News - 12.05.2015

Former des ingénieurs dans un pays en développement

Former des ingénieurs dans un pays en développement

1. Il y a mille et une façons d’aborder le dialogue national sur l’enseignement lancé par le Chef du gouvernement, il y a deux semaines. Mais quels que soient le point de départ et la démarche adoptée, deux questions se trouveront, à un moment ou un autre, au centre du débat. La première est celle du rapport entre la formation supérieure et le marché de l’emploi et la seconde est celle de la baisse inquiétante du niveau de nos élèves et étudiants.

2. À la fois formation professionnalisante et destination privilégiée d’une partie des bacheliers les plus brillants, les études d’ingénieur pourraient faire l’objet d’analyses permettant d’avancer dans l’étude de ces deux questions.

3. Sans attendre l’ouverture du dialogue national, trois des meilleurs connaisseurs(1)  de cette formation avaient publié il y a quelques semaines sur le site « Leaders » un article qui pose clairement les questions « qui fâchent » à son sujet.

4. Moins qu’un cri d’alarme mais plus qu’un simple état des lieux, cet article dresse un bilan globalement négatif de la formation des ingénieurs en Tunisie. Sont soulignés en particulier l’absurde positionnement unique des écoles (des prépas pour tout le monde !) mais aussi en amont, les instituts préparatoires devenus de véritables « passoires », les ressources professorales de moins en moins qualifiées, les moyens matériels de plus en plus insuffisants, les exigences pédagogiques en baisse, les programmes d’enseignement figés et pour finir, les concours qui sont là pour « remplir » (les écoles) plutôt que pour « sélectionner » (les candidats).

5. Entre le diagnostic -la formation des ingénieurs souffre des maux que nous avons résumés ci-dessus- et la recommandation –une réforme en profondeur du système- les auteurs soulèvent deux questions essentielles : la première, qu'ils développent partiellement, est celle du modèle qui devrait régir la formation des ingénieurs et la seconde, qu'ils ne détaillent guère,  concerne le rapport de cette dernière avec le développement économique.

6. Nous voudrions dans cet article revenir sur ces deux questions qui nous semblent mériter une grande attention et dont l'examen nous fera découvrir de nouvelles difficultés de la mise en place d'une formation de qualité mais aussi quelques pistes de progrès.

7. Le modèle de formation, d'abord. Historiquement, ceux qui ont défini la forme et le contenu des études d'ingénieurs en Tunisie,  se sont fortement inspirés - le mot est faible- du modèle français. C'était compréhensible à la fin des années soixante lorsque Feu Mokhtar Laatiri fondait la première école d'ingénieurs du pays. C'était encore compréhensible lors de la réforme des années 90. Mais aujourd'hui ?

8. Rester prisonnier de ce modèle serait d'abord anachronique car cela fait bien longtemps que la France a diversifié les modes de recrutement et les parcours de ses élèves ingénieurs. Des "modèles français", un rapport de l'AERES(2)  datant de 2010, en recense trois  dont un en gestation (les formations universitaires conduisant à un master en ingéniere) et  deux bien établis : la formation intégrée sans concours intermédiaire et la formation en deux phases séparées par un concours. Il est intéressant de noter au passage que ce rapport consacre une grande place à un quatrième modèle qu'il considère comme un standard de fait : le modèle international né en Allemagne et adopté, entre autres, par les universités asiatiques et sud-américaines.

9. Lorsqu'on considère uniquement le modèle français "historique", c'est-à-dire le couple formé par les grands lycées de prépas et les écoles d'ingénieurs les plus prestigieuses, on ne peut ne pas relever une caractéristique qui le rend difficilement transposable à d'autres pays. Loin d'être entièrement tourné vers la  formation des ingénieurs, l'objectif affiché de ces établissements est de former des dirigeants et c'est cela qui explique, en partie, leur sélectivité exceptionnellement élevée. Cette fabrique des élites, est une spécificité française et n'a de sens que dans un pays développé, marqué par une forte imbrication des secteurs privé et public et par la proximité des pouvoirs politique et économique.

10. On ne peut donc ni  parler du modèle français au singulier, ni ignorer le modèle « international » qui se développe y compris en France, ni enfin  élever au rang d’un système universel, un mode de formation qui tire une partie de sa force et de sa raison d’être de sa vocation à produire une « aristocratie de la république » franco-française.

11. Ces trois raisons seraient suffisantes pour plaider en faveur de la multiplicité des modèles ou la multiplicité des sources pour un modèle en construction, mais il me semble qu'il faut aller plus loin.

12. Aller plus loin, cela signifie d'abord tordre le cou à une idée fausse mais qui passe pour une évidence, selon laquelle les mathématiques doivent être à la fois le principal moyen de sélection et le socle de la formation des ingénieurs. En réalité, la bosse des maths n'est ni nécessaire ni suffisante pour faire un bon ingénieur.

13. Le travail d'un ingénieur consiste à concevoir et à réaliser- ou faire réaliser- des solutions à des problèmes complexes. Les problèmes trouvant leur origine dans la réalité et les solutions devant y être implantées, la première qualité  qu'un ingénieur  doit posséder est d'être un esprit concret, ce qui exclut de fait, les mathématiciens "purs".

14. Mais il est vrai que ce chemin qui va de la réalité à  la réalité passe par une représentation abstraite -un modèle- de cette dernière et qu'une partie importante du travail de l'ingénieur consiste à construire cette représentation et à la manipuler. Cela signifie donc qu'un ingénieur, en plus d'être un esprit concret, doit avoir une grande capacité d'abstraction , ce qui au passage, le distingue d'un technicien.

15. Le livre de la nature étant écrit, comme nous le savons depuis Galilée, en langage mathématique, la représentation abstraite de la réalité emprunte forcément une partie de ses outils à la science d'Euclide et d'Alkhawarizmi. Nous en concluons qu'un ingénieur doit avoir un esprit scientifique  et des connaissances en mathématiques mais ne pouvons aller plus loin, car pour le reste, on peut trouver dans la grande variété des métiers de l'ingénieur, des spécialités qui demandent des connaissances pointues dans une ou plusieurs branches des mathématiques et d'autres où une culture mathématique moyenne est largement suffisante.

16. Il convient donc de favoriser la multiplicité des profils et la variété des contenus de formation et des méthodes pédagogiques. A ce propos, une réussite française mérite d'être étudiée : il s'agit des IUT(2) dont les diplômés sont fort appréciés aussi bien par les entreprises que par les écoles d'ingénieurs qu'ils intègrent dans le cadre d'une poursuite d'études. L'équilibre que ces formations  arrivent à installer entre les aspects théoriques et pratiques, leur permet de représenter une autre façon de préparer les élèves aux études d'ingénieur, une sorte de classes préparatoires alternatives.

17. Les interrogations concernant les modèles dont elle s'inspire et ce qui allait de soi dans son contenu, ne sont probablement pas suffisantes pour envisager une réforme de la formation des ingénieurs en Tunisie. Une autre question, plus fondamentale, doit rester au coeur de la réflexion  : celle de la prise en compte dans cette formation de la réalité et des perspectives de l'économie tunisienne. Autrement dit, il s'agit d'abord de s'interroger sur les objectifs de la formation des ingénieurs dans un pays en développement aux prises avec une économie mondialisée. 

18. Dans les pays avancés, c'est la main invisible du marché de l'emploi qui guide les écoles d'ingénieurs. Le rôle de ces dernières y est de répondre aux besoins des entreprises, les plus dynamiques ou les plus visionnaires allant jusqu'à les anticiper. Dans un pays comme la Tunisie, il ne peut en être ainsi. Quantitativement, le marché de l'emploi est trop faible pour absorber tous les jeunes -ingénieurs, managers ou autres- que le système scolaire produit. Qualitativement, ses besoins sont en retard sur l'état de la technologie et ne peuvent donc représenter un cap pour une formation ambitieuse.

19. Il serait presque nécessaire d'inverser la relation entre la formation et l'activité économique : ce n'est pas à cette dernière de fixer les objectifs de la formation, c'est à la formation de préparer ceux qui demain sortiront l'activité économique de sa torpeur, la débarrasseront de ses blocages et la conduiront  là où elle doit être : à l’échelle de la planète entière.

20. Plus facile à dire qu'à faire ? Certainement, mais puisque l'heure est à la refonte  de tout ce qui fait ce pays depuis soixante ans –au moins-, et que la révolution nous a donné l’occasion de rêver tout en gardant les pieds sur terre, il n’est pas interdit de voir grand.

21. Il y a entre les formations universitaires professionnalisantes et l’activité économique un cercle vertueux qui tarde à s’installer en Tunisie. Sans doute parce que le système éducatif ne produit pas –ou pas assez- de créateurs et d’innovateurs. Sans doute parce que ce système n'est que le reflet de la société dans son ensemble.

22. Vu sous cet angle, la réforme des études d’ingénieur n’est plus un problème "technique" qu'on peut résoudre par quelques mesures –fussent-elles très utiles- mais un problème de société, voire un problème de civilisation, qui nécessite une révolution culturelle, un changement de mentalité et d’habitudes.

23. La passion, dont Hegel nous dit que sans elle rien de grand ne s’est jamais fait, est probablement le mot-clé qui résume le mieux ce dont la formation des ingénieurs a besoin.

24. Passion d’une élite –économique et scientifique- qui veut faire de la formation des ingénieurs une brique dans le projet du développement du pays. Passion d’étudiants, d’enseignants, de chercheurs, de patrons d’écoles et d’entrepreneurs. Envies d’apprendre et d’inventer, de transmettre des savoirs et d’en produire, d’entreprendre et de conquérir des marchés. Somme d’ambitions personnelles et adhésion à un projet collectif.

25. Le problème avec la passion est qu’elle ne se décrète pas. Beaucoup de nos compatriotes, jeunes et moins jeunes, en ont à revendre. La dictature –royaume de la médiocrité- les a toujours découragés. Sa chute sera-t-elle la condition pour que prenne cette alchimie qui démultipliera la passion et transformera des talents individuels en une réussite collective ?

Houcine Senoussi
Ingénieur de l'école centrale de Paris
Membre de la direction de l'EISTI (école d'ingénieurs française).

(1) Messieurs Mohamed Naceur Ammar, Tahar Ben Lakhdar et Mohamed Jaoua.

(2) « Formation universitaire au métier d’ingénieur », octobre 2010. Peut être consulté sur le site de l’agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (http://www.aeres-evaluation.fr/).

(3) Les instituts universitaires de technologie proposent une formation  en deux ans ayant un triple objectif : l’entrée dans la vie active, la poursuite d’études courtes et la poursuite d’études longues.

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