Opinions - 07.04.2020

Général Meddeb: Pandémie sur fond de menaces sécuritaires persistantes: Pourtant, pas de rappel de la réserve?

Pandémie sur fond de menaces sécuritaires persistantes, pourtant, pas de rappel de la réserve?

Par le Général (r) Mohamed Meddeb - Pression terroriste sans relâche, ingérences militaires étrangères, contrebande et crimes organisés, graves incidences de la crise libyenne, affermissement de nouvelles puissances régionales, retombées néfastes d’un chamboulement accéléré des rapports de forces, effritement continu de l’ordre international; tels sont les traits saillants du contexte géostratégique de la région méditerranéenne, notre région. Cette situation est à l’origine de graves incidences sécuritaires sur la Tunisie et de là sur son Armée. Celle-ci, alors qu’elle se débat, depuis surtout une dizaine d’années pour faire face à de nombreuses et diverses menaces, vient d’être invitée à booster l’effort national contre Covid-19. Curieusement, malgré cette crise sanitaire aigüe sur fond de menaces sécuritaires multiples et pressantes, on n’a pas enregistré une quelconque mobilisation de l’Armée de réserve. Est-ce l’expression d’une volonté et décision raisonnée ou d’impossibilité due à l’absence même d’une Armée de réserve mobilisable?

Pour assurer sa sécurité, la Tunisie, en optant dès son indépendance, pour le service militaire obligatoire, élargi par la suite au Service National, s’est ainsi dotée d’une Armée de conscription. Jusque-là, avec les moyens modestes que la nation a bien voulus mettre à sa disposition, l’Armée tunisienne s’est honorablement, dignement et avec un degré de professionnalisme plus que respectable, acquittée des missions qui lui ont été dévolues. Depuis 2011, l’Armée se trouve objet de notables mutations, entre autres, au niveau des missions et des ressources humaines. En effet, les missions de l’Armée se sont multipliées et diversifiées, allant de la défense du territoire, à la guerre au terrorisme et contrebande dans son volet sécuritaire, au soutien aux Forces de Sécurité Intérieure (FSI) dans le cadre du maintien de l’ordre, à l’installation puis la gestion de larges camps de réfugiés, à la protection de sites importants de production, ce, sans mettre totalement en veille ni sa contribution à l’effort national de développement ni sa participation aux missions onusiennes de maintien de la paix dans le monde. Concernant les ressources humaines, c’est au niveau du dysfonctionnement du Service National que le bât blesse, d’où l’impossibilité de disposer d’une réserve conséquente, mobilisable en situation de guerre ou de crise avec les conséquences qu’on pourrait aisément imaginer.

L’Armée et la crise anti Covid-19

Récemment, pour faire face au Coronavirus, l’Armée s’est vu chargée de protéger les sites de stockage des denrées alimentaires de base, d’accompagner les convois de transport de ces denrées entre différents sites et aussi de veiller, en soutien aux FSI, au respect du confinement général et du couvre-feu, instaurés pour faire face à cette pandémie.

A mon humble avis, au vu de la situation sécuritaire dans la région et des imprévisibles développements possibles des menaces et risques qu’encourt le pays, l’Armée "active" n’aurait pas dû être chargée de ces tâches supplémentaires de lutte anti-covid19, au risque d’une dispersion non souhaitée de ses efforts. Et si une intervention militaire était indispensable, n’était-il pas plus judicieux de recourir au rappel d’une partie de la Réserve ? Je crains que le non recours au rappel de la Réserve ne soit dû au fait que le pays ne dispose plus, ou presque, d’une Armée de Réserve, digne de ce nom, mobilisable et capable, dans ce cas, de soutenir les FSI et porter secours à la population, dans cette opération à grande échelle, sur tout le territoire et de longue durée, donc dispendieuse en personnel comme en équipement.

Essayer de comprendre comment est-on arrivé là, nous conduit inéluctablement à l’épineuse problématique du " Service National ", que pour des raisons obscures, les décideurs ont plutôt tendance à ignorer. Plus concrètement, il faut revenir au système de conscription, qui devrait alimenter les Forces Armées en jeunes recrues qui, à l’issue du Service National, se trouvent automatiquement versés dans cette réserve. Malheureusement, et ce n’est plus un secret pour personne, pour des raisons multiples connues de tous, le système de conscription actuel, en dysfonctionnement presque total, n’alimente que très peu les Forces Armées en jeunes recrues. Pourtant, s’agissant d’une Armée de conscription, elle devrait être constituée de plus de 55 % de jeunes citoyens accomplissant le "Service National", le restant des effectifs, étant des militaires de carrière, les officiers et une partie des sous-officiers, et des contractuels, la majorité des sous-officiers et hommes du rang.

Peut-il y avoir de Réserve sans Service National?

Ayant déjà, et à plusieurs reprises, attiré l’attention sur la nécessité de réformer le Service National dans sa version actuelle, en présentant les grandes lignes d’un Service National "universel et équitable", dans ce qui suit, je me limiterai à mettre en relief l’utilité, plutôt l’indispensabilité, d’entretenir une Armée de Réserve à laquelle le pays pourrait recourir en cas de guerre et de crise.  Et c’est un autre motif qui justifie la refonte, sans plus tarder, du Service National actuel.

On entend par Armée de réserve, l’ensemble des citoyens qui ont reçu auparavant, une formation militaire. Elle est donc constituée, majoritairement, des jeunes recrues ayant terminé le service national et d’anciens militaires "actifs" de carrière ou contractuels libérés, pour différentes raisons, avant l’âge de la retraite. Ces jeunes recrues, libérés à l’issue du devoir national, constituent donc, l’écrasante majorité de cette Armée de Réserve. Au besoin, ceux-là, peuvent être rappelés au service, selon le besoin, par catégorie, par classe, par qualification ou selon tout autre critère prévu par la loi.  Ainsi, il est clair qu’on ne peut avoir une "Armée de Réserve" et discuter des possibilités de son emploi, qu’en présence d’un Service National, au sein duquel seraient formés les jeunes recrues qui alimenteraient ladite Réserve.         

En règle générale, on fait appel à cette Réserve dans les situations de guerre et de crises graves pour, d’abord renforcer en personnel l’Armée active, et ensuite soutenir les efforts des organismes publics pour surmonter les difficultés rencontrées, tel que déficit en potentiel humain, en moyens ou capacités et savoir-faire d’intervention spécifiques ou autre.

De la Réserve face à covid-19, pour quel emploi?

Dans le cas d’espèce, la lutte au Covid19, et pour permettre à l’Armée active de se consacrer pleinement à sa mission institutionnelle principale, la défense de l’intégrité du territoire y compris la lutte antiterroriste, dans cet environnement sécuritaire régional et national délétère, on aurait pu, si on en avait une, mobiliser une partie de la Réserve et la charger de missions de soutien aux institutions publiques civiles qui en ont besoin. Cette Réserve, aurait permis par la même occasion, de renforcer les structures sanitaires militaires en personnel médical et paramédical et augmenter, de la sorte, les capacités militaires d’intervention sanitaires et autres dans le cadre de l’effort national anti-covid19.

Dans ce qui suit, un exemple d’emploi possible des formations militaires de réserve qui auraient été mobilisées dans ce cadre de lutte anti-covid19, en soutien aux institutions publiques impliquées.

D’abord au profit de l’Institution Militaire:

Renforcer en personnel, toute unité militaire qui en aurait besoin, sanitaire, de combat, logistique ou autre;
La mise sur pied de nouvelles unités sanitaires mobiles d’intervention anti-covid19 pour le dépistage et/ou la prise en charge en première ligne dans les zones démunies de telles capacités et autres missions,
La mise sur pied de nouvelles formations d’intervention au profit des institutions et autorités concernées.

Au profit du Ministère de la Santé:

Le détachement de personnel médical et paramédical mobilisé, à employer au sein des établissements hospitaliers ou dans de nouvelles structures médicales qui seraient créées à l’occasion;
La participation à la construction de nouvelles structures médicales dédiées au tri des suspects, traitement des malades ou autre;
La sécurisation des centres de confinement obligatoire des malades et des suspects.

Soutenir les Forces de Sécurité Intérieure dans les missions de:

Protection de points sensibles dans le cadre des missions de maintien de l’ordre;
Imposition du respect par les citoyens des mesures de confinement général, du couvre-feu, du port d’un masque ou d’autres mesures du même type.

Soutenir le Ministère du Commerce pour:

Protéger les dépôts principaux de denrées de première nécessité;
Sécuriser et au besoin assurer le transport des denrées de première nécessité entre les dépôts de stockage et les points de distribution.

Soutenir le Ministère des Affaires Sociales par:

La recherche et l’identification des familles nécessiteuses dans les zones isolées du pays, au sein d’équipes conjointes dudit Ministère ;
L’accompagnement des équipes de distribution d’aides financières ou en nature, aux nécessiteux dans les zones rurales en leur assurant sécurité et transport;
La création et la gestion de points de vente de produits de première nécessité pour les groupements d’habitations dans les zones reculées en cas d’absence de points de vente civils;
La distribution d’aides financières ou d’autres natures, aux familles nécessiteuses toujours dans les zones reculées.

Soutenir les autorités régionales et locales pour:

La désinfection de structures, espaces publics et d’attroupement de foule;
La collecte et la distribution d’aides aux nécessiteux;
Au besoin, accompagner les opérations d’enterrement des dépouilles contaminées par le covid-19 selon les normes fixées;
Effectuer toute autre mission dictée par le développement de la situation et des besoins…     

Evidemment, en fonction de l’évolution de la situation, en nature, l'ampleur et l'étendue dans le temps et sur le territoire, d’autres missions du même type, peuvent être dévolues aux formations mobilisées et davantage de réservistes pourraient être graduellement rappelés. Cependant, vu l’étendue de la pandémie et de l’action attendue de l’Etat, pratiquement sur tout le territoire du pays, sans discontinuer pendant de nombreuses semaines, on peut aisément imaginer le volume du personnel requis pour ces interventions, plausiblement de nombreux milliers. Prélever ce volume sur les effectifs de l’Armée active, risque fort d’entamer sa capacité de faire face aux développements imprévisibles éventuels des menaces et risques dans le cadre de sa mission constitutionnelle spécifique, la défense de l’intégrité territoriale du pays, d’où le besoin de recourir à la mobilisation de la Réserve. Encore une fois, celle-ci, la réserve, n’est que l’aboutissement d’un Service National bien accepté et assimilé par la Nation parce que "universel et équitable".

Volontarisme, Société Civile et interventions militaires?

A l’occasion de la lutte anti-coronavirus en cours, la société civile semble avoir comblé, ne serait-ce qu’en partie, l’espace d’intervention qui, normalement, revenait à l’Armée. Cependant, les interventions de la société civile, outre leur caractère aléatoire, parce que par nature basées seulement sur le volontariat, elles restent limitées par rapport à celles de l’Armée en moyens matériels et personnels, en qualifications et capacités d’intervention particulièrement dans les situations sécuritaires tendues et dans les zones reculées. En tout cas, l’Armée n’a vocation à concurrencer ni les institutions publiques ni les acteurs privés, ni la Société Civile, elle intervient seulement quand tous ceux-là, sont dépassés ou ne peuvent pas intervenir, donc pour les renforcer, compléter leurs actions ou pour des raisons sécuritaires ou autres, tout simplement combler un vide. Par nature et grâce à sa réserve, l’Armée doit toujours pouvoir servir d’ultime recours pour la nation.

Ainsi, au moment des crises graves et bien sûr en état de guerre, le pays doit pouvoir compter sur une Armée de Réserve, pour d’abord renforcer les forces de combat en potentiel humain, et ensuite porter secours à la population en renforçant l’action des différentes institutions publiques et au besoin, aussi du secteur privé. Evidemment, une Armée de Réserve n’est, par nature, que l’aboutissement d’un régime de conscription, donc d’un service national "universel et équitable", effectif. Ce Service National, incontournable pour la défense du pays, offre aussi d’innombrables opportunités, et pour les jeunes et pour la nation tout entière. Le rappel de la Réserve est, de sa part, le cadre de mobilisation organisée de très larges franges de compétences et forces actives de la Nation. Malheureusement, on en est loin, et cela ne s’improvise pas, au contraire, ça se prépare bien à l’avance ! Pour y arriver, d’abord une volonté politique, une vision claire, ensuite un cadre juridique et une appropriation citoyenne du projet!

-Que Dieu protège la Tunisie-

Général (r) Mohamed Meddeb
Armée Nationale
 

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