en plus libérales. Interrompre les petits circuits économiques parallèles (Bouazizi à son échelle était entrepreneur), « normaliser » les grands ainsi que leurs rapports de force nichés au cœur de l’Etat (solidarité délinquante dans leur rejet de l’Etat) se loveront sur eux-mêmes en un roulé-boulé qui désarçonnera l’Etat.

L’Etat apparaîtra ici beaucoup plus que les antagonismes sociaux, comme cause de la révolte. Le 14 Janvier il y a eu des « solidarités verticales » et mélange des milieux sociaux dans leurs refus de l’Etat.

L’insurrection s’est déclenchée non par la puissance de la révolte, mais par la démission de l’Etat sous ses deux formes :
1 - l’incapacité des institutions à gérer les conflits.
2 - l’incapacité des classes dirigeantes à continuer à jouer leur rôle fonctionnel.
Ces gens là étaient des « furieux », non des révolutionnaires, une aventure explosive lancée contre un Etat, devenu intolérable. C’est une révolte contre une absence de travail et contre un excès de travail vain (le bureaucrate se dit « sous-payé à ne rien faire »).

La panique cessera-t-elle, une fois descendus de la machine à vertige (Bureaucratie)? Nous rend-elle capable d’ignorer ce qui fait valeur durable dans la société, et comment se dégager d’un mal au risque du suivant ?
Désarçonnés, hébétés, ne sachant où aller, ne faisant vivre que le vertige, ils rencontrèrent Alice déjà au pays des merveilles et voulant à leurs tours rejoindre « Utopia ». Ils questionnèrent Alice : « Où mène ce chemin ? ». Alice, sachant que les hommes sont plus hommes par leurs « non-dits » que par leurs « dits » et qu’ils voulaient faire l’économie du « Jihad » (l’effort sur soi), leur répondit avec malice : « où voulaient-ils aller ? ». Ayant cru que le vertige avait lâché son emprise, mais surpris et tétanisés par leur propre réponse « Ils ont nulle part où aller », Alice eût beau jeu de leur indiquer n’importe quel chemin (Les « furieux ne savent pas faire l’histoire »).
L’avenir devenant impossible pour eux, jusqu’à perdre la capacité de dire « je veux » et de se soumettre à l’impératif « je dois ».

Le révolutionnaire dira « Ils manquaient de doctrine ». Le réformiste se limitera à dire « Il n’y a qu’à ». L’espoir de réforme tranquille que nous distillent les nouveaux pouvoirs (toutes tendances confondues) et qui rétrospectivement s’inscrivent dans un continuum. Tout simplement parce qu’ils n’ont pas pris la mesure du blocage bureaucratique. La réforme et la démocratie ne consistent pas  uniquement à installer les plus honnêtes des pouvoirs !

A part la dimension psychologique où « les furieux » se rendent compte qu’il y a des situations plus graves que la mort, où le besoin d’arrêter les frais devient pressant : les choses ne doivent pas aller plus loin.
Existe-t-il des conditions possibles qui orientent et transforment l’une en l’autre ? Où placer le curseur ? « Le furieux » comme le funambule est condamné à avancer au risque de tomber dans l’un ou l’autre des principes. L’entre-deux étant impossible à tenir.

La question principale devenant avec la banalisation de la révolution, [on sait que les batailles décisives n’ont plus cours, que les conservateurs perçus comme rétrogrades (empereur du Japon au 19ème, plus proche de nous, la décolonisation gaulliste) réussissent des réformes qui transforment la révolte en révolution, que les progressistes réactionnaires (la gauche) réussissent à consolider  la réaction] non pas comment détruire le système, mais plutôt comment le réformer, comment se défendre contre lui, comment prendre du pouvoir au pouvoir ? Fini le « grand soir », le maintenant ou jamais, guerre d’usure, mais pas d’anéantissement. La politique nationale se construit par la résistance qu’elle oppose aux pressions des féodalités (partis, lobbies, la presse, syndicats), liberté à l’arraché ou déjà acquise, mais à protéger.

Le concept unifiant « Nous sommes tous des Tunisiens », ne résiste pas au reflux de l’enthousiasme du 14 Janvier. Bourreau (l’administrateur) et victime (l’administré) se tenant par le bras, battant l’asphalte de l’avenue Bourguiba, contestant au nom du droit, la politique de l’Etat. L’un réclamant  plus d’Etat pour consolider son emprise sur la société civile. L’autre réclamant moins d’Etat pour que règne la concurrence sous toutes ses formes, ce qui est public est « bon », ce qui est privé est « mauvais » et inversement. Deux rêves pour le même asphalte.

Bientôt l’administrateur se sachant « salaud Sartrien », reprendra ses clés de geôliers. Pour paraphraser Montesquieu, le salaud se dira « Si je savais quelque chose qui me fût utile, mais pas à ma patrie, je ne la regretterai pas dans mon esprit, je l’accomplirai sans état d’âme ». Le salaud est en panne de morale et de conscience. L’administré se verra remettre ses chaînes.

Circulez, il n’y a rien à signaler, je suis le col blanc, le bureaucrate. Les files d’attente  connais pas, qu’elle que soit mon rang dans la file, j’en prends la tête par un simple coup de fil. J’accède rapidement au logement convoité par des milliers de personnes, au crédit inaccessible pour d’autres. Mes pieds sous la table se touchent avec d’autres membres, d’autres organisations qui ont le même souci de « bien être ». Je suis le « séculier », je vis avec les autres. Vous êtes les « réguliers » vous vivez à part. Je vis dans une organisation apaisée, stabilisée pour que chacun puisse jouir du droit à l’incompétence et de sa passion égalisatrice. Seule la concurrence anticoncurrentielle est la valeur suprême. Seul le nivellement vers le bas sera la ligne de force de mon organisation. Je suis passif défensif, faible engagement dans l’organisation (accentué par un juridisme et un syndicat excessif). Je produis en quantité minimale et en coût maximum.

Si l’organisation est une question pour vous, elle est une réponse pour moi. Cette ligne de front est-elle encore tenable ? Sortir d’une organisation démocratique inefficace pour entrer dans une organisation efficace, mais anti-démocratique ? Faut-il encore un « père fouettard » ?

Si l’islam idéologique fait partie de tes données immédiates, de ton désarroi à ne pas comprendre pourquoi ton système d’action est devenu pour toi une aliénation, prends conscience des réformes possibles, réelles. La réforme ne peut se limiter à dire : il n’y a qu’à revenir à une idéologie salvatrice. Aie recours aux sciences de l’action, elles t’aideront mieux à te réconcilier avec toi-même.

« L’Islam c’est la société bonne, la société belle, la société vraie, celle qui propose un aller sans retour vers la terre promise » dites-vous. Si nous créditons le mouvement « Ennahdha » d’une demi-sincérité, va-t-il pouvoir modifier la situation de fond en comble ? Qu’est-ce que des militants qui ne prévoient pas que les élus de leur idéologie pourraient n’avoir rien envisagé de ce qui paraît essentiel à leurs yeux ?
Qu’elle est la nature de ce régime ? Faut-il le soutenir ? Le combattre ? L’aider à se réformer ? Les réponses peuvent attendre, il est encore tôt pour se prononcer.

« Nos intentions sont bonnes » dites-vous, elles finiront par désarmer les méchants, les sceptiques. Promesse d’amour et menace de mort se succèdent. Les batailles sont devenues mentales.

Gagne celui qui dissuadera l’autre d’agir contre lui, le fera douter de l’issue de l’engagement jusqu’à y renoncer. Tentons une tectonique des Idées. Bourguiba a imposé la « modernité » (1956) contre les « traditionalistes zeitouniens ». La plaque tradition s’enfonça dans l’inconscient social. Suite aux « désillusions du progrès », le passé remonte, à mesure que la « modernité » s’enfonce. Pas tout à fait: l’une tentant de refouler, de chevaucher l’autre. L’affrontement dissuasif procède par slogan « la bouche tue plus que le couteau » (Léonard De Vinci). Le nombre aussi dissuadera (20 Mars 2012). Le « progrès » refoula la « tradition ».

Pouvons-nous substituer à l’accord sur le désaccord qui colonise l’imaginaire arabe par :
1 - nous savons nous entendre, 
2 - mais nous ne savons pas que nous savons nous entendre, à l’instar du Japon, qui sans son savoir-faire à concilier modernité et tradition, ne serait pas le Japon que nous connaissons aujourd’hui.
Oui il existe un troisième terme à condition de changer de terrain : refaire l’Etat, mais pas le reconduire à l’identique. Il ne s’agit pas d’inverser le sablier. Les gouvernants quels qu’ils soient sont sûrs de perdre assez vite leur légitimité en vertu du rendement décroissant des machines politiques, car le pouvoir n’appartient pas à celui qui décide mais bien à celui qui transmet. Or, quelle est l’autorité du religieux sur l’administratif et de l’administratif sur le religieux? Elle ne peut être idéologique. Sinon l’administratif ne fera qu’une bouchée du religieux s’il n’en partage pas les mêmes valeurs.

Les dirigeants du moment ont compris la nécessité des moyens pour réaliser leurs objectifs. Arrivant aux affaires (année zéro de l’alternance), ils sont tenus à un double effort :
1 - l’électoralisme : une manière de dire qu’elle, «  la coalition », respectera l’alternance, en ne s’engageant pas pleinement dans les réformes de crainte de perdre les prochaines élections.
2 - suivre une ligne de moindre résistance, celle qui sera acceptée par « l’opinion » (Renoncement à la chariâa). Mais à force de se faire violence, de parjurer, de différer leurs convictions, croyant les faire triompher plus tard, ils oublieront qu’ils ne sont pas là pour plaire, mais pour déplaire.
Oui, « Il faut rendre la Tunisie à son peuple » titre d’un article paru dans « Réalités » signé Hatem Ben Salem et qui donne la mesure des liens qui enserrent la Tunisie.

Béchir EL ANNABI
 

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2 Commentaires
Les Commentaires
collabo - 17-04-2012 22:14

Quel talent Si Béchir! je crains que vouns ne prêchiez dans le désert, parce que " les dirigeants du moment" ont d'autres visées relevant d'une autre mentalité qui n'est pas la nôtre.Merci pour votre contribution.

Espoir - 20-07-2012 16:31

Merci si Annabi pour cet article pertinent. Pourriez-vous mettre votre sens analytique sur les canaux possibles de reprise de la confiance des tunisiens en l'Etat et ses organes? Je pense que la Tunisie post révolutionnaire a besoin d'un certain élan de confiance de son peuple. Inutile de préciser que cette confiance doit reposer une unité nationale solide qui nécessite l'adhésion de tous les tunisiens quel que soit leur couleur politique (une sorte de tronc commun entre les tunisiens symbole du sentiment d'appartenance à ce pays). J'espère que vous êtes ou serez sensible à cette question.

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