News - 04.04.2016

Sophie Bessis - Aziz Krichen dans La Promesse du printemps : Sombre tableau, mais une volonté farouche de croire en l'avenir

Sophie Bessis - Aziz Krichen dans La Promesse du printemps : Sombre tableau, mais une volonté farouche de croire en l'avenir

Aziz Krichen est un électron libre dans le paysage politique tunisien. Passé par le militantisme d'extrême-gauche, comme nombre d'intellectuels de sa génération, il en a gardé une solide connaissance des classiques du marxisme dont ses analyses utilisent toujours les concepts. Comme bien d'autres, il a payé ses engagements de la prison et d'un double exil, sous Bourguiba d'abord, puis sous Ben Ali pendant plus de quinze ans. La révolution de 2011 le ramène en Tunisie où commence pour lui une nouvelle expérience, celle du pouvoir, puisqu'il occupe pendant deux ans le poste de ministre conseiller auprès de Moncef Marzouki, président de la République de fin 2011 à fin 2014.

Mais qu'on ne s'attende pas à lire une autobiographie si l'on ouvre La promesse du printemps, l'ouvrage qu'il vient de publier. Hormis quelques dizaines de pages dédiées à sa collaboration avec l'ex-président provisoire, à la désastreuse dérive de ce dernier, et au bref passage de l'auteur à la direction du Congrès Pour la République (CPR), cet ouvrage aussi dense qu'aisé à lire est davantage une analyse de ce qu'on pourrait appeler "la condition tunisienne" qu'une relation des évènements auxquels il a participé.

Dans le droit fil de ses écrits antérieurs, livres ou articles, Aziz Krichen ne prétend pas à une quelconque neutralité, il défend ses thèses, arguments à l'appui. Après avoir brossé le cadre international dans lequel se sont inscrits les soulèvements arabes de 2011, balayant salutairement au passage toutes les théories du complot, il articule son analyse des évènements qu'a traversés la Tunisie autour de deux axes principaux. Selon lui, ce petit pays qui a la chance de n'être ni pétrolier ni proche des grandes zones de conflit du Moyen-Orient souffre depuis longtemps d'un clivage profond entre les élites et la société, ce clivage s'incarnant dans la frontière qui sépare la Tunisie littorale, urbaine, partie prenante de la mondialisation, de la Tunisie intérieure, rurale, délaissée par tous les pouvoirs qui se sont succédés. Seconde thèse que l'auteur place au centre de son raisonnement, l'affrontement idéologique entre modernistes et islamistes ne concerne que les élites et demeure extérieur à la société, qui a bien d'autres préoccupations, comme l'ont démontré selon lui les modalités du soulèvement de décembre 2010-janvier 2011. C'est la raison pour laquelle Aziz Krichen place le dépassement de cet affrontement au rang de nécessité historique. En effet, sans pacification durable de la vie politique, la Tunisie ne pourra pas reprendre sa marche vers la construction d'un "projet national" esquissé sous Bourguiba, abandonné par Ben Ali, et toujours en jachère depuis 2011, malgré la révolution.
 
C'est pourquoi l'auteur se félicite du fait qu'après les affrontements de l'été 2013 qui auraient pu dégénérer en véritable guerre civile, la sagesse l'ait emporté et qu'au terme d'un processus électoral à peu près réussi, la querelle idéologique qui semblait irréductible soit passée au second plan. Non qu'il approuve ce qui se passe aujourd'hui. Bien au contraire, il réserve à la classe politique et aux partis qu'elle a constitués ses pages les plus cruelles, estimant qu'ils continuent tous - y compris Ennhdha - à fonctionner sur les logiques de l'avant 2011 alors que les "masses", elles, sont entrées de plain-pied dans l'après en réclamant un changement socio-économique radical. Encore un décalage, que le pays risque de payer cher.
Car les dirigeants d'aujourd'hui - à quelque bord qu'ils appartiennent - sont incapables, selon Krichen, de solder l'héritage d'un demi-siècle de politiques économiques erronées pour faire entrer La Tunisie dans un système moderne, porteur d'équité et débarrassé du clientélisme qui interdit à quiconque de produire de la "bonne" richesse. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'économie de la Tunisie n'est pas de nature capitaliste affirme-t-il. Les logiques clientélistes mises en œuvre dès l'indépendance ont engendré des dysfonctionnements systémiques qui hypothèquent l'avenir. Pire, selon lui : alors que le pouvoir avait réussi, jusqu'à la fin du XXe siècle, à maintenir les oligarchies affairistes sous sa coupe et à les instrumentaliser à son profit, ce sont elles qui soumettent aujourd'hui ce qui reste d'Etat à leurs exigences et qui ont fait entrer l'économie dans l'ère de l'informel mafieux, qui représente un danger mortel pour le pays.
 
Sombre tableau, on en conviendra, mais tempéré à la fin de l'ouvrage par une volonté farouche de croire en l'avenir. Si le ciel est à l'orage, si la classe politique est d'une trivialité et d'une incompétence confinant au pathétique, la Tunisie n'en est pas moins entrée dans un processus de démocratisation au sein duquel la guerre idéologique s'est affaiblie, ce qui pourrait laisser le champ libre à l'essentiel : l'amorce d'un changement socio-économique et culturel radical, qui signerait l'entrée du pays dans la modernité. Enfin, il veut voir dans le foisonnement actuel de la société civile le vivier d'une nouvelle classe politique qui pourrait bientôt remplacer celle d'aujourd'hui, usée selon lui jusqu'à la corde.
 
Vœux pieux ? C’est certainement ce qu'estimeront certains lecteurs. D'autres, nombreux, penseront qu'Aziz Krichen surestime la capacité d'adaptation de l'islamisme à la modernité politique et sous-estime l'importance et la profondeur de la vague réactionnaire qui submerge en partie le pays depuis que le parti islamiste est aux affaires, dans la lumière ou au second plan. Il fait le pari qu'une partie de l'islam politique est soluble dans la démocratie et qu'il faut aider à cette mue. On l'a dit, Krichen n'est pas neutre. L'homme défend des thèses, il sera donc critiqué. Il faut en tous cas espérer que cet ouvrage passionné, parfois partial, nourri à l'analyse et à l'action, enrichira un débat dont la Tunisie a plus que jamais besoin pour sortir du marasme et esquisser des pises capables de lui donner un avenir.
 
Sophie Bessis 
 
La Promesse du printemps
de Aziz Krichen, 
Editions Script, Tunis 2016
 
 
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1 Commentaire
Les Commentaires
Touhami Bennour - 04-10-2018 00:41

J´adhère å l´ídée quíl y a un clivage entre le modernisme et le clientélisme. C´est un sentiment que j´ai eu il ya longtemps en Tunisie. Seulement le modernisme nous manque. il n´est qu´une promesse du printemps. Il faut abandonner le division du pays en "gauche et droite", capitaliste et socialiste. c´est une enigme des philosophes, et les pilosophes inventent des enigmes, c´est leur travail. Il s´agit par conséquent de construire une société juste. où il ya plus de justice, oú il ya du respect de la personne humaine. Pour l´Occident la democratie veut dire simplement de tendre la main au nom de la democratie au pire ennemi de la democratie. C´est ce qu´ils font en accueillant l´extrême droite. C´ est la faillite de la democratie. Le bon sens nous invite á créer une société moderne, liberé du clientélisme et l´informel . Mais on ne doit pas faire comme l Occident où tout est moderne. Ce qui nous manque c´est un modernisme de "management", un comportement moderne mais pas necessairement l´habillement et la decoration des maisons. En Europe les villes se ressemble telle qu´on se demande pourquoi se deplacer.

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