News - 14.08.2023

Office des terres domaniales: des complexes agricoles qui étouffent

Office des terres domaniales: des complexes agricoles qui étouffent

Par Ridha Bergaoui - En Tunisie, la superficie des terres domaniales s’élève actuellement à 500 000 ha. Ces terres se répartissent en 310 000 ha de terres structurées dont 88 000 ha qui sont exploitées en sociétés de mise en valeur et de développement agricole (SMVDA), 54 000 ha en lots techniciens, 65 000 ha en location et le reste en forêts, parcours et terrains de compensation.
Les terres non structurées totalisent 190 000 ha et sont réparties entre l’Office des terres domaniales (157 000 ha), les coopératives (18 000 ha) et les établissements d’enseignement et de recherche (15 000 ha).

L’Office des terres domaniales

L’Office des Terres Domaniales (OTD) a été créé en 1961. Il a pour mission la gestion des terres mises à sa disposition, la diversification de la production agricole dans le cadre de la modernisation de l’agriculture et la promotion de l’exportation. Il joue un rôle important de formation, de rayonnement et de transmission des innovations.

L’OTD est un établissement public placé sous la tutelle du ministère de l’Agriculture. Le décret n°2001-82 du 5 janvier 2001 fixe l’organisation administrative et financière et les modalités de fonctionnement de l’OTD. Ce dernier est dirigé par un conseil d’administration et un Président Directeur Général. L’OTD comprend une Direction centrale, des complexes agricoles, des unités industrielles et alimentaires. Le PDG nomme, à la tête des complexes agricoles, des administrateurs liés avec l’OTD par des contrats qui définissent leurs obligations, leurs droits, les modes de gestion technique administrative et financière ainsi que les modalités de l’exercice du contrôle par l’OTD sur leurs activités.

L’OTD détient actuellement la plus grande partie des terres domaniales non structurées, soit 157 000 ha, répartis sur 25 complexes agricoles (CA), 3 unités agroalimentaires et 2 centres avicoles. La surface agricole utile est de 98 000 ha (dont 8500 ha irrigués) répartis en 63 000 ha d’oliviers, 4500 ha d’arbres fruitiers, 18 000 ha de cultures maraichères et 12 500 ha de parcours et jachère. Les CA hébergent un effectif moyen de 10 000 têtes bovines, 55 000 têtes ovines, 450 000 poules pondeuses et 1,5 million de poulets de chair.

Grace à l’important volume des produits agricoles qu’il génère, l’OTD permet de régulariser, de moraliser les marchés des productions agricoles et de contribuer d’une façon certaine à la sécurité alimentaire nationale. Il joue un rôle important dans la préservation du pouvoir d’achat du consommateur et la lutte contre la spéculation, grâce à l’instauration de points de vente du producteur au consommateur durant les périodes de forte consommation (mois du Ramadan, l’Aïd et d’autres occasions).

Les complexes agroindustriels

Les fermes de l’OTD sont appelées «Complexes agricoles ou agro-combinat». Ce terme renvoi à l’idée que ces fermes pratiquent l’agriculture avec ses deux aspects productions végétales et productions animales mais également la transformation industrielle de ces produits ainsi que le conditionnement et la commercialisation des produits destinés à la consommation. C’est ainsi que de nombreuses fermes disposent d’huileries, fromageries, caves à vin, installations pour la fabrication des aliments concentrés, entrepôts frigorifiques, parcs et ateliers de maintenance etc. Les CA ont été au départ, dans les années 1960, envisagés comme le noyau central des coopératives agricoles, dans l’optique de la modernisation de l’agriculture.

Les CA ont généralement une superficie de plusieurs milliers d’ha (en moyenne de 5 à 6 000 ha). Le domaine de l’CA Chaal à Sfax s’étend sur une superficie de près de 27 000 ha. Ces CA résultent de la fusion de plusieurs ex-fermes, voisines ou proches, des colons. Ces terres étaient les plus fertiles du pays. Les CA ont bénéficié de grands programmes de mise en valeur et d’investissements dans des projets d’irrigation, arboriculture, élevage de race laitière, équipements agricoles et transformation des produits…

Des faiblesses des complexes agricoles

La superficie des CA contraste avec la taille des exploitations agricoles dans le pays où 75% des 516 000 exploitants agricoles détiennent moins de 10 ha, 22% sont de moyens agriculteurs (10 à 50 ha) et seulement 3% de grandes exploitations dépassant 50 ha. De telles super-exploitations de très grande taille posent de sérieux problèmes de gestion surtout que, à part quelques CA spécialisés comme celui de Chaal à Sfax, orientée vers l’oléiculture et l’élevage ovin, les CA sont généralement polyvalents. On y trouve les grandes cultures (céréales, légumineuses, fourrages…), de l’arboriculture, souvent des périmètres irrigués, des élevages ovins, bovins et apicole ainsi que des unités de transformation et de conditionnement. Gérer des exploitations polyvalentes de 5000 ou 6000 ha avec du matériel vétuste et des bâtiments mal entretenus n’est pas du tout facile. L’aspect gestion humaine n’est pas non plus évident surtout que de nombreux ouvriers habitent souvent dans des logements très sommaires au sein même des domaines. Rien que pour le gardiennage des biens de ces exploitations pour les préserver des vols et du vandalisme il faut des bataillons entiers. Enfin, l’agriculture nécessite souvent des interventions rapides et immédiates, le responsable doit être à tout moment prêt à disposer des moyens financiers nécessaires pour agir.

Par ailleurs, la plupart de ces CA représentent souvent, au niveau local et régional, les seules entreprises économiques publiques. Les responsables administratifs ont tendance à y recourir, d’une façon souvent abusive, pour résoudre les problèmes de chômage ou pour mener les différentes campagnes et événements économiques, politiques, culturels… qui y sont organisés.

Un autre aspect non moins important est la gestion centralisée de ces CA. En effet tout passe par la direction centrale dont le siège est à Tunis. Le gèrent, ou administrateur, du CA doit avoir l’accord de l’administration centrale pour toutes les opérations d’achats, ventes, programmes de culture, gestion du personnel, investissements… Ceci se traduit par d’énormes pertes d’énergie, de temps et de correspondances inutiles. L’achat se fait au bon de commande et le dépenses visées par le contrôleur des dépenses. Les marchés, les appels d’offres… obéissent à la réglementation en vigueur avec les commissions et toutes les démarches fastidieuses.

Quoi qu’assez ancien, un rapport d’inspection de la cour des comptes pour la période 2002-2006, relève les difficultés financières de l’OTD, les défaillances et les lacunes observées dans la conduite des spéculations végétales et animales au sein des AC. Il souligne la vétusté des installations qui explique en partie des performances médiocres, plus faibles que les normes et les objectifs arrêtés. La commercialisation des produits pose également problème et les prix de vente sont plus faibles que les prix du marché. Le rapport relève également un écart très important dans les performances et les couts de revient des produits selon les CA. La situation ne s’est pas améliorée, au contraire elle a empiré surtout les dernières années après la révolution suite à l’instabilité politique et à la faiblesse de l’Etat et de l’Administration. Des CA ont été occupés, vandalisés et des terres ont été spoliées et occupées illégalement.

Dans un rapport publié par l’OTD, à eux seuls, les trois agro-combinats Badrouna, Kedia et Chemtou, (qui totalisent 5300 ha) relevant du gouvernorat de Jendouba, cumulaient en 2021, 51 MD dont 11 MD envers les fournisseurs privés, 27 MD envers les banques et 13 MD d’arriérés de salaires.

Avec ces difficultés, les fournisseurs refusent de travailler avec les CA ce qui créent d’énormes difficultés pour s’approvisionner en intrants nécessaires pour les activités des exploitations. Les ouvriers également ne seront pas très enthousiastes pour le travail sachant qu’ils n’ont pas été payés durant des mois alors qu’il s’agit d’une classe sociale très fragile et sensible et dont le pouvoir d’achat est très faible.

L’OTD, une entreprise publique très endettée

Un rapport sur les entreprises publiques indique que l’OTD présente, pour l’année 2019, un endettement de 148,8 MD dont 49,4 envers les caisses sociales et 48,5 MD envers les banques. L’année 2019 affiche un résultat négatif de -27,7 MD et un résultat reporté de -144,9 MD.

L’OTD embauche près de 4000 agents permanents (et presque autant de personnel saisonnier payé par les agro-combinats) et les frais du personnel représentent 84 MD soit près de 50% des frais d’exploitation. Les produits de l’exploitation s’élèvent à 156 MD répartis en 84,4 MD pour les productions végétales, 51,4 MD pour les productions animales et 14,3 MD pour les produits agroindustriels.

Les difficultés financières, l’importante charge du personnel et le manque d’investissement ont entrainé une dégradation des infrastructures, des bâtiments et des équipements et des conditions de travail difficiles et peu favorables à la production.

Privatiser les CA est actuellement utopique et très difficile à concrétiser surtout que nombreux sont ceux qui sont contre la privatisation des terres à commencer par les syndicats des ouvriers des CA. Que l’Etat garde des fermes pour produire des aliments stratégiques comme les céréales, lait, viande pour régulariser les marchés et empêcher les situations de monopole est en fin de compte une finalité très louable.

L’assainissement financier et l’annulation des dettes de l’OTD semble indispensable et un préalable afin d’assurer un nouveau départ des CA et la possibilité d’investir de nouveau et d’améliorer la productivité de ces fermes. Cela permettrait également d’attirer de nouveaux investisseurs dans le cadre d’un partenariat public-privé pour apporter les finances nécessaires pour développer et intensifier les productions et chercher de nouveaux marchés d’exportation. Un cahier des charges du partenariat public-privé entre l’OTD et les investisseurs privés a été signé en 2017. Ce partenariat peut prendre des formes diverses notamment des contrats de culture et la création de sociétés mixtes.

En raison de l’important écart en matière de gestion et de performances entre les CA, il serait intéressant de ne garder que les exploitations rentables et restructurer les CA peu performantes pour les céder aux privés comme lots techniciens ou SMVDA

Conclusion

Les terres domaniales jouent un rôle important dans la sécurité alimentaire, la lutte contre la spéculation et l’approvisionnement du marché en céréales, fruits, légumes, lait, viande, œufs... Les CA de l’OTD sont de nos jours très endettés, peinent à investir et disposent d’une infrastructure, de bâtiments délabrés et des équipements vétustes. Avec la crise économique du pays, la sécheresse et le déficit hydrique, la situation des terres domaniales ne cesse d’empirer.

La question technique ne se pose pratiquement pas. L’OTD dispose d’une excellente équipe de techniciens bien formés et qui possède une très longue expérience en matière de conduite technique aussi bien des cultures que des élevages. Il sera toutefois nécessaire de recycler et de mettre à jour les staffs techniques pour les tenir au courant des avancées technologiques et améliorer l’efficacité de leur travail.
Afin d’améliorer la situation des CA il est nécessaire:

D’assainir la situation financière des AC et annuler leurs dettes
Réorganisation les CA en fermes à taille humaine plus faciles à gérer
Pousser vers la création de projets de partenariat public-privé
Revoir le décret n°2001-82 du 5 janvier 2001 pour plus d’autonomie technique et financière des CA
Motiver le personnel et le faire participer plus dans la gestion des CA.

Ridha Bergaoui

 

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