News - 17.05.2020

Riadh Ben Jelili: Covid-19, balance des paiements et crédits à l’exportation

Riadh Ben Jelili: Covid-19, balance des paiements et crédits à l’exportation

Riadh Ben Jelili. Directeur de recherche et d'analyse du risque pays- La Tunisie, comme tous les autres pays du monde, traverse une période particulièrement incertaine et évolutive. Une période qui génère des situations dramatiques pour des millions de personnes, et qui suscite des tensions et des réflexions opposées sur les bonnes mesures à prendre dans l’immédiat. Toutefois, l’angoisse de cette période n’est pas incompatible avec l’espoir de se donner les moyens de bâtir une Tunisie plus solidaire, socialement et économiquement résiliente.

Je voudrais dans un premier temps concentrer mon propos sur l’impact de la pandémie sur la balance des paiements tunisienne, avant d’aborder brièvement, dans un second temps, l’importance de la couverture des risques à l’exportation.

S’agissant de l’impact immédiat de la pandémie sur la balance de paiements, cinq constats importants se dégagent des données récentes : 

1. Le premier constat souligne le caractère fortement extraverti de l’économie tunisienne. Le commerce extérieur de biens et services représente en effet près de 100% de son PIB réalisé en 2019 (40 milliards $). Toutefois, la concentration de nos exportations par pays de destination fait que nos 4 principaux partenaires européens (la France, l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne) représentent à eux seuls plus de 70% du total de nos exportations de biens. La dynamique de nos exportations est par voie de conséquence fortement tributaire de la dynamique de la croissance de ces 4 pays, qu’on compte parmi les pays les plus durement frappés par la pandémie. Or, selon la Commission Européenne, la richesse des économies de la zone euro pourrait se contracter de près de 8% en 2020. Les pays qui vont payer le plus lourd tribut sont ceux qui ont le plus durement confiné leur population et nos principaux importateurs de biens en font partie.

2. Le second constat rappelle qu’il n’y a pas que les volumes des échanges qui vont être affectés, les prix le seront aussi et en particulier les prix des produits de base. Les mesures visant à freiner la circulation du virus ont aussi conduit à une baisse généralisée des cours des produits de base, sachant que la baisse est particulièrement marquée pour les produits énergétiques et, dans une moindre mesure, pour les métaux industriels. Ce qui devrait nous préoccuper le plus en la matière c’est les annonces récentes de restrictions de la part d’exportateurs majeurs de produits de base, ainsi que les politiques d’achats excessifs de certains importateurs, qui soulèvent des inquiétudes pour la sécurité alimentaire.

3. Le troisième constat se rapporte aux transferts de la diaspora, qui jouent un rôle essentiel de stabilisateur de la balance des paiements. Les envois de fonds des travailleurs et les rémunérations des salariés reçus représentent près de 5% du PIB soit près de 2 milliards $. Selon la Banque Mondiale, les envois de fonds des migrants dans notre région devraient chuter d’environ 20% en 2020. Ce qui signifie 20% de moins pour la compensation de la dégradation du déficit commercial, l’allégement des inégalités régionales ou l’amélioration des conditions de vie de milliers de ménages qui en dépendent.

4. Mon quatrième constat concerne un autre stabilisateur de la balance des paiements et assureur de la sécurité des réserves de change, les recettes touristiques. Celles-ci n’ont pas dépassé les 340 millions $, au terme du mois d’avril 2020, contre 410 millions $ en 2019, ce qui représente une baisse de 22%. Selon le ministre actuel du Tourisme et de l’Artisanat, compte tenu de la projection de l’année 2019 et de la tendance de l’activité pour les mois de janvier et février 2020, le secteur touristique a subi des pertes directes estimées à plus de 2 milliards $.

5. Mon cinquième et dernier constat se rapporte aux investissements directs étrangers (IDE). Abdelbasset Chemingui et moi-même avons procédé récemment à une évaluation de l’impact possible de la pandémie sur les flux des IDE entrants dans les pays Arabes. Cet exercice prend appui fondamentalement sur les révisions à la baisse des bénéfices des 5000 plus grandes firmes multinationales selon les secteurs d’investissement et la localisation géographique des filiales, ainsi que sur des informations détaillées sur les projets nouveaux d’IDE en Tunisie depuis 2003 à nos jours. Les résultats montrent que si seulement une partie des bénéfices des firmes multinationales est investie sur la base des tendances précédentes, les entrées d’IDE en Tunisie devraient chuter de 16% à 25% en 2020. En revanche, si tous les bénéfices sont investis, les entrées d’IDE chuteront de 28% à 43%. Les principaux secteurs qui attirent les IDE, soient l'énergie, l'électronique, la fabrication mécanique et le tourisme, seront les plus impactés.

Ces constats sont autant d’éléments imprévisibles qui complexifient inéluctablement le champ d’action des décideurs. Face à cette réalité, nous pouvons rester dans notre zone de confort et continuer à utiliser des outils de décision qui reposent tous sur un paradigme prédictif. Une zone de confort qui conforte le statu quo et amplifie chez le décideur une aversion pour les réformes. Réinventer de nouveaux outils est une nécessité absolue. Pour ce faire, nous devons être en mesure de répondre à trois types d’interrogation : Quelle est la nature du nouvel environnement dans lequel la Tunisie et les pays qui l’entourent agissent et comment évolue-t-il ? Quelle information devons-nous et pouvons-nous utiliser pour décider ? Comment intégrer le jeu des différents acteurs publics et privés impliqués dans la prise de décision en incertitude ?

De la réponse à ces trois questions découle des principes d’action concrets pour appréhender l’incertitude et l’inédit, pour s’en protéger et surtout pour en tirer parti.

Partant de ces considérations, il me semble que le décideur doit privilégier la résilience à l’efficience ; et l’agilité à l’inertie ou la conservation de la même stratégie et des mêmes modes de fonctionnement qu’auparavant.

L’adaptation des systèmes de financement des crédits à l’exportation dans notre pays œuvre en faveur de la résilience et l’agilité. La Tunisie ne manque pas d’expérience en la matière. C’est le premier pays Arabe à avoir instauré une agence de crédit à l’exportation (ACE), la Compagnie Tunisienne pour l’Assurance du Commerce Extérieur « Cotunace » qui a commencé son activité en 1985. Les compétences de cette compagnie s’exportent même puisque le directeur des opérations dans mon institution est tunisien et s’appuie sur trois autres cadres tunisiens hautement qualifiés, tous anciens cadres de Cotunace.

Qu’est-ce-que le crédit-export ou le crédit à l’exportation ? Il s’agit d’un mécanisme d’assurance, de garantie ou de financement qui permet à un acheteur étranger de biens ou de services exportés de différer son paiement pendant un certain temps. Le soutien public, fourni au travers des ACE, peut revêtir la forme d’une garantie pure accordé à l’exportateur ou à l’établissement de prêt ; d’un soutien financier sous forme de crédits ou financement directs ou bonifications d’intérêt ; et/ou d’un financement d’aide (crédits et dons). Le soutien financier peut être accordé conjointement avec la garantie ou l’assurance. Celle-ci couvre deux grands types d’aléas : le risque commercial émanant par exemple du non règlement de facture par un client étranger, ou du retard dans le règlement ; le risque souverain ou politique, c'est-à-dire le risque induit par des décisions prises par le gouvernement étranger comme la suspension de la convertibilité d’une monnaie, la limitation des transferts ou la nationalisation.

Les ACE ont joué un rôle important en 2008. En effet, d’origine financière, la crise menaçait de se propager au commerce international, dans la mesure où plus de 80% des opérations d’import-export s’adossent désormais à des services financiers d’assurance et de crédit. À la demande des gouvernements, les ACE ont pris le relais des assureurs privés, qui n’acceptaient de couvrir les transactions qu’à des prix très élevés.

Une ACE est donc une arme stratégique pour augmenter les performances à l’exportation et exploiter les nouvelles opportunités dans un environnement incertain.

Dans le contexte tunisien, pour un bon usage de cette arme il faut trois conditions préalables :

1. Il faut d’abord redéfinir des politiques industrielle et d’investissement capables de mobiliser les moyens de l’État au service des entreprises et d’amorcer un effort d’innovation pour éviter un retard dans des secteurs essentiels pour l’avenir (les technologies de l’information, les biotechnologies, les nanotechnologies, les technologies de l’environnement et l’énergie ou les matériaux de haute performance). L’enjeu réside dans la création de nouveaux emplois industriels et de services aux entreprises, durablement ancrés sur le territoire et dans des secteurs à fort potentiel.

2. Il faut ensuite restructurer le système bancaire tunisien en vue de réaliser l’assainissement des bilans et le remodelage du paysage bancaire par des opérations de regroupement. Ceci devrait considérablement contribuer à l’amélioration des modalités de financement de l’économie nationale ainsi qu’à sa stabilité. Les banques tunisiennes ne sont pas suffisamment dotées pour absorber convenablement les risques des PME-PMI. Cela n’est pas seulement dû à des facteurs spécifiques à ce type d’entreprises, mais aussi à des caractéristiques spécifiques aux banques tels qu’une technologie de crédit limitée, un faible recours à la cote de solvabilité, un manque d’informations sur les PME-PMI, l’inexpérience dans certains domaines et le manque de personnel qualifié dans ce secteur.

3. Il faut enfin intégrer pleinement les crédits à l’exportation et les institutions de garantie dans la stratégie de promotion des exportations et accroître significativement le capital de la Cotunace (actuellement autour de 9 millions de $ soit 26.5 MDT), renforcer sa gouvernance et ses capacités humaines en vue d’augmenter le nombre d’entreprises couvertes par les garanties à l’exportation. Il faudrait au moins doubler le taux de couverture des exportations de biens par les garanties/assurances, qui se situe actuellement autour de 3-4%.

Riadh Ben Jelili
Directeur de recherche et d'analyse du risque pays
Compagnie Arabe pour la Garantie des Investissements et des Crédits à l’Exportation
Koweït

Intervention présentée lors du webinar organisé par le laboratoire d'Intégration Economique Internationale sous la direction de Fatma Marrakchi Charfi le 15 mai 2020.  Thème : Covid-19 : Quelles opportunités pour la Tunisie dans une réorganisation des chaines de valeurs mondiales.

Participants :
. Fatma MARRAKCHI CHARFI, Professeure universitaire en Science Economique et Directrice du Laboratoire d’Intégration Economique Internationale,
. Ferid Belhaj, vice-président, Middle East and North Africa Region, à la Banque mondiale,
. Isabelle Joumard, Economiste principale, OCDE
. Riadh Ben Jelili, Directeur de recherche et d’analyse du risque pays Compagnie Arabe pour la Garantie des Investissements et des Crédits à l’Exportation, Koweït
. Jean-Marc Siroën, Professeur émérite à l’Université PSL Paris-Dauphine

 

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