News - 08.05.2020

A la mémoire de Majid El Houssi: L’homme des deux rives

A la mémoire de Majid El Houssi: L’homme des deux rives

«Celui qui se connait lui-même et les autres
Reconnaitra aussi ceci:
L’Orient et l’Occident
Ne peuvent plus être séparés».

Cette célèbre profession de foi de Goethe est toujours d’actualité. Elle a été de tout temps le crédo de ‘l’homme des deux rives de la Méditerranée’ que fut le poète et l’homme de lettres, Majid El Houssi.  Né le 20 janvier 1941 à Boumer dès (proche de Mahdia), il est mort le 10 mai 2008 à Padoue (Italie) où il vivait depuis 1962. Une année auparavant, muni d’une bourse du gouvernement tunisien, il débarquait en France pour des études supérieures. Survint alors la guerre de Bizerte. Au lieu de Paris, ce fut Padoue.

Voilà donc, aujourd’hui, douze ans exactement que ce poète tunisien repose non pas en Tunisie mais en Italie, à Florence, cette belle ville berceau de la renaissance italienne.  Hélas ! Peu de Tunisiens se souviennent de lui aujourd’hui, malgré les distinctions qu’il avait obtenues tout au long de sa carrière d’universitaire et de poète. Ancien directeur du Centre Inter-Départements des Services Linguistiques et directeur de l’Institut des Langues à l’Université d’Ancône (Italie) jusqu’en octobre 1999, titulaire de la chaire de linguistique française à la faculté de langues et littératures étrangères de l’université Ca’ Foscari, de Venise, ainsi que de l'Ordre de l’Étoile de la solidarité italienne, Majid El Houssi était également consultant pour la coopération interuniversitaire (Italie-Tunisie), rattaché au Cabinet du Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique et Technologique, ‘Docteur honoris causa’ de l'université de Sfax, et titulaire de l’Ordre tunisien de l’Education.

Peu après sa mort, à la suite de l’hommage qui lui fut rendu par ses collègues universitaires italiens, ce fut au tour de la S.E.L.E.F.A, (Société d’Études Lexicographiques & Étymologiques  Françaises & Arabes), en collaboration avec la  librairie parisienne Ishtar, que le défunt ne manquait jamais de visiter lors de ses séjours à Paris, d’organiser au mois de novembre, une soirée d’hommage à son ancien membre fondateur. Après l’émouvant texte écrit et lu par la fille du défunt et l’introduction de Roland Laffitte, président de la S.E.L.E.F.A, plusieurs intervenants avaient alors lu ses poèmes et évoqué le sens profond de la générosité et l’amitié de cet universitaire dont l’enseignement dans les universités italiennes comme Padoue, Ancône et Venise, avait inclus non seulement  les écrivains français qui visitèrent le  Maghreb, comme Flaubert, Dumas ou Maupassant, mais également les auteurs maghrébins d’expression française dont il connut la plupart personnellement, de Jean Amrouche à Abdelwahab Meddeb, en passant par Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Tahar Djaout, Tahar Ben Jelloun, Emmanuel Robles, Hédi Bouraoui ou encore, Albert Memmi.

On sait d’ailleurs que ce dernier, malheureusement absent à cette soirée d’hommage pour cause de maladie, avait décrit Majid El Houssi comme «son fils spirituel» lors de la réception donnée en l’honneur de ce dernier à  l’ambassade de Tunisie à Paris en janvier 2005, à l’occasion de la parution de son livre "Une journée à Palerme", un ouvrage revalorisant un des plus beaux moments de l’histoire de Palerme, l’histoire arabo-normande, et appelant à l’ouverture aux autres civilisations et à  la tolérance. Outre Albert Memmi, plusieurs personnalités du monde politique, intellectuel et universitaire, comme MM. Jérôme Bindé, Jean Lacouture ou encore Gabriel Coscas, avaient alors rendu un vibrant hommage au poète et écrivain tunisien. Tour à tour, MM Moncer Rouissi, Samir Marzouki et Albert Memmi évoquèrent longuement le parcours à la fois ‘unique et atypique’ de Magid El Houssi, homme nourri d’une culture autant arabe qu’italienne et française. Il est à signaler que l’auteur de La Statue de Sel n’a pas tari d’éloges sur son « fils spirituel », qui comme lui, animé par l’esprit de reconnaissance, aime sa terre d’accueil, sa langue et sa civilisation, mais reste viscéralement attaché à sa Tunisie natale.

Le long entretien que nous avions eu tous les deux à l’issue de cette cérémonie acquiert aujourd’hui, toute sa valeur de témoignage sur l’esprit de tolérance qui avait toujours animé cet homme des deux rives :

« Tous mes textes, nous disait-il, ne sont qu’un va-et-vient entre les deux rives, les deux rives de la Méditerranée, un dialogue continu entre la Tunisie et l’Italie. Cette fois-ci, le voyage à Palerme est simplement un intermède. J’ai voulu faire un pèlerinage aux sources de la civilisation arabo-normande. Une journée à Palerme, qui vient de paraître aux Editions IDLivres, est l’histoire d’un jeune Tunisois qui débarque dans cette ville et qui s’imagine y rencontrer un lexicographe de renom, originaire de Kairouan, Ibn El Kattar, qui a vécu à Palerme au Moyen-Âge. Il sera son maître et son guide spirituel à travers cette ville où les rues, les places, l’architecture gardent encore ce cachet d’une civilisation chargée d’histoire. Une sorte de voyage dans une cité devenue le centre de la Méditerranée où les rues, les places, l’architecture gardent encore ce cachet de la civilisation arabe. C’est aussi un voyage à travers les arcanes de l’histoire et de la civilisation arabo-normande.

… En fait j’ai voulu par ce livre revisiter l’histoire arabe dans la sérénité. Il vient à propos, car nous vivons un moment critique, voire tragique. C’est un appel aux intellectuels arabes puisqu’il s’agit de leur histoire, de leur patrimoine. C’est également un appel aux intellectuels occidentaux qui continuent à vouloir créer un ennemi qui n’existe pas. Les racines de l’Europe ne sont pas seulement judéo-chrétiennes, elles sont également arabo-musulmanes. Cette histoire de Palerme est fascinante car, pour la première fois, un peuple du Nord, chrétien, se plie à la beauté, à la splendeur de la civilisation musulmane. Les vainqueurs, c’est-à-dire les Normands, sont devenus, en quelque sorte, les vaincus dans la mesure où ils ont adopté spontanément la langue et la civilisation arabes. L’empereur Frédéric II maîtrisait parfaitement l’arabe ; c’est en cette langue qu’il correspondait avec le monde arabe ; on frappait la monnaie en trois langues, le grec, le latin et l’arabe. L’Islam était tolérant et cherchait le dialogue. Donc détruire toutes ces racines, c’est presque de l’auto-génocide ».

Précisons pour finir, que dans son livre Majid El Houssi ne met pas en lumière un personnage historique mais plutôt l’apport si riche de la civilisation arabe en Sicile. S’il n’intègre pas profondément son principal personnage historique, Ibn El Kattar, natif de Kairouan, dans son milieu, Palerme, c'est parce que son souci n’est pas de faire revivre le passé mais de tirer, à travers un itinéraire initiatique, « un pèlerinage aux sources de la civilisation arabo-normande », une leçon applicable aux temps présents.  En effet son roman parut en une période cruciale où d’aucuns appréhendaient un ‘choc des civilisations’ aux conséquences incalculables. En Italie, en particulier, le célèbre Lettre contro la Guerra (Lettres contre la guerre) de  Tizziano Terzani,  avait paru au début de  2002 en réponse  à l’ouvrage acerbe contre l’islam d’Oriana Fallaci, Ràbbia e Orgoglio (Rage et Orgueil), paru quelques semaines plus tôt.

Pour lutter contre ce "fond d'oubli" dont parle Marguerite Yourcenar, sur lequel, "comme les nuages dans le ciel vide", se dissipe notre misérable condition humaine, puissent nos associations culturelles créer enfin une journée de commémoration en faveur du regretté Majid El Houssi ! Paix à son âme !

Rafik Darragi


Parmi les publications de Majid El Houssi citons:

Je voudrais ésotériquement te conter, Quick-Press, Padoue, 1972.

Imagivresse,  Rebellato, Padoue, 1973.

Ahméta-O, Edition Francisci, Padoue, 1981.

Iris Ifriquiya, Edition Saint Germain des Près, Paris, 1981.

Des voix dans la traversée, L'Or du Temps, Tunis 1999.

Le verger des poursuites, Blandin, Paris, 1991.

Albert Camus : un effet spatial algérien, 1992.

Salammbô, le désir de perfection, Bulzon, Rome, 1999.

Les arabismes dans la langue française : (du moyen âge à nos jours), 2001.

Le regard du cœur, 2002.

Une journée à Palerme, iDLivre, Paris, 2004.

Albert Memmi : l'aveu, le plaidoyer, 2004.

Désigner l'autre : Roumi et son champ synonymique, 2007.





 

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