News - 23.11.2016

Patrimoine culturel et investissement en Tunisie : méconnaissance, mépris et cacophonie

Patrimoine culturel et investissement en Tunisie : méconnaissance, mépris et cacophonie

«Le Patrimoine culturel n’est plus la médaille que l’on reçoit du passé. C’est une ressource aux ramifications nombreuses et variées dont on doit éclairer la gouvernance à la lumière de nos défis et de nos aspirations ». Cette affirmation vient du Professeur Xavier Greffe, le grand spécialiste français de l’économie politique du patrimoine. Datant de 2011, elle s’applique bien au patrimoine culturel tunisien, particulièrement à partir de cette année-là. La tenue prochaine de la Conférence internationale sur l’investissement, Tunisia 2020, invite au diagnostic de l’économie du patrimoine dans notre pays à la lumière des acceptions les plus avancées du patrimoine.

D’abord, faut-il rappeler qu’il a été démontré, partout dans le monde et depuis longtemps, que l’investissement dans le patrimoine culturel était d’une grande rentabilité ? Cet investissement, pour peu qu’il soit accompagné d’une bonne gouvernance, est générateur d’une plus-value économique et sociale certaine. La mise en valeur du patrimoine culturel est assurément un gisement d’emplois qui va des métiers les moins qualifiés à la recherche la plus pointue. Des richesses considérables ont été accumulées par les pays qui ont pratiqué une mise en valeur continue et exhaustive de leur patrimoine culturel.
Marqueur de l’identité, le patrimoine culturel permet aussi, comme son corollaire le patrimoine naturel, aux jeunes et aux moins jeunes de construire leur personnalité, de se doter d’idéaux non lucratifs et de consolider leur appartenance citoyenne.

En Tunisie, les acquis, en la matière, sont  très modestes ; ils ne peuvent cacher les retards et les lacunes qui causent un manque à gagner colossal.

La méconnaissance des succès de nombreux pays

Dans les discours officiels tunisiens, l’investissement dans le patrimoine culturel n’apparaît presque jamais. Le plus souvent, il est question  de la sauvegarde du Patrimoine, affichée dans l’appellation même du ministère depuis une dizaine d’années. Des pétitions de principe sont proclamées, de temps à autre, au profit du tourisme culturel dont il est surtout question quand le tourisme balnéaire connaît des crises aiguës. De cette variante du tourisme alternatif, tout le monde parle et rien n’est fait.

Cette conduite persistante pousse à croire que ce qui se passe dans les pays développés est en fait inconnu de nos décideurs. Les bons exemples ne sont pourtant pas très loin de chez nous. Sans même aller en Europe continentale, les îles de Malte, de Sicile et de Sardaigne, si proches de notre pays, montrent même au visiteur pressé, combien le patrimoine culturel est au centre des politiques nationales, régionales et locales et combien sont importants les revenus qui en découlent. Depuis plusieurs décennies, tous les pays du Sud de l’Europe ont fait du patrimoine culturel un levier essentiel du tourisme culturel dont les revenus constituent une part de plus en plus grande de leur PIB. Certains parmi eux en sont déjà à récolter plus de dix euros pour chaque euro investi. En France les ‘’industries culturelles’’, prises au sens large, réalisent, depuis de nombreuses années, un chiffre d’affaires qui dépasse, de très loin, celui de l’industrie automobile. Dans cette performance, le patrimoine culturel a toujours eu un rôle de premier plan.

L’Etat tunisien n’a-t-il pas, toutes instances confondues, le devoir de s’inspirer des bons exemples et de passer à l’acte en accomplissant les tâches qui lui reviennent ? Depuis plusieurs années, la société civile montre la voie en prenant l’initiative de la réflexion. Le colloque international organisé, en octobre 2010, par l’Association Tourath et qui avait pour thème ‘’Le mécénat culturel et le patrimoine en Tunisie’’ a constitué une initiative remarquable. Une rencontre intitulée ‘’Financer la Culture autrement’’ a meublé, le 1er courant, l’un des Mardis  de l’ATUGE. S’il ne remplit pas sa fonction d’initiation, d’incitation et de régulation, l’Etat risque fortement de perdre pied et de se laisser déborder par ceux qui n’ont pas que de bonnes intentions concernant le patrimoine. Sa responsabilité est donc éminemment historique.

Le mépris de la demande sociale

Il y a peu, un ministre tunisien en charge du développement et de l’investissement s’est vu poser, par  un journaliste étranger fin connaisseur de notre pays, la question de savoir si le patrimoine pouvait être un outil de développement. La réponse était éloquente : « C’est vrai, il [le patrimoine] est de grande valeur. Mais des sites, il y en a partout dans le pays ».

La ministre des Finances s’est rendue à Sidi Médien, vers le milieu de ce mois-ci, pour « une rencontre organisée dans le cadre du dialogue avec les jeunes ». Profitant de la présence d’un membre du gouvernement, des jeunes de la petite localité limitrophe de Medjez el Bab ont, entre autres demandes, réclamé l’exploitation du site archéologique qui porte le nom de la localité. Il s’agit du site antique de Vallis, longtemps appelé Henchir Bellich avant qu’un marabout, Sidi Médien, ne lui impose son nom. Ce site, qui s’étend sur une grande superficie, comprend de nombreuses ruines dont certaines ont été identifiées par les archéologues depuis plus d’un siècle. Il a aussi livré d’importantes inscriptions latines qui ont permis de retracer les grandes lignes de son histoire municipale pendant les longs siècles de l’époque romaine. Une enceinte byzantine témoigne de son occupation jusqu’à la fin de l’époque antique. Si les séquences  préromaines de l’histoire du site ne sont pas connues, ce n’est pas parce qu’elles sont inexistantes mais parce qu’elles n’ont pas été explorées. Le site de Vallis qui, grâce à l’autoroute,  est joignable en une heure à partir de Tunis, a manifestement des potentialités très fortes. La population locale le sait, elle qui  constate que l’activité des services en charge du patrimoine archéologique se résume à payer le gardien du site en attendant … une découverte fortuite qui ferait le bonheur d’un chercheur.
Dans le plan de développement 2016-2020, rien de précis n’est prévu en matière d’investissement dans le patrimoine. Les grands projets espérés par les concepteurs du plan ont besoin de financements lourds qui iront, s’ils sont obtenus, dans les zones qui offrent la moins mauvaise attractivité pour l’investissement et qui se trouvent, depuis longtemps et encore plus de nos jours, sur le littoral. Face à cette  dure réalité, l’investissement dans le patrimoine culturel présente deux atouts hautement compétitifs : la possibilité de le disséminer partout, particulièrement dans les régions intérieures très riches en sites culturels (en plus des sites naturels)  et la taille modeste des fonds requis. Pour de tels projets, le tourisme intérieur, à lui seul, serait en mesure d’assurer un retour sur investissement pour peu qu’il soit bien conçu et géré convenablement.

La cacophonie qui a trop duré

Depuis des décennies, les acteurs majeurs du patrimoine culturel travaillent chacun pour soi. Les coordinations prévues par les textes et les déclarations de principe ne trouvent aucune application effective. Ce constat affligeant se vérifie surtout pour l’Institut national du Patrimoine (INP) et l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (AMVPPC) relevant tous deux du ministère de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine. Mais il est aussi vrai pour les nombreux autres intervenants ou ceux qui sont censés l’être : le ministère du Tourisme et de l’Artisanat, le ministère du développement, de l’investissement et de la coopération internationale, le ministère des Technologies de la Communication et de l’Economie numérique…

Une coordination entre ces différents intervenants gagnerait d’abord à préciser les rôles de chaque partie et à élaborer une stratégie accompagnée d’un calendrier contraignant. Les domaines d’intervention, à classer selon un ordre de priorité argumenté, devraient comprendre, en premier lieu, la révision de la législation régissant le patrimoine y compris dans le domaine de l’investissement public et privé. S’ils se mettent à cette tâche, les services de l’Etat se rendront compte que le Code du Patrimoine, obsolète et très lacunaire, ne prévoit pratiquement rien  pour l’investissement. La réorganisation des établissements qui ont la charge du patrimoine culturel est une autre urgence. De tout point de vue, la nouvelle législation doit inspirer la confiance qui entraînera l’investissement, seul moteur de la croissance génératrice de l’emploi. 

Pour donner l’exemple,  des actions urgentes et des projets pilotes doivent être engagés. Le site de Carthage, mal géré et victime quotidiennement d’abus multiples, doit être muni d’un ‘’Plan de protection et de Mise en valeur’’ (PPMV) qui dégagera, comme le stipule le Code du patrimoine, les terrains non aedificandi et les différentes zones d’activités. Le vénérable Musée national de Carthage, rabaissé depuis longtemps à une condition pitoyable,  doit être remplacé par un Centre d’interprétation où la muséographie moderne et le numérique seront en mesure d’éclairer et de retenir les visiteurs. Un centre d’interprétation est pour un grand site un projet structurant comme la bonne route, l’hôtel et la connexion  Internet à haut débit. Autour de lui s’agglutinent les restaurants, les boutiques pour différents produits en rapport avec le site et le terroir. Ces équipements offriront de nombreuses opportunités d’emploi pour les moins instruits comme aux diplômés de l’Enseignement Supérieur qui seront engagés dans des activités innovantes et motivantes (architecture, scénographie, design, infographie, applications informatiques …). Dans cette optique, l’Etat, actuellement désargenté et n’ayant vocation ni à être un bon gestionnaire ni un employeur de masse, a tout intérêt à compter beaucoup, pour les métiers du patrimoine, sur les investisseurs privés dont il a à encadrer l’initiative et la conduite. 
Un grand site de l’intérieur du pays devrait aussi faire l’objet d’une mise en valeur exemplaire. Le site de Bulla Regia dans le gouvernorat de Jendouba ou le site de Haïdra dans le gouvernorat de Kasserine constitueraient de bons choix. Dotés de grands atouts, ils offrent aux visiteurs plusieurs monuments très originaux et même rares dans toute la région méditerranéenne. Ces deux sites, qui ont fait l’objet de nombreuses recherches historiques et archéologiques, sont restés sans mise en valeur de type moderne et n’ont eu aucune retombée économique sur les habitants de leurs régions pauvres parmi les pauvres.

Le patrimoine culturel est désormais conçu, sous d’autres cieux, au carrefour de la science, de l’innovation technologique et de l’entreprise économique. Pour gérer sa mise en valeur, il n’y a pas à se lancer dans des projets ingérables comme celui de la Cité de la Culture ; il faut tout juste des réalisations fonctionnelles conçues et tenues par des personnes qualifiées. Si pour cela, le rôle de l’Etat reste primordial, les secteurs privé et associatif doivent être impliqués, au cas par cas, selon des règles définies par les pouvoirs publics. C’est à cette condition que sera réalisé l’essaimage de l’investissement dans le patrimoine culturel qui procurera aux différentes régions du pays des ressources durables. Y gagneront aussi l’identité  des territoires et la cohésion sociale. 

Avant même la tenue de la Conférence internationale sur l’investissement, plusieurs partenaires de la Tunisie ne cachent plus aux responsables du pays leur désir de les voir prendre leurs responsabilités sur le plan intérieur avant de s’adresser à l’étranger. Investir intelligemment dans le patrimoine culturel montrerait que nous adoptons déjà un nouveau mode de développement qui répond à tous les critères de l’économie inclusive et sociale. Pareille approche montrerait aussi que, dans certains domaines, nous sommes capables d’atteindre, rapidement et à peu de frais, les niveaux de développement les plus élevés.

Houcine Jaïdi
Professeur à l’Université de Tunis
 

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