News - 31.01.2017

Qui était Azzouz Lasram

Qui était Azzouz Lasram

Dans la première moitié des années 1970, le président Habib Bourguiba faisait un discours dans la région de Jendouba. Il remarqua que les réactions du public n’étaient pas toujours tout à fait synchrones avec ses propos. Il s’en ouvrit par après au groupe de personnes qui l’accompagnait et dont faisait partie Abdelaziz Lasram, à la tête alors de la Banque Nationale (en ce temps-là ‘de Tunisie’ et depuis redevenue ‘Agricole’), et président du Club Africain. On expliqua au Combattant Suprême que les réactions de la foule accompagnaient un match du Club en question. Prenant ‘Si Azzouz’ par l’épaule, le président de la République déclara alors tout sourire aux présents: « C’est terrible, être président de club, pire que de la République ! C’est une élection chaque semaine… ».

Cette élection, Azzouz Lasram la remporta chaque semaine pour le Club Africain. S’il est des astres dont la lumière rayonne et illumine encore même longtemps après qu’ils aient disparus, le patricien qui naquit le 25 mars 1928 fut l’un de ces astres. Son action bénéfique se ressent encore aujourd’hui dans tous les domaines dont il eu la charge. Tant sur les structures économiques du pays qu’au sein du Club Africain. Ce dernier, parallèlement à la dévotion de Si Azzouz à son pays et son sens de l’Etat, fut l’œuvre de sa vie. Sa modernisation et sa pérennisation lui sont intégralement redevables, à lui et à quelques hommes de grande valeur qui l’accompagnèrent dans cette tâche. Et si le Club tint malgré les coups de boutoir qu’il subit constamment un quart de siècle durant, de l’extérieur comme de l’intérieur, c’est grâce aux acquis que Si Azzouz lui apporta.

Celui qui fut à deux reprises ministre de l’économie(1) mentionnait volontiers lors de ses conversations que c’était le Club Africain qui avait fait de lui un homme. Et sa perception de l’association sportive était éducationnelle et émancipatrice, comme il le déclara il y a déjà un demi-siècle de cela en précisant qu’il voulait que les joueurs de divers milieux (et de différents sports) interagissent et se mélangent afin de hisser le niveau général moyen vers le haut. Lui-même pratiqua le football (nulle part ailleurs qu’au CA) jusqu’en juniors tout en menant avec brio des études qui allèrent du lycée Carnot à l’Ecole Nationale d’Administration, et se sentit toujours une responsabilité quasi-paternelle envers ses joueurs. Ainsi, lorsque l’un de ses ex-joueurs, orphelin et candidat-bachelier, était dans l’attente des résultats de sa session du baccalauréat, Abdelaziz Lasram qui ne faisait pourtant plus officiellement partie du Club ne laissa à nul autre que lui-même le soin de l’accompagner à la proclamation des résultats.

Il peut sembler étonnant une fois encore de mélanger les états de service administratifs d’un haut fonctionnaire d’Etat avec son œuvre de dirigeant sportif, mais les deux sont tellement imbriqués l’un en l’autre en son cas qu’ils sont inextricables l’un de l’autre. Ainsi, lorsque l’on demandait à sa fille cadette, alors à l’école primaire, ce que faisait son papa, elle répondait « président du Club Africain ». Ainsi aussi les réussites nord-africaines de son Club (à une époque où les compétitions continentales n’étaient pas au programme des clubs tunisiens) rejaillirent indirectement sur tout le pays, puisque les participations aux compétitions en question et les rencontres avec les dirigeants maghrébins permirent autant de contacts supplémentaires qui eurent leur utilité lorsque, ministre de l’économie, il résolut l’épineuse question du gazoduc italo-algérien et son passage par le territoire tunisien.

Car Azzouz Lasram n’a jamais craint de mener des missions difficiles, de Paris à Moscou en passant par Alger, Bruxelles ou Rome. Au-delà de la charge qu’était la gestion d’une telle association sportive -apostrophé un jour par son alter ego de l’Espérance, feu Hassen Belkhodja, pendant un conseil des ministres, il n’hésita pas à lui répondre que oui, diriger le CA était une entreprise égale à la gestion d’un ministère-, il fut à la tête de la BNA lorsque le pays dut sortir de l’ornière coopérative et relancer son secteur agricole. Sa réussite dans ce domaine amena logiquement à sa nomination à la tête du ministère de l’économie, qui chapeautait à l’époque l’industrie, les finances et le tourisme. Ce dernier secteur connut alors un dynamisme jamais vu, son développement (conçu entre autres par lui en cinq zones lorsqu’il était en charge du Plan) épaulant celui du pays tout entier et le pérennisant pour plusieurs décennies.

Pour autant, le fidèle serviteur de la République et de l’Etat fut tout sauf un exécutant. Doté d’un fort tempérament -sans jamais se départir d’une parfaite courtoisie-, Abdelaziz Lasram ne craint pas non plus de se démarquer de la ‘ligne’ gouvernementale lorsqu’il la jugea inappropriée, ni à s’opposer aux décisions ou aux personnes qui lui semblaient aller à contrario de l’intérêt public. Ainsi, alors qu’il était en plein accord avec le premier ministre feu Hédi Nouira sur la politique économique à suivre, il refusa tout net de cautionner la surenchère menée par le gouvernement face à la centrale syndicale lors de l’année 1977 et remis sa démission pour marquer cette opposition. De même, il se refusa à cautionner la décision d’augmentation démesurée des denrées de première nécessité en 1983 et remis là encore sa démission. Nous savons tous quel prix tragique la Tunisie paya à ces deux crises et à ne pas avoir suivi sa clairvoyance. Et le ministre Lasram, qui ne fut jamais démis de ses fonctions, fut le seul –avec Ahmed Mestiri, lequel était, coïncidence, son cousin- à avoir démissionné deux fois du gouvernement sous la présidence d’Habib Bourguiba.

Il n’hésita pas non plus à critiquer indirectement la première dame du pays, qui avait précipité la venue de l’OLP en Tunisie sans trop songer à la logistique devant s’en suivre, arguant auprès du président qu’il lui serait difficile de promouvoir le tourisme si les dirigeants palestiniens se pavanaient en battle-dress et en armes dans les hôtels du pays. Et en tant que président du Club Africain, Si Azzouz bouda même la cérémonie protocolaire par reproche au président Bourguiba (lequel avait ruiné la concentration de ses joueurs par ses critiques au cours de la mi-temps) lors de la finale de la coupe de Tunisie 1974, ou renvoya manu militari le Directeur des Sports Mohamed M’zali du vestiaire clubiste où il s’était permis d’entrer sans y être invité. Au sein du Club également, il n’hésita pas à bousculer certaines conventions, en retrouvant la présidence par une assemblée extraordinaire, et en y imposant une équipe dirigeante dont la jeunesse n’eût d’égal que le talent, se montrant capable en outre de faire taire ses sympathies personnelles et de travailler pour le bien de l’équipe avec des gens pour lesquels il n’avait que peu de sympathie.

Son attachement au CA était tel qu’il n’hésita pas à en quitter la présidence afin d’éviter tout déboire au Club par son biais lors de sa démission du gouvernement. Ce fut un crève cœur, mais Si Azzouz n’en fut jamais très loin pour autant, mettant son expérience du terrain et des hommes au service de ses successeurs. Par exemple, douze ans après qu’il ait cessé toute fonction officielle, le Club s’apprêtait à disputer en milieu de saison une finale de coupe décalée par les instances. Il prit l’initiative de louer lui-même une vingtaine de chambres dans un hôtel de la place. A la surprise de l’équipe dirigeante et de l’entraîneur d’alors, lui assurant que la coupe était dans la poche. La réponse de Si Azzouz fut superbe : « Eh bien si on gagne, j’irai faire la fête tout seul dans l’hôtel. Et si on perd au moins vous pourrez isoler les joueurs et les remettre en selle ». Le Club Africain perdit ladite finale, installa ses joueurs au vert, et remporta le championnat en fin d’exercice après une remontée au classement restée dans les annales du football tunisien.

Les anecdotes à son sujet et à la tête du Club Africain sont légion, et un livre -qui serait pourtant le moindre des hommages- n’y suffirait pas, tant l’homme s’inscrit dans la légende de l’association dont il était capable d’appeler n’importe quel athlète par son prénom (lorsque je lui demandai si tel était le cas, il me le confirma et ajouta qu’il connaissait également leurs parents et leurs frères et sœurs par leur prénom). Qu’il me soit permis donc de ne retenir que celle d’un ancien international et capitaine du Club Africain, bardé de titres, chef d’entreprise et retraité depuis, lequel me dit un jour en parlant des dirigeants s’étant succédé au Club : « une image que je garderai toujours, c’est celle de Si Azzouz, dans son trench-coat, sous son parapluie, en train de regarder un match d’écoles au bord du terrain le soir en pleine averse ».

Nos condoléances les plus attristées vont à Sadri, Leila et Selima, ainsi qu’à l’ensemble de la famille du Club Africain qui est touchée au cœur en cette heure tragique.

Sadri Sioud

(1) De septembre 1974 à décembre 1977 puis d’Octobre 1980 à Octobre 1983

Crédit photo : 06/05/83, avec la délégation tunisienne en négociation auprès de la Commission européenne

 
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