News - 27.04.2017

Mongi Mokadem: Le sauvetage du dinar est-il possible?

Mongi Mokadem: Le sauvetage du dinar est-il possible?

S’il est admis communément que la monnaie reflète l’état de santé de l’économie, la dépréciation du dinar n’est que l’expression d’une économie malade. Et, pour soigner cette maladie, on ne doit pas se contenter de traiter les symptômes, mais de s’attaquer directement à l’origine du mal.
La dépréciation du dinar trouve son origine dans l’essoufflement du modèle de développement libéral prévalant en Tunisie depuis le milieu des années 1980. C’est ce modèle qui a provoqué la dégradation des fondamentaux de l’économie tunisienne surtout depuis 2011 qui, à leur tour, ont entraîné l’érosion des réserves de change et les nouvelles orientations de la politique monétaire.

1 – L’essoufflement du modèle de développement

C’est au cours des trente dernières années que le modèle néolibéral ou ultralibéral s’est imposé. Il s’inspire principalement des thèses libérales libre-échagistes du 19° siècle ayant comme fondement les mécanismes régulateurs du marché et sa main invisible. Ce qui a donné lieu aux plans d’ajustement structurel qui ont été imposés aux pays en développement et dont les principales composantes s’appellent libéralisation économique, financière et commerciale, privatisations massives, désengagement de l’Etat et déclin de son rôle régulateur.
Selon le modèle libéral, l’économie doit être régie par les lois du marché et régulée par la « main invisible ». L’Etat ne doit pas intervenir dans l'économie et dans la société et si intervention il y a, elle doit, par conséquent,   être minimale et uniquement pour permettre à la main invisible du marché de jouer pleinement son rôle. 
Dès lors, une question se pose tout de suite : Peut-on aujourd’hui confier le destin de notre économie aux mécanismes du marché, mécanismes qui ont montré, de tout temps, leurs limites et qui n’ont fait que favoriser la contrebande, le marché parallèle, la corruption, la délinquance fiscale et les inégalités sociales et régionales. Autrement dit, peut-on, aujourd’hui, opter pour un modèle néo-libéral pour réaliser les objectifs d’une révolution foncièrement sociale ?

Le marché ne peut, en aucun cas, se substituer à l’Etat. Joseph Stiglitz n’a-t-il pas écrit que : « Une des raisons pour lesquelles la main invisible est invisible, c’est peut-être qu’elle n’existe pas. » (« Quand le capitalisme perd la tête », 2003).

Dans tous les cas et quoique dise la propagande libérale, le libéralisme ne peut servir de référence pour la construction d’un modèle devant répondre aux attentes des tunisiens en matière de « emploi –liberté– dignité nationale ».
La Tunisie s’est engagée dans ce modèle néolibéral extraverti et inégalitaire depuis les années 1970 et surtout à partir du milieu des années 1980 avec la mise en application du plan d’ajustement structurel. Un modèle qui a provoqué une fracture sociale et régionale et a soumis l’économie tunisienne au diktat des institutions financières internationales et à leurs recommandations hégémoniques.
Ce modèle néolibéral s’est totalement essoufflé puisque les résultats parlent d’eux-mêmes :

  • Davantage de fragilité de l’économie tunisienne qui n’attire que des investissements étrangers fragiles et générateurs de valeur ajoutée faible et d’une employabilité limitée.
  • Une aggravation du chômage affectant surtout les diplômés et les femmes.
  • Un rétrécissement de la classe moyenne.
  • Un approfondissement des inégalités sociales et régionales.
  • Une généralisation de la corruption.

2 – La dégradation des fondamentaux économiques

L’épuisement de ce modèle de développement libéral s’est traduit par un affaiblissement de la compétitivité de l’économie tunisienne et par une non diversification des produits et donc par l’absence d’opportunités pour l’accroissement des exportations. A cela, il faut ajouter certaines répercussions de la révolution, notamment l’explosion du marché parallèle, l’insécurité et le mouvement revendicatif.
Tous ces facteurs n’ont pas manqué de provoquer la dégradation des fondamentaux économiques, notamment l’aggravation du déficit de la balance courante, l’épuisement des réserves de changes, le manque à gagner fiscal, le déficit budgétaire, la chute des recettes touristiques, la baisse des investissements étrangers et des dépenses publiques et le rapatriement des dividendes par les sociétés étrangères off-shore.

Ce sont donc les choix économiques et sociaux inhérents à ce modèle de développement en crise qui constituent des conditions favorables à la dégringolade de la valeur du dinar par rapport aux principales devises (l’euro et le dollar).
Ce qui veut dire qu’il est impossible d’arrêter cette dégringolade du dinar sans entreprendre les réformes profondes nécessaires à même de créer un environnement favorable pour la stabilisation de la monnaie nationale.

3 – L’érosion des réserves de change et les nouvelles orientations de la politique monétaire

Quant à la responsabilité de la politique monétaire dans cette stabilisation, il est important de souligner que la Banque Centrale de Tunisie (BCT) dispose, comme toute banque centrale, des instruments lui permettant de défendre la valeur du dinar, principalement les interventions sur le marché des changes. Or, il se trouve que la BCT a énormément réduit ses interventions parce qu’elle ne dispose pas de réserves de change suffisantes pour pouvoir soutenir efficacement la valeur du dinar.

Depuis sa création en 1958, et abstraction faite de la dévaluation de 1964 de 20 %, le dinar a gardé sa stabilité. Et c’est seulement à partir de 1986 avec la mise en application du Plan d’ajustement structurel (PAS) et sa dévaluation de 10 % que le dinar entre dans un processus de dépréciation continue.

L’adhésion à l’OMC et la conclusion de l’accord de libre-échange avec l’Union Européenne en 1995 consacrent la libéralisation progressive du commerce extérieur de la Tunisie. Ce qui ne manque pas d’exercer des pressions sur les importations et de provoquer une rupture des équilibres extérieurs. Pour rétablir ces équilibres, les autorités ont laissé glisser le dinar. Mais avec le démantèlement tarifaire avec l’UE qui s’est prolongé jusqu’à 2008, le déséquilibre devenait évolutif et il était nécessaire de recourir à des corrections successives de change.

En outre, avec le peu de consolidation du secteur industriel et l’accroissement du chômage, le déficit de la balance commercial s’est amplifié et l’endettement extérieur s’est aggravé.

L’avènement de la révolution en 2011 n’a pas arrangé les choses avec les importations anarchiques (grande distribution et concession auto), l’instauration du libre-échange avec la Turquie et la crise des secteurs pourvoyeurs de devises (tourisme, phosphate, textile).

Depuis 2016, les droits de douane sur les biens de consommation en provenance, notamment des pays asiatiques ont été ramenés à 20 %. Ce qui va développer l’importation des produits surtout chinois.

C’est dans toute cette évolution que réside la dépréciation du dinar qui est de l’ordre de 72 % depuis 1985.

Cette dépréciation a, certes, développé artificiellement les activités exportatrices, mais elle a surtout profité aux affairistes, aux contrebandiers et aux corrompus qui s’adonnent aux activités d’importation de produits de consommation. Et, elle a, évidemment, exercé des effets douloureux sur les classes moyennes et les classes pauvres.
Il faut, cependant, préciser que le désistement de la BCT n’est pas fortuit, mais relève d’une politique de change libérale dans laquelle elle s’est engagée et qui est conforme aux recommandations du Fonds Monétaire International (FMI) selon lesquelles la Tunisie doit libéraliser davantage sa politique de change. C’est ce qui est, d’ailleurs, annoncé dans les paragraphes 17 et 18 du mémorandum présenté au FMI (2 mai 2016) et dans lequel la Tunisie accepte de modifier la loi des changes et de changer le mode d’intervention de la BCT pour ajuster la valeur du dinar par rapport aux principales devises.
Ce qui signifie que la Tunisie est, désormais, impliquée dans une politique de change libérale avec une limitation (voire une abstention) délibérée des interventions de la BCT en matière de défense de la valeur de la monnaie nationale. C’est ce qu’affirme le gouverneur de la BCT en disant que : «Actuellement, on laisse le Dinar se déprécier. On intervient certes, mais c’est juste pour essaie de lisser la volatilité et les grands moments de dépréciation. Mais on intervient de moins en moins et on n’a plus les moyens d’intervenir. Cela coûte très cher en devises pour le stabiliser. A peine le stabilise-t-on qu’il chute de nouveau» (African Manager, 8 juin 2016).

Tant que la BCT continue de mener une politique libérale de change conformément aux instructions du FMI, le dinar continuera sa chute avec toutes les conséquences qui en résultent : aggravation de l’endettement extérieur, hausse des prix notamment des produits de première nécessité importés (céréales et médicaments), inflation générale, augmentation de la pression fiscale, … c’est-à-dire toutes les conditions pouvant conduire à une explosion sociale.

4 - Que faire alors?

Ce qui est urgent aujourd’hui, c’est non seulement d’éviter la baisse progressive de la valeur du dinar, mais surtout d’éviter son effondrement total. Il faut, donc, en toute priorité relancer la croissance économique et favoriser la création de richesses. Pour y parvenir, il faut:

1- Dans le moyen terme, il faut envisager des réformes profondes destinées à revoir les politiques néolibérales qui ne sont, en fait, qu’une fuite en avant et qui ne peuvent ni garantir une croissance économique soutenue, ni assurer la stabilité de la valeur externe et interne du dinar.

2- Dans le court terme, il faut agir pour atténuer les déséquilibres de l’économie tunisienne et réduire leurs effets néfastes sur le dinar. Il faut s’attaquer vigoureusement à la corruption, à la contrebande, au marché parallèle, à la fraude, au blanchiment, à la spéculation et aux importations anarchiques.

3- Dans l’immédiat, il faut prendre les mesures nécessaires pour réduire le déficit commercial et accroître les réserves de change. Ce qui nécessite:

  • Une renonciation à la politique libérale de change et la réorientation de la politique monétaire concernant ses objectifs finaux et intermédiaires, ainsi que ses instruments pour que la BCT puisse intervenir efficacement pour défendre la monnaie nationale;
  • L’application des «clauses de sauvegarde» prévues dans l’accord de libre-échange passé avec l’UE en 1995;
  • La suspension de l’importation des biens de consommation superflus (articles de luxe et produits ayant leurs des équivalents fabriqués en Tunisie). Les importations doivent se limiter aux biens de consommation de première nécessité, aux matières premières et aux biens d’équipements;
  • L’encouragement des secteurs producteurs (agriculture et industrie) pour promouvoir les investissements et la production et par voie de conséquence les exportations et l’emploi;
  • La lutte contre la contrebande qui fait circuler des montants colossaux de devises en dehors des circuits réguliers,

De telles mesures ne peuvent évidemment aboutir qu’avec l’amélioration de la situation sécuritaire et l’assainissement du climat social tout en précisant que les mouvements revendicatifs ne sont pas une cause de la dépréciation du dinar, mais l’une de ses conséquences.

Il va de soi que la mise en pratique de toutes ces mesures structurelles et conjoncturelles nécessite une volonté politique sans faille et une détermination indéfectible.
Si la dépréciation du dinar exerce des effets douloureux sur les classes moyennes et pauvres de la Tunisie, elle profite, en revanche, et de manière indécente aux mafias, aux délinquants fiscaux, aux affairistes, aux corrompus et aux contrebandiers.

C’est en optant pour une stratégie ferme en matière de lutte contre la dépréciation du dinar que le pouvoir politique peut se doter des instruments nécessaires et suffisants afin de combattre cette dépréciation et faire en sorte à ce qu’elle ne soit pas un facteur supplémentaire de déséquilibres économiques et de tension sociale.
C’est précisément en fonction de l’audace avec laquelle les décisions sont prises dans le cadre de cette stratégie que l’on peut obtenir soit un sauvetage du dinar, soit son effondrement total.

Mongi Mokadem

 

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