News - 30.05.2014

Sidi Bou Saïd – Une confrérie lyrique est passée par là

Ils étaient vingt-trois poètes et poétesses, des professionnels du beau verbe venus de divers pays de la Méditerranée, pour répondre à l’appel des Muses, se recueillir sur les promontoires de Sidi Bou Saïd, partager leur parole poétique, la répandre sur la place publique, en arabe, en espagnol, en italien, en portugais, en turc, en grec, en slave et, évidemment, en français.

Durant deux jours, ces dandys du verbe ont pérégriné entre le Patio de la Mairie, le Centre des musiques arabes et méditerranéennes, la Maison des associations, le Musée, le Jardin de la falaise, le Café des Nattes, la Terrasse du Café Amor et le Jardin des hauteurs Sidi Cha’bane, moment fort de ce pèlerinage poétique. Tous les rendez-vous étaient gratuits, la poésie n’ayant pas de prix.

La parole poétique plurielle était souvent accompagnée de musique, de chanson et de danse.  Un conteur, le Tunisien Ahmed Cherif Snoussi, figure emblématique du théâtrale, du cinéma et de la télévision, apportait à ces rencontres de rêverie des moments de divertissement et de détente: un récit inspiré des contes et nouvelles d’Ali Doua’gi, homme de théâtre tunisien connu pour ses satires ou de l’œuvre de Lu Xun (alias Lou Sin), La véritable histoire de AH.Q, une critique acerbe de la Révolution de 1911 en Chine.

Les banlieusards et les visiteurs habitués à arpenter la principale artère de ‘Sidi Bou’ pour s’offrir des beignets chauds et sucrés , pour déguster des cafés ou des délices ou simplement pour admirer les bougainvilliers en fleurs et le bleu de la mer, le spectacle d’un homme, Patrick Dubost, qui se contorsionne à la terrasse du Café Amor et hurle un poème-phrase, par bribes de mots, pour dire: «Je.. sais.. que.. j’aime.. énormément.. une.. femme.. mais.. je.. ne.. sais.. pas.. laquelle», sous les ovations de quelques fans de la "lecture/performance", ou le regard médusé et le sourire narquois de quelques curieux parmi les passants qui prenaient la peine de s’arrêter, cela relevait de l’inédit.

D’autres, qui n’avaient rien demandé, ont vu dans les contorsions et invocations du mathématicien, musicologue et poète français, une sorte d’extase mystique qui s’apparente à celle de la confrérie des derviches soufis ou des prestidigitations des fakirs hindous.

Le moment fort de ce pèlerinage poétique a été incontestablement le recueillement sur le Jardin des hauteurs Sidi Cha’bane d’une soixantaine d’admiratrices et d’admirateurs de la célèbre romancière-poétesse libanaise d’expression française, Vénus Khoury-Ghata, lauréate de nombreux prix littéraires, l’un plus important que l’autre, plusieurs fois nominée au Prix Nobel de littérature.

Pendant plus d’une heure, Vénus, visiblement éprouvée par une série de souffrances et de deuils pour sa mère, son frère, lui-même écrivain et poète, envoyé par son père dans un asile de fous, son village, Bcharre, perché sur les hauteurs du Mont du Liban, sa patrie ravagée par la guerre, a lu des extraits de l’une de ses œuvres prolifiques (une quarantaine de livres), «Où vont les arbres ?», d’une voix émouvante et nostalgique:

«Ma mère n’était nullement une femme fatale. C’était une paysanne, analphabète (…). Elle s’asseyait tous les soirs sur le seuil après avoir terminé son ménage, attendant l’ogre, son mari, qui lui faisait peur et nous faisait peur. Elle regardait le terrain vague devant la maison et qui est plein d’orties et disait: ‘demain, je vais les couper, je vais leur faire un sort’. Elle n’a jamais eu le temps de le faire. Elle avait quatre enfants et elle était très fatiguée.

Et moi, miracle de la poésie! Dans «Orties», je fais que la morte, qui est enterrée dans son village à 300 km de la ville, quitte sa tombe, marche malgré la guerre et vient arracher les orties qu’elle n’a pas pu arracher de son vivant. C’est ça la force de la poésie sur la prose et sur le réel. Tout ce que vous voulez faire, vous l’imaginez en poésie. Et voilà, le miracle se fait!».

La poésie, du «kif»

En somme, « l’écriture est obligatoire pour oublier. Quand ça va très mal dans ma vie, mes filles me disent : ‘maman, écris. Ne prends pas du Tranxène. Ecris!».

«Le râteau dans une main, le crayon dans l'autre, je dessine un parterre. J’écris une fleur à un pétale. Je désherbe un poème écrit entre veille et sommeil. Je fais la guerre aux limaces et aux adjectifs adipeux. Le chiendent acrimonieux pousse sur mes draps. Les mots récalcitrants se prolongent jusqu'à mon jardin. Je sarcle. J’élague. J’arrache. Je replante dans mes rêves. Le matin me trouve aussi épuisée qu'un champ labouré par une herse rouillée.Le rêve, seul moyen de locomotion pour atteindre ma mère qui habite le dessous». «J’écris comme les voyantes. Il y a un côté visionnaire dans l’écriture. Les poètes sont souvent médiums». «J’ai les mêmes gestes pour cuisiner et pour écrire, pour jardiner et pour écrire (…). Les mots sont les ingrédients de l’écriture, comme il y en a d’autres pour la cuisine», récite Vénus, vivement applaudie par un public trié sur le volet.

«La poésie, ça donne des moments de bonheur, c’est comme le kif. On a remarqué que ceux qui aiment ou qui écrivent de la poésie sont des gens paisibles, ne font pas la guerre, ne jettent pas de pierres sur les autres, ne tuent pas», dira-t-elle à «Leaders» qui lui demandait son avis sur la poésie engagée qui défend une cause, invite le lecteur à réfléchir et à prendre parti…

«La poésie engagée n’est pas de la vraie poésie. Elle est bonne lorsqu’elle est produite en des moments particulièrement tourmentés», expliquera Vénus pour qui l’écriture est une thérapie. «Les poètes sont faits pour vivre entre les pages des livres. Ils vivent dans les livres plus que dans la réalité. Quand ils sortent dans la réalité, ils ont l’air ahuris»

Nazim Hikmet… aux oubliettes!

«Je ne suis pas contre la poésie engagée, mais je suis contre la propagande et la servitude au pouvoir», dira le poète, essayiste et chroniqueur turc, Özdemir Ince, lors d’un débat intitulé «Que signifie être poète aujourd’hui dans tel ou tel pays?», organisé au «Jardin de la falaise», entre ciel et mer azurée.

«La poésie est personnelle, mais pendant les moments révolutionnaires, par exemple pendant l’Intifada palestinienne, les gens lisaient Mahmoud Darwich, et les poètes palestiniens étaient influencés par Nazim Hikmet», dira-t-il plus tard à «Leaders», pour nuancer les propos d’un membre de l’assistance, selon qui  Nazim Hikmet, l’une des figures de proue de la littérature turque du XXe siècle et l'un des poètes engagés les plus connus dans le monde, était, il y a quelques années, «un poète non grata» en Turquie.

«L’air est lourd comme du plomb. Je crie.. Je crie.. Je crie.. Venez vite.. je vous invite.. à faire fondre du plomb (...) Si je ne brûle pas.. Si tu ne brûles pas.. Si nous ne brûlons pas.. Comment les ténèbres deviendront-elles clarté?», s’est toutefois mis à déclamer ce participant: deux vers extraits de «Kerem Gibi» du poète-phare turc, au même titre que Pablo Neruda (Chili), Federico Garcia Lorca et Raphael Alberti (Espagne), ou le Palestinien Darwich, tous profondément engagés dans la lutte politique et très bien inspirés par les Muses.

«De toute façon, lorsqu’on écrit pour soi, on écrit aussi pour les autres. L’individu fait partie de l’humanité. La poésie engagée est, dans la forme, un genre mineur. Il y a des moments très forts, des moments révolutionnaires, où la poésie engagée a tout-à-fait sa place», a conclu le poète français Antoine Simon, dans un souci de conciliation?

«VOIX VIVES, de Méditerranée en Méditerranée»

L’objectif du Festival, baptisé «VOIX VIVES, de Méditerranée en Méditerranée», n’est-il pas de favoriser la rencontre d’hommes et de femmes pour «fêter la sensibilité, l’imagination et la langue», comme l’a précisé dès le coup d’envoi l’homme de Lettres libanais Salah Stétié ? Il ne s’agissait en tout cas pas de remettre en cause le travail colossal entrepris depuis des années par Maïthé Vallès-Bled, celle par qui ce miracle poétique est arrivé.

http://voixvivesmediterranee.com/sidibousaid/index.php

Grande historienne de l’art, Maïthé Vallès-Bled, fondatrice et directrice du Festival de Lodève de 1998 à 2009, qu’elle avait quitté après treize années d’activités, pour le musée Paul Valery et des Arts mineurs à Sète (Sud de la France), est à l’origine de la création du festival qui, depuis 2013, a voyagé de Sète à El Jadida (Maroc), Gênes (Italie), Tolède (Espagne) et Sidi Bou Saïd. La prochaine édition est prévue du 19 au 27 juillet à Sète.

Mêlant poètes, musiciens, chanteurs et comédiens, le Festival a pour objectif de «porter la poésie sur la place publique (…) de conquérir des territoires plus vastes pour la poésie, à travers l’oralité des présentations, leur gratuité au public mais aussi le choix des espaces du quotidien, pour que la poésie soit une passerelle entre les cultures et les peuples».

Maïté Valès-Bled ne fait toutefois pas l’unanimité à Sète, à en croire ses détracteurs qui lui reprochent de «gaspiller public, à coup de folies».

«L’idée de départ est bonne, mais ce festival a un coût onéreux comme tout ce que touche cette dame qui a la folie des grandeurs avec l'argent des autres, et dont l’ego surdimensionné n'a d'égal que le mépris qu'elle a pour Sète et les sétois et son désir de vengeance contre Lodève qui l'a expulsée manu militari suite à ses prétentions», lit-on sur le site du «Midi Libre».

Paradoxalement, d’autres Sétois trouvent ce Festival «superbe» et «génial» et appellent de tous leurs vœux qu’«il perdure... histoire de mourir moins idiot».

Habib Trabelsi
 

Tags : arabe   chine   Leaders   Sidi Bou Sa   Tunisie  
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