News - 05.03.2018

Samir Brahimi : Encore un propos pédagogique sur la Banque centrale de Tunisie

Apologie pour la citadelle: Encore un propos pédagogique sur la Banque centrale de Tunisie

1- Le gouverneur Ayari quitte la rue Hédi-Nouira et remet les clés à un nouveau locataire: le gouverneur Abassi.

Le modus operandi «convenu» entre le chef du gouvernement et le gouverneur partant est à saluer, car en démissionnant, le second a évité au pays et à l’institution la répétition d’un rituel gênant, celui qui a animé le départ du gouverneur Nabli. La plénière souveraine organisée à cette occasion continuera, en effet, de marquer la mémoire collective, la mienne en tout cas, et de jeter son ombre sur toute nouvelle investiture à la prérogative monétaire, tant que le modèle de gouvernance de la Banque centrale de Tunisie n’aura pas été revisité de manière sérieuse et profonde.

L’attitude du chef du gouvernement est, elle aussi, à saluer. En s’abstenant d’assister à la plénière de l’ARP consacrée à l’investiture du gouverneur Abassi, Monsieur Youssef Chahed a échappé aux filets que certains chasseurs voulaient lui tendre, en particulier les adversaires de l’indépendance de la Banque centrale, épargnant ainsi à la BCT d’être définitivement perçue comme un simple département ministériel. 

Les arguments contre l’indépendance de la Banque centrale ne manquent pas d’ailleurs et ont même souvent ravivé la controverse sur cette question. Dans une contribution précédente, nous avons fait brièvement état de cette tendance perceptible chez certains députés lors des débats sur le projet de refonte des statuts de la BCT et qui dénonce la non-responsabilité politique de la BCT, en ce qu’elle contraste avec ce constat, vérifiable du reste, que la politique monétaire menée par la Banque centrale impacte nécessairement les autres agrégats macroéconomiques et que son exercice n’est somme toute que le prolongement de l’action gouvernementale.

2- Depuis le changement politique intervenu à l’entame de 2011, aucune institution n’a souffert autant que la BCT. Les multiples accusations dont elle fut l’objet ont gagné sa probité même et les tentatives répétées de la mettre définitivement sous le joug du pouvoir politique ont fragilisé son autorité, entamé sa crédibilité et affecté négativement la perception de son environnement local et étranger.

Le «turnover» des gouverneurs, trois jusqu’ici en sept ans, nourri par des considérations aux confins du politique, a mis à mal l’indépendance de l’institution et sa vocation éminemment technicienne.

Les événements récents marqués par la double inscription de la Tunisie sur la liste du Gafi et celle de l’UE, des juridictions dont le dispositif LBA/FT présente des carences stratégiques, ont offert une nouvelle occasion pour remettre en question, voire en cause, la compétence de l’institution en sa qualité de dépositaire privilégié, à travers la Ctaf, du dossier LBA/FT.

3- Au plan légal, le nouveau destin de la BCT fut préannoncé dans la «petite Constitution» pour être définitivement scellé dans la «grande», renvoyant ad vitam æternam la possibilité de corriger ce qui était une erreur d’approche sur une problématique majeure: l’indépendance de la politique monétaire.

La Constitution, relayée par la loi organique de 2016, nous livre, en effet, une banque centrale affaiblie par le statut précaire et essentiellement révocable de son gouverneur et un mandat confus, faute d’avoir convenablement saisi, pour pouvoir aussi convenablement les résoudre, les pétitions de base d’une gouvernance idéale de la chose monétaire et au-delà de la chose économique.

(i) Sur le plan organique d’abord, les choix opérés pour la nomination/révocation du gouverneur de la Banque centrale traduisent le souci d’une distribution éminemment politique des pouvoirs au sein de la «Troïka» plutôt que celui de résoudre la problématique pourtant essentielle de la nécessaire indépendance organique et fonctionnelle de la Banque centrale à l’égard du gouvernement, alors que le principe d’indépendance se définit uniquement par rapport à ce dernier et réclame de le priver de tout ascendant pouvant lui donner la possibilité de faire des injonctions à la Banque centrale dans le cadre de la conduite de la politique monétaire.

Ce risque est d’autant plus réel si nous prenions en considération le glissement des pouvoirs du chef de l’Etat sous l’ancienne Constitution vers le chef du gouvernement sous la nouvelle. Dans le sillage de la «parlementarisation» du régime politique, nous assistons en effet à un transfert des compétences du premier vers le second à qui il revient, désormais, de déterminer la politique générale de l’Etat et de veiller à sa mise en œuvre.

L’emprise du chef du gouvernement se manifeste également à l’égard du Conseil d’administration, puisque c’est lui qui nomme le vice-gouverneur, les deux universitaires et les deux anciens banquiers, alors que les deux hauts fonctionnaires de l’Administration centrale sont  soumis in fine à sa hiérarchie.

Les pouvoirs attribués à l’ARP dans la nomination/révocation du gouverneur est également une erreur, en ce qu’ils contribuent à politiser davantage l’institution et à l’écarter, sinon l’éloigner, de sa vocation technicienne. A l’emprise du gouvernement, s’ajoute ainsi celle des partis politiques. Les Tunisiens se plaisent aujourd’hui à décoder l’ADN du gouverneur et de son second, pour remonter à la paternité partisane. Nous soulignerons, à ce propos, que les banques centrales ne répondent pas à une nécessité d’ordre juridique. Le plus souvent, elles n’ont pas de statut constitutionnel et le plus souvent aussi, il ne pèse sur les législateurs aucune obligation de les créer. Les banques centrales sont une nécessité technique propre au pouvoir exécutif et renvoie au souci de séparer en son sein des politiques aux objectifs conflictuels : la politique budgétaire et la politique monétaire.

Les rapports ente l’ARP et la Banque centrale devraient se limiter au devoir de redevabilité (Accountability) qui incombe à la seconde à l’égard de la première. Ce devoir est le pendant naturel de l’indépendance de toute banque centrale, car il ne peut être admis, dans un modèle idéal de démocratie, que la politique monétaire, qui n’est autre qu’un instrument de la politique économique, soit soustraite au contrôle du citoyen.

(ii) Sur le plan fonctionnel, le compromis sur le mandat principal de la Banque centrale déboucha sur une rédaction inédite, car sans équivalent dans toute la pratique comparée : «L’objectif principal de la BCT consiste à maintenir la stabilité des prix. La Banque centrale contribue à la stabilité financière de manière à soutenir la réalisation des objectifs de la politique économique de l’Etat, y compris dans les domaines de la croissance et de l’emploi. Elle œuvre pour une coordination optimale entre la politique monétaire et la politique économique de l’Etat». (Art.7).

Ainsi donc, le soutien à la politique économique de l’Etat, y compris en matière de croissance et d’emploi, n’est plus adossé à l’objectif de stabilité des prix, mais à celui de la stabilité financière (!) Faut-il rappeler à cet égard que la stabilité financière poursuit un objectif qui n’a rien à voir avec la croissance et l’emploi : la solidité du système financier et sa protection contre le risque systémique.

La BCT œuvre pour une coordination «optimale» (!) entre la politique monétaire et la politique économique de l’Etat. Il lui reviendra donc d’en prendre elle-même l’initiative, d’en apprécier seule le caractère «optimal», d’en inventer seule les instruments et les canaux de communication, le tout sans qu’il y ait de contradicteur ni d’arbitre, la loi s’étant abstenue d’organiser les compétences des uns et des autres de manière claire et précise, alors que la matière relève de la gouvernance de l’ordre public économique.

La meilleure illustration du déficit de coordination entre la politique économique et la politique monétaire concerne le domaine budgétaire, au titre duquel la Tunisie a connu le plus de déboires. Depuis la révision des statuts en 2006, il a été expressément interdit à la Banque centrale d’accorder son concours au Trésor, comme elle le faisait auparavant.

La réalité aujourd’hui est que la BCT, au lieu de se battre pour éviter tout dérapage budgétaire, contraire à son mandat, celui de préserver la stabilité des prix, n’hésite pas à faciliter le financement des déficits à travers l’injection de la liquidité sur le marché par le biais de laquelle les banques souscrivent aux BTA et à soutenir le gouvernement dans la mobilisation des financements extérieurs.

Ainsi les dispositions mises en place par le législateur en 2006, afin d’éviter des avances de la BCT, ont été quelque part contournées, alors que les appels depuis 2009 à la création d’une agence de la dette («Tunisie Trésor») pour s’occuper des sorties de l’Etat tant sur le plan intérieur qu’extérieur ont été, quant à eux, ignorés.

5- Nous voudrions enfin évoquer les derniers «blacklistages» de la Tunisie auprès du Gafi et de l’UE et leur impact sur la Banque centrale du fait que la Ctaf s’y soit rattachée. Le constat pour nous est que cette affaire a été négociée sur fond d’incompréhension et de déficit de communication et que les termes du débat ont été tout simplement déplacés de leur véritable périmètre. Faut-il souligner à ce propos que l’appropriation par le pays des enjeux liés aux risques BA/FT demeure encore faible pour une raison très simple: dans les pays de l’Ocde, la volonté politique a précédé les normes du Gafi (Sommet de l’Arche du G7 de 1989), alors que chez nous, comme d’ailleurs  chez nos voisins de la région Mena, les normes ont précédé la volonté politique. La nuance est fondamentale, car le déficit de volonté politique procède d’une inconscience sur la gravité des enjeux et conduit par la suite à une insuffisance, voire à une absence de réactivité et un déficit manifeste dans l’allocation des ressources. Nous rencontrons cette conscience beaucoup plus chez la Ctaf, car elle est, de par son mandat de représentation du pays dans le domaine, la mieux au fait des mécanismes de pression du Gafi et de ses couloirs.

La LBA/FT est l’affaire de tous, y compris le secteur privé (secteur financier et entreprises et professions non financières désignées par le Gafi). Le standard international, repris par la loi locale, identifie les compétences et les devoirs des uns et des autres de manière claire et précise, facilitant du coup la détermination des responsabilités. La communication entre les autorités en charge du dossier ne semble pas avoir été à la mesure des enjeux. Nous ignorons le contenu des échanges de correspondances entre la Ctaf et le gouvernement, mais nous constatons que les communiqués de la Ctaf, bien qu’ils soulignent, à raison d’ailleurs, les témoignages positifs exprimés à l’endroit de la Tunisie au titre des efforts déployés dans le domaine et la révision à la hausse de bon nombre de notations sur la conformité technique aux normes du Gafi, ne renseignent pas de manière claire sur les mesures adoptées au plan international et régional à l’encontre du pays (Déclaration publique du Gafi et régime de suivi renforcé au sein du Gafimoan). Ce genre de dossier ne se traite pas uniquement à travers les bureaux d’ordre ni à des niveaux administratifs inférieurs. Le premier président de la Ctaf a alterné la croix et la bannière pour faire adopter la révision, en 2009, de la loi LBA/FT, afin de mettre le dispositif national au diapason du standard du Gafi, ce qui a valu au pays le meilleur régime de suivi au sein du Gafimoan, au moment où la majorité des pays de la région Mena ont été épinglés par le Gafi. Le président sortant de la Ctaf avait toute la latitude pour provoquer des réunions au plus haut niveau de l’Etat, d’alerter en temps pertinemment précoce et de manière franche sur les risques induits par le dossier afin d’arrêter les termes d’une stratégie nationale qui associe tout le monde et qui soit à même d’offrir au pays toutes les chances de se défendre au mieux de ses intérêts dans ce dossier.

La question à l’ordre du jour est de soustraire la Ctaf à la BCT et de la confier à une autre autorité. Certains médias ont rapporté que le gouverneur Ayari a proposé à ce sujet le ministère de la Justice comme département d’accueil. La proposition, si l’information était vérifiée, constituerait sans doute une réaction aux échanges passionnés entre le gouvernement et la Ctaf sur les responsabilités de l’un et de l’autre dans le «blacklistage» du pays. Le spectacle offert au sein et en marge de la réunion de la commission parlementaire ayant précédé la désinvestiture du gouverneur Ayari n’est pas à la gloire du pays légal. L’Etat a accusé l’Etat!

La proposition du gouverneur Ayari serait toutefois à méditer, car elle semble ignorer les termes de l’arbitrage ayant conduit au rattachement de la Ctaf à la Banque centrale et la présence d’autres alternatives plus pertinentes au cas où les autorités viendraient à décider de l’y déloger.

Samir Brahmi

Secrétaire général du CIPED

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