News - 12.05.2025

Ridha Bergaoui: Le patrimoine foncier, facteur essentiel de la production agricole, la sécurité alimentaire et la souveraineté nationale

Ridha Bergaoui: Le patrimoine foncier, facteur essentiel de la production agricole, la sécurité alimentaire et la souveraineté nationale

La Tunisie est un pays essentiellement agricole. L’agriculture génère plus de 10% du PIB, constitue 8% des investissements et assure 15% des emplois. Les principales productions sont les céréales, l’huile d’olive, agrumes, fruits et légumes divers ainsi que des productions animales (viandes, lait et œufs). L’exportation des produits agricoles (essentiellement l’huile d’olive et les dattes) représentent la principale source de devises nécessaires pour équilibrer la balance commerciale alimentaire. 

Les trois facteurs essentiels pour toute production agricole (à part le hors sol) sont la terre, le capital et le travail. Une terre fertile, du capital pour la mécanisation, l’irrigation et les intrants et du travail intelligent basé sur des données scientifiques, expérimentales et une technicité professionnelle. L’agriculture est l’art de combiner ces facteurs en vue d’une production végétale et animale quantitative et qualitative optimale. 

Le patrimoine foncier agricole de la Tunisie

La dernière «Enquête sur la Structure des Exploitations Agricoles en Tunisie» remonte à 2004-2005. Le ministère de l'Agriculture, des Ressources Hydrauliques et de la Pêche, en collaboration avec l'Institut National de la Statistique, vient de lancer un nouveau recensement général de l'agriculture. Cette opération vise à collecter des données détaillées sur les exploitations agricoles, les types de cultures, les pratiques culturales, l'irrigation, l'élevage, l'utilisation des intrants, la main-d'œuvre, et d'autres aspects essentiels du secteur agricole. Les informations recueillies permettront d’avoir une idée précise sur la situation des exploitations et serviront à élaborer des stratégies sectorielles fondées sur des données fiables.

La Tunisie compte 16,3 millions d’ha, dont 9,2 millions d’ha cultivables répartis en 3,3 millions en parcours, 1,1 millions d’ha de forêts et 4,8 millions de terres labourables exploitées entre les privés (4,3 millions d’ha) et les terres domaniales (0,5 millions d’ha). 

A- Les exploitations privées

Selon l’enquête de 2004-2005, la Tunisie compte 516 000 agriculteurs pratiquant essentiellement la céréaliculture et l’arboriculture. La majorité sont des exploitations de petite taille. La taille moyenne est inférieure à 10 ha. Plus de 50% des exploitations ont moins de 5 ha et ne détiennent que 11% de la surface agricole. Plus de 70% font moins de 10 ha. Seulement 3% des exploitations font plus de 50 ha et possèdent 34 % de la surface agricole.

A part quelques exploitations modernes, appartenant soit à des investisseurs privés soit des sociétés agricoles, la petite exploitation est essentiellement familiale, dont le statut juridique n’est pas toujours clair (indivision, héritage et succession non régularisés…) et qui souffre de l’absence de titre foncier. Ceci représente un sérieux handicap pour l’accès aux crédits bancaires, bloque l’investissement et limite la production. Le morcellement et le parcellement des exploitations, favorisés par le système successoral, représentent également un frein à la bonne gestion des exploitations et leur modernisation. La taille réduite des exploitations et les faibles moyens financiers limitent la mécanisation et l’accès aux intrants (semences sélectionnés, engrais, produits chimiques…). C’est également un handicap pour l’accès aux marchés et la commercialisation des produits de l’exploitation. L’agriculteur se trouve acculé à passer par les intermédiaires souvent trop gourmands. 

Les exploitants sont plutôt âgés, avec un faible niveau d’instruction et la formation technique est souvent limitée. La main d’œuvre est familiale parfois saisonnière. La relève est très faible et très souvent les jeunes ne sont pas motivés pour le travail agricole. Les petits exploitants pratiquent une agriculture traditionnelle, peu productive, surtout que l’encadrement et la vulgarisation orientée vers ces petits exploitants est souvent insuffisante ou absente.

L’agriculture Tunisienne est essentiellement pluviale, les surfaces équipées pour l’irrigation totalisent 420 000 ha répartis presque à égalité entre périmètres publics irrigués et périmètres privés. Avec la succession des années de sécheresse, les agriculteurs des PPI ont été empêchés, par manque d’eau des barrages, de cultiver surtout des cultures d’été gourmandes en eau.

B- Les terres domaniales

Pendant les 75 années de colonisation française, la Tunisie a subi une exploitation systématique de ses richesses naturelles, tant minières (phosphate, zinc, plomb, fer, sel) qu’agricoles. Les colons s’approprièrent les terres des plaines les plus fertiles, notamment les grands domaines d’Enfida et de Chaâl, ainsi que les terres du nord de la dorsale. La population locale fut dépossédée de ses terres et repoussée vers des régions beaucoup moins fertiles, souvent montagneuses

1/ La nationalisation des terres agricoles

À la veille de l’indépendance, les colons détenaient 715 000 hectares répartis sur 2 200 exploitations, soit seulement 15 % des terres agricoles mais qui produisaient 40 % des céréales, 20 % de l’huile d’olive et 55 % des fruits et légumes. En 1956, le président Habib Bourguiba fit de la récupération des terres agricoles une de ses priorités principales. Des accords franco-tunisiens, signés en 1960 et 1963, permirent le rachat de 150 000 hectares. Bourguiba proclama ensuite la loi du 12 mai 1964, qui a permis la nationalisation de 390 000 hectares exploités jusque-là par des colons ou des sociétés françaises.

La date du 12 mai 1964 a été choisie symboliquement pour répondre à celle du traité du 12 mai 1881 (instauration du protectorat). Elle fut signée au palais de La Marsa, sur la même table que celle utilisée 83 ans plus tôt, soulignant la portée symbolique de l’acte. Elle marque ainsi la fin de la colonisation agricole et la reconquête de la souveraineté foncière tunisienne.

2/ Occupation des terres domaniales

Avec la nationalisation, le patrimoine foncier de l'État tunisien se composait de près de 830 000 hectares, dont 715 000 hectares récupérés des colons et 115 000 hectares de terres habous revenant à l'État. Certaines de ces terres furent cédées à d'anciens combattants et autres ayant droit (330 000 hectares). Le reste (500 ha) fut attribué à l'Office des Terres Domaniales (OTD), à des coopératives (UCP), des établissements publics, des sociétés de mise en valeur (SMVDA) et mises en location à des privés. 

Au fil des années, et à plusieurs occasions, les terres domaniales ont changé de vocation. De nombreuses UCP ont été liquidées, des terres ont été cédées à des privés, soit définitivement soit à titre de location, à des techniciens agricoles… 

Sans trop se tromper on peut dire que les terres domaniales se présentent de nos jours comme suit : OTD (157 000 ha), SMVDA (88 000 ha), lots techniciens (54 000 ha), UCP (18 000 ha), Etablissements divers (15 000 ha). Le reste, soit 103 000 ha, est constitué de forêts, parcours, terres de compensation…  De nombreuses terres domaniales ont été occupées d’une façon illégale par des citoyens, parfois depuis de longues années, ou juste après la révolution. Un grand effort est déployé par l’Etat pour récupérer ces terres et les confier provisoirement à l’OTD en attendant une décision de leur affectation ultérieure.
Au sein de l’OTD, la surface agricole utile n’est que de 98 000 ha réparti entre 63 000 ha d’oliviers, 18 000 ha de cultures maraîchères, 12 500 ha de jachères et parcours et 4 500 ha d’arbres fruitiers. 

3/ Des exploitations en difficulté

Quoique les terres gérées par l’OTD ne représentent qu’environ 3% de l’ensemble des terres agricoles, elles ont toujours fait l’objet de critiques et de remarques sur leur façon de gérer, leur productivité et leur rentabilité. On leur reproche de faire l’objet d’une mauvaise gestion, de la corruption, du laisser-aller et de l’insouciance (s’agissant d’un bien public رزق البليك). 

L’une des tâches importantes confiées aux terres domaniales est de contribuer à l’approvisionnement du pays (et même l’exportation) en denrées alimentaires surtout stratégiques comme les céréales, les produits de l’élevage, l’huile d’olive… Elles doivent permettre de réduire les importations et garantir la sécurité alimentaire nationale. S’agissant de terres fertiles à haut potentiel de production, ces terres doivent être exploitées d’une façon rationnelle, moderne tenant compte des progrès scientifiques et techniques. Elles doivent être ouvertes à la recherche et l’innovation. Elles représentent une locomotive et un foyer de rayonnement pour les agriculteurs de la région pour les motiver à pratiquer les techniques modernes. 

Malheureusement les rendements des fermes domaniales, aussi bien pour les cultures que les élevages, restent très modestes, parfois loin de celles enregistrées par les agriculteurs privés voisins. Ceci peut être expliqué par les multiples contraintes dont souffre le système comme: une gestion centralisée, une faible motivation du personnel fonctionnarisé, des infrastructures et des équipements vétustes, difficultés de financement et de trésorerie, pratiques agricoles peu intensives et traditionnelles.

Au mois d’avril dernier, l'Assemblée des Représentants du Peuple a entamé l'examen d'une proposition de loi visant à réformer la gestion des terres domaniales agricoles. Cette initiative propose notamment la création d'Offices régionaux de l'agriculture pour remplacer l'actuel OTD. L’objectif étant la décentralisation de la gestion, l’amélioration l’efficacité et des performances des fermes tout en stimulant l’investissement et le développement agricole régional. Le projet est encore en discussion et pourra être présenté en séance plénière pour débat et adoption.

Un patrimoine en danger

L’urbanisation anarchique, l’extension des zones industrielles et touristiques, et le développement des ouvrages et infrastructures routiers grignotent chaque année des pans importants du patrimoine foncier agricole national. On estime à plus de 50 000 ha, les terres agricoles qui ont été converties à d’autres usages entre 2010 et 2020, particulièrement autour de la Capitale.  

La désertification et la salinisation des terres représentent également une menace réelle, très graves. Chaque année environ 20 000 ha de terres agricoles sont perdus en raison de la désertification, de la salinisation et de l'érosion des sols. Environ 500 000 ha de terres agricoles sont affectés à des degrés divers par la salinisation.

La disparition du couvert végétal, l’érosion éolienne et la surexploitation des sols accélèrent ce phénomène. L’irrigation à l’eau salée détériore la qualité des sols réduisant considérablement leur fertilité et leur productivité. La monoculture céréalière, l’épuisement et la faible teneur des sols en matière organique est un facteur de fragilisation et de destruction de la structure du sol qui conduit à la stérilisation, l’abandon et la désertification des sols. 

La perte de terres agricole se trouve amplifiée par le réchauffement climatique et la sécheresse. La Tunisie est sérieusement menacée par le stress hydrique, les épisodes de sécheresse sont plus fréquents, plus longues et plus sévères affectant les cultures (aussi bien pluviales qu’irriguées) et les ressources fourragères (cultivées et naturelles) et donc l’élevage (extensif et intensif). Les barrages et nappes souterraines s’assèchent, l’évaporation s’accélère et l’eau est de plus en plus chargée en sels réduisant ainsi les volumes et la qualité de l’eau disponible pour l’irrigation. Le manque d’eau, la réduction du couvert végétal, la salinisation et la surexploitation des sols réduisent considérablement la production agricole et conduisent à la destruction des sols et la désertification.

Conclusion

La terre est un facteur crucial pour la production agricole, la création d’emplois directs et indirects et la promotion des exportations. Sa mise en culture permet également de lutter contre la désertification et la préservation de la diversité biologique et les équilibres écologiques.  C’est un levier essentiel de développement durable, de sécurité alimentaire et de souveraineté nationale.

A part quelques exploitations privées modernes connectées aux nouvelles techniques agricoles et aux marchés, le foncier agricole Tunisien est partagé entre d’une part une multitude de petites exploitations traditionnelles et peu viables, qui souffrent de nombreuses contraintes, et d’autre part des terres domaniales, dont une grande partie est gérée par l’OTD qui n’arrive pas à exploiter correctement tout le potentiel des terres fertiles mis à sa disposition. Par ailleurs, le réchauffement climatique et la sécheresse, aggravent la vulnérabilité des sols. Désertification, salinisation et érosion menacent une grande partie de nos terres agricoles.

Face à l’augmentation de la demande en produits agricoles (suite à la croissance démographique, l’amélioration du niveau de vie des citoyens, le développement du tourisme…), les difficultés d’importation en raison des crises mondiales diverses (guerres, instabilité géopolitique, pandémies…), la mauvaise gestion et la perte des terres agricoles représentent une véritable menace pour notre sécurité alimentaire, la durabilité de nos systèmes agricoles et la stabilité socio-économique du pays. Il est impératif d'adopter des stratégies durables et intégrées pour préserver les terres agricoles et assurer la résilience de l'agriculture tunisienne face aux divers changements et crises.

Ridha Bergaoui

 

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