News - 29.04.2023

Ammar Mahjoubi: Le pouvoir personnel à Rome sous la République

Ammar Mahjoubi: Le pouvoir personnel à Rome sous la République

Faute de constitution, les magistratures romaines étaient apparues et s’étaient développées à l’époque républicaine de façon hétérogène, à des moments différents et pour des tâches diverses. Leurs rapports n’ont fini empiriquement par s’organiser, de façon plus ou moins instable, que par l’effet d’une pratique et d’une jurisprudence efficientes. Des magistratures extraordinaires non régulières, comme la dictature, tombèrent dès lors en désuétude. De 216 à 82 avant le Christ, pendant 134 ans, elles disparurent effectivement, pour ne renaître que sous une forme entièrement différente. Mais malgré leur hétérogénéité, on peut considérer, à quelques exceptions près, que les magistratures romaines étaient hiérarchisées, collégiales, annuelles et électives. Leur système, fondé principalement sur la collégialité, était soumis à un jeu complexe de pouvoirs et de contre-pouvoirs ; et même si Polybe (VI, 12, 9) présentait le pouvoir des consuls comme «monarchique», il aurait dû admettre sa limitation dans le temps et reconnaître, surtout, sa collégialité.

Atort ou à raison, l’annalistique de la république tardive fit de la haine de la royauté (l’odium regni), depuis 509 av. J.-C., le fondement même de l’Etat et projeta sur les époques archaïques, de façon anachronique, des moments où le Sénat, certains magistrats, certaines individualités très vertueuses civiquement, enfin le «peuple» lui-même, s’étaient dressés contre les «tentatives monarchiques» de forme et de style divers, accomplies par exemple par Manlius Capitolinus ou par Sp. Manlius. Tous, malgré les services rendus, payèrent de leur vie ce crime impardonnable car rien ne permet de le réparer, de réparer la faute d’avoir voulu régner (affectatio regni). Peut-être faudrait-il cependant préciser que ce climat idéologique était propre à l’oligarchie sénatoriale, car le peuple, en fin de compte, était pour le moins suspecté de complaisance.

Eventuellement, pour des cas d’urgence, il était prévu, depuis longtemps, une magistrature non collégiale, la dictature, à laquelle on pouvait avoir recours pour instaurer un commandement unique. Mais il fallait l’accord du Sénat, qui ordonnait aux consuls de «proclamer» un dictateur. Sa charge était limitée à un délai de six mois et on lui adjoignait un « maître de cavalerie », qui lui était subordonné. Parmi les cas d’urgence, les plus importants étaient précisément le danger militaire et la sédition intérieure. Le caractère tout à fait régulier de la dictature était souligné par le fait qu’on pouvait aussi la proclamer pour réaliser une tâche particulière, qui pouvait même paraître parfaitement formaliste, comme la présidence de comices électoraux, ou seulement pour «planter le clou» dans la porte du temple de Jupiter, pour éloigner une épidémie.

A très haute époque, l’histoire de la dictature reste obscure. L’accord du Sénat n’était peut-être pas obligatoire et on discute aussi le rôle des tribuns, car on ne sait s’ils intervenaient ou non, s’ils approuvaient ou non les actes du dictateur. Plus tard, au IIIe siècle avant le Christ, le recours à la dictature à des fins militaires était très rare et le dernier dictateur proclamé pour calmer une sédition était, en 287, Q. Hortensius. Mais vers la fin du siècle, la dictature réapparut provisoirement pendant la deuxième guerre punique, de 217 à 208. A Cannes, lorsqu’elle engagea la bataille contre Hannibal le 2 août 216 av. J.-C., l’armée romaine était commandée par les deux consuls, que secondaient les sénateurs les plus aguerris, parmi ceux qui avaient conduit des armées romaines. Ils alignaient plus du double des troupes d’Hannibal, mais le génie militaire du stratège carthaginois, qui donna alors sa pleine mesure, compensa l’infériorité de ses effectifs en déployant une manœuvre exceptionnelle, qui lui permit d’infliger aux Romains un désastre sans précédent. Rome compta près de 70 000 morts, et parmi eux les deux consuls de l’année précédente ainsi que le consul Paul Emile, le grand-père de Scipion Emilien, que le Sénat chargera plus tard, en 146 av. J.-C., de détruire Carthage. Rome n’avait plus d’armée et l’Etat romain était décapité. La dictature réapparut donc nécessairement, mais elle était singulièrement modifiée. Q. Fabius Maximus fut élu par le peuple, avec son maître de la cavalerie ; mais comme un conflit surgit entre eux, le plébiscite égala le pouvoir de ce dernier à celui du dictateur, supprimant ainsi le principe même du commandement unique. Fabius fut aussi choisi par les sénateurs avec l’obligation d’appliquer une stratégie voulue par eux et mal appréciée par le peuple. Puis après 208, il n’y eut que des dictatures à objet particulier, avec d’ailleurs des conflits de procédures; ce qui explique l’effacement complet de la dictature après 202.

C’est le Sénat qui, après la deuxième guerre punique, retrouva son prestige. L’institution avait assuré la continuité du pouvoir et de ses décisions, consolidant solidement l’emprise oligarchique ; ce qui ne signifiait pas la disparition des poussées, hésitantes encore, du pouvoir personnel. Scipion l’Africain, de prime abord aurait, selon une tradition, été le plus qualifié après ses victoires, en Afrique comme en Orient, et il aurait tenté de se mettre au-dessus de tous les autres gouvernants, bien qu’une autre tradition ait loué son civisme et son refus du titre de roi, qu’on avait voulu lui conférer en Espagne. De 187 à 184 av. J.-C., multiples furent les accusations, au Sénat et devant le peuple, contre lui ou contre son frère, la dernière aboutissant à son exil volontaire et au triomphe de la domination oligarchique.

De nouveau, à partir de 133 av. J.-C., réapparurent les accusations de «règne», formulées d’abord contre le tribun Tiberius Gracchus. Tout en évitant d’ouvrir la voie au pouvoir personnel, le Sénat essaya de fortifier le pouvoir consulaire contre celui des tribuns et la décision fut prise d’inventer un «Senatus Consultum Ultimum», qui donnait aux consuls un pouvoir dictatorial; mesure que ni les tribuns, ni tous les partisans des Gracques n’ont jamais acceptée, d’autant que le débat sur sa légalité perdura jusqu’en 49 av. J.-C., pour reprendre sous César. Puis, avec l’avènement de Sylla, la dictature connut un autre profil ; sa volonté était de se faire nommer «dictateur constituant», pour une durée indéterminée avec une mission réformatrice, confirmée par son abondante législation dans tous les domaines. Ce titre autorisa Sylla à proposer et à faire voter des lois, à prononcer légalement les proscriptions ; ce qui ne tarda pas à devenir un instrument de la terreur. Une tradition s’affirma, réitérant que le pouvoir de Sylla fut une véritable monarchie et peut-être même une tyrannie. Pourtant, le régime qu’il avait instauré, et qui devait se prolonger jusqu’en 49 av. J.-C., laissait une grande influence au Sénat. De 70 à 49 av. J.-C., la constitution de Sylla connut d’importantes modifications et fut aussi souvent violée par l’ascendant des personnalités dominantes, à commencer par la prépondérance de Pompée. Mais les formes étaient respectées et jusqu’en 49 les pouvoirs exceptionnels furent provinciaux, et les commandements militaires ne couvrirent ni Rome ni l’Italie.

Mais après ses victoires en Orient, Pompée devint une personnalité prédominante ; ce qui provoqua, entre 61 et 52 av. J.-C., l’apparition d’une combinaison empirique, considérée comme un « premier triumvirat » de façon erronée, car ce n’était qu’une entente entre Crassus, Pompée et César, avec des alliances matrimoniales. Ils avaient mis en commun leurs réseaux de clients et leurs ressources pour se partager honneurs et pouvoirs, tout en respectant formellement la constitution républicaine avec, cependant, certaines dispositions électorales, des pressions sur le Sénat et des mesures judiciaires contre les adversaires, comme les lois d’exil dont fut victime, entre autres, Cicéron. Tout en usant de ces moyens de gouvernement, qui n’excluaient ni l’intimidation ni la corruption, les trois dynastes se surveillaient jalousement ; César obtint le grand commandement sur les Gaules et l’Illyrie et Pompée celui de l’Espagne ainsi qu’un «imperium maius», plus grand que celui des gouverneurs provinciaux. Quant à Cassus, le partage lui accorda la Syrie et le chargea de la guerre parthique. Rome et l’Italie restaient ainsi en quelque sorte des territoires neutres.

Après la mort de Crassus dans son expédition contre les Parthes, une véritable anarchie urbaine se prolongea de 53 à 52 av. J.-C. ; s’imposa alors le recours à des pouvoirs personnels avec, à Rome, écrit Cicéron, comme «une odeur de dictature». Pompée cumula les attributions extraordinaires, conférées toujours avec les apparences de la légalité. Mais tout en s’alliant à des factions diverses, il restait « prisonnier de sa vanité, de ses faiblesses et de ses préjugés de caste », affirme C. Nicolet dans sa synthèse sur «Rome et la conquête du monde méditerranéen, Collection de la Nouvelle Clio, p. 412-428.» Mais malgré ses efforts démagogiques, il ne put, contrairement à César, atteindre la véritable «popularitas», ne plaisant guère aux foules urbaines et ne cessant de décevoir ses amis de la «bourgeoisie» italienne.

Dans son « De Republica », Cicéron écrivit un plaidoyer élogieux, proposant une constitution mixte, mais à nette dominante sénatoriale, avec l’installation de « principes » (les personnalités les plus importantes) chargés de la sauvegarde de l’Etat, et la nomination de sénateurs consulaires respectueux des lois, qui bénéficieraient du soutien de l’opinion italienne et non pas de celle de la plèbe urbaine, et qui appliqueraient un programme de conservatisme modéré. Mais ce n’était que la tentative d’un homme isolé, au milieu des dynasties corrompues de la noblesse romaine et en dehors des filières traditionnelles des clientèles militaires ou électorales. C’étaient ces filières qui faisaient intervenir des critères de regroupements sociologiques. Elles ralliaient les classes moyennes et prônaient les préceptes idéologiques qui conservaient une certaine idée de Rome et de la légalité républicaine, tout en écartant les tentatives de pouvoir personnel ou d’autorité exceptionnelle. Ce ne fut qu’une dernière chance, peut-être impossible, une ultime occasion ratée pour la paix civile et la liberté républicaine.

Ammar Mahjoubi
 

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