Opinions - 12.02.2013

Chokri Belaid : le symbole et la trace !

Chokri Belaid

Quels moments émouvants et quelle grande tristesse, nous avons vécus depuis l’annonce macabre ce mercredi matin de l’assassinat de celui qui est devenu le martyr et la nouvelle icône de la révolution et de la démocratie, Chokri Belaïd ! Un moment émouvant particulièrement pour ceux qui l’ont connu depuis des années et qui ont partagé avec lui un engagement contre l’autoritarisme depuis les jeunes années de l’université ! Un moment plein de tristesse de voir la douleur d’une famille, de sa femme, Besma, mère courage, et de ses deux filles condamnées à la séparation d’avec l’être le plus cher. Mais aussi des moments d’inquiétude de voir la révolution tunisienne, qui a su en dépit des hauts et des bas, garder un caractère pacifique, sombrer dans la violence et dans le sang !

Ces funérailles nationales et cet engouement populaire, jamais vu dans l’histoire de la Tunisie et que certains ont comparé à celui du retour de Bourguiba d’exil le 1er juin 1955, a constitué une réponse sur l’ancrage de la démocratie et de l’utopie de la liberté en dépit des thèses des néo-orientalistes sur l’hiver arabe et la fin des révolutions. Certes, la tristesse était grande de la perte de cet être cher ! La douleur était visible sur tous les visages ! Les compagnons, les camarades et les militants étaient là pour saluer celui qui a animé leurs discussions et leurs échanges parfois farouches et toujours passionnés ! Ils étaient là pour passer un dernier instant avec celui aussi qui égayait leurs soirées par les chants de sa voix tendre et suave qui égrenait les mélodies d’amour du répertoire des grands classiques de la chanson arabe comme personne d’autre !
Mais, sa famille, ses compagnons et ses camarades n’étaient pas seuls dans ce dernier voyage. Ils étaient accompagnés par des centaines de milliers personnes à Tunis et dans toute la Tunisie qui ont tenu à être aux côtés de celui qui est devenu le symbole de l’utopie révolutionnaire et des printemps arabes ! Ils ont bravé le froid et un ciel qui n’arrêtait pas lui aussi de participer au deuil et de pleurer son martyr. Ils étaient de tous les âges ! Des jeunes qui n’avaient peut-être jamais entendu parler du dirigeant politique ! Des personnes en milieu de vie qui ne partageaient peut-être pas les idéaux politiques de Chokri Belaid ! Des femmes qui scandaient leurs youyous à la manière des palestiniens enterrant leurs martyrs et qui ne connaissent peut être pas le parti politique de Chokri Belaid ni ses engagements ! Des citoyens qui se sont peut-être éloignés de la scène politique après que les professionnels de la politique ont pris en otage l’utopie révolutionnaire née le 14 janvier pour en faire un objet de petits arrangements entre amis ! Mais, tous se sont réunis en ce vendredi 8 février autour de cette nouvelle icône de la révolution et de la démocratie! Ils ont mis leurs différences en sourdine pour célébrer celui qui leur a permis de se retrouver de nouveau ! C’est toute la Tunisie qui a oublié un instant ses différences, ses peurs, ses angoisses pour accompagner celui qui est devenu son héros et exprimer son refus de la violence !

Beaucoup a été dit sur Chokri ! Par ses camarades, ses compagnons et bien d’autres qui l’ont peu connu ! Et, beaucoup sera certainement écrit encore sur sa détermination, son abnégation et sa force de caractère ! D’autres souligneront le parcours de ce militant qui a eu vingt ans dans les années 1980. Une période marqué par le chancellement du « père de la nation » et par l’exacerbation des appétits de dirigeants d’un nationalisme autoritaire en fin de règne. Comme ceux de sa génération Chokri était le témoin de cette grande crise d’un nationalisme autoritaire qui a fini par renoncer à l’idéal de liberté d’une modernité de laquelle il se réclamait du temps du mouvement national et qui s’est convertie avec l’usure du pouvoir en un modernisme despotique. Il faisait partie d’une nouvelle génération d’intellectuels organiques qui portait le projet de transformation sociale de la gauche en Tunisie.

Cette nouvelle génération d’intelligentsia gramscienne portait en elle l’héritage de la première génération de militants communistes en Tunisie. Il s’agit de la génération des militants qui ont découvert l’utopie du monde meilleur à travers les luttes syndicales et en côtoyant leurs camardes français dans les mines du Sud, les usines de Sfax et les autres lieux d’effervescence sociale de Sousse à Gabès en passant par Tunis et les autres villes de l’intérieur. Cette première génération de militants s’est engagé corps et âme dans l’idéal communiste et la possibilité d’une révolution sociale qui libèrera le prolétariat de ses chaînes et annoncera l’aube du socialisme. Cette première génération de militants a été au cœur des luttes sociales et a participé à la naissance de l’utopie de l’égalité des droits avec l’autre. Cette lutte ne limitait pas aux frontières nationales mais s’inscrivait dans l’internationalisme avec la nouvelle patrie des travailleurs et portait avec force et conviction l’espérance du grand soir révolutionnaire.

Cette première génération de militants, contrairement à ce qu’on dit souvent, n’a pas ignoré la question nationale. Elle a participé, aux côtes du nationalisme, à la lutte contre la colonisation et avait également payé un lourd tribut en emprisonnement, privations et tortures. Mais, peut-être a-t-elle trop mis l’accent sur la question sociale ? Peut-être n’a-t-elle insisté sur le rapport entre libération sociale et libération nationale ? Peut-être a-t-elle pensé que la fin de l’exploitation ouvrirait logiquement le chemin de la liberté nationale ? Des erreurs et forfaits qui ont été à l’origine de sa marginalisation dans le mouvement de libération au profit du nationalisme et du futur « Grand combattant ». Après l’euphorie de l’indépendance et les années d’utopie nationaliste, l’autoritarisme va prendre le pas et les alliés d’hier seront les premières victimes de la répression. L’interdiction des partis d’opposition après le coup d’Etat manqué de 1962 va instaurer une chape de plomb. Ainsi, c’est de leur exil et de leur clandestinité que cette première génération de militants de gauche va assister impuissante à la dérive autoritaire du nationalisme et à l’avènement du système du parti unique.

Chokri et ses camarades sont aussi les héritiers de la seconde génération de militants ou ce qu’on a appelé la nouvelle gauche. Une gauche qui est née dans le contexte de la guerre du Vietnam mais aussi des happenings joyeux et libertaires des révolutions de la jeunesse mondiale à la fin des années 1960. Ces révoltes portaient une double charge subversive. D’abord, contre la domination et les rêves d’empire et les guerres menées par les puissants pour imposer leur hégémonie sur le monde. Ce sont aussi des révoltes contre l’autoritarisme et cette terrible transformation de l’utopie communiste en une dictature implacable qui a étouffé dans les goulags les rêves d’autonomie du sujet.

La jeunesse tunisienne s’est inscrite de toutes ses forces et par l’insouciance de sa fleur d’âge dans ce vent de liberté globale. L’appel du peuple palestinien a été entendu comme celui du peuple vietnamien et les jeunes tunisiens se sont engagés dans un soutien sans failles aux peuples en lutte de par le monde. Mais, la nouvelle gauche tunisienne entamera alors un engament historique contre l’autoritarisme et la tyrannie. Cet engagement sera d’abord contre un nationalisme qui n’a gardé de ses engagements modernistes du temps des luttes de libération nationale qu’une modernisation autoritaire qui fait fi des rêves de liberté et d’autonomie du sujet. Cet engagement contre l’absolutisme ne s’enfermera pas dans les frontières nationales mais s’attaquera aussi à la dictature qui s’exerce au nom du prolétariat et que beaucoup considèrent comme désormais comme une grande déviation de l’utopie libertaire du communisme.

La nouvelle gauche tunisienne s’est engagée dans ses années utopies où le fond de l’air était rouge. Ces années étaient d’une grande effervescence intellectuelle, politique et artistique. La critique radicale du nationalisme et de son autoritarisme débouchera dans les années 1970 sur l’idéal démocratique. Les luttes sociales seront à l’origine du renforcement de l’action syndicale et de son autonome par rapport au pouvoir. La critique de la culture dominante sera à l’origine de l’émergence de nouvelles formes d’expression à tous les niveaux qui façonneront de manière radicale la culture tunisienne et l’ouvriront sur les grandes expérimentations globales. Mais, cette jeunesse payera sa révolte au prix fort face à un nationalisme embourbé dans une autocratie sourde aux rêves de démocratie des héritiers de l’indépendance. Emprisonnement, privation et torture seront les seules réponses offertes par un pouvoir chancelant et un leader vieillissant. 

La mémoire portée par Chokri et ses camardes sera marquée aussi par la troisième génération qui a porté l’idéal d’une monde meilleur dans les années 1980. Une période marquée par la violence et la brutalité qui vont toucher tous les niveaux de la vie sociale. Une brutalité d’abord au niveau des grands titans de la guerre froide avec la mise en place par Reagan, le nouveau prédicateur de la suprématie occidentale, de la guerre des étoiles. La cruauté sera aussi au cœur de la dernière guerre menée par une « patrie du prolétariat » qui a perdu toute son attraction en Afghanistan. La violence sera présente en Tunisie et constituera l’arme d’un régime en pleine crise face à la contestation politique et sociale. Cette violence sera également présente dans les universités tunisiennes avec la montée en force de l’islamisme politique porté par la victoire de la révolution islamique en Iran.
L’histoire de la troisième génération de gauche à laquelle a appartenu Chokri et bien d’autres sera marquée par cette violence. Elle suivra la radicalisation de lutte conte les mouvements de guérilla en Amérique Latine et ailleurs. Elle protestera de toute sa soif de justice contre la guerre du Liban en 1982 et fréquentera les palestiniens en désespoir lors de leur séjour en Tunisie. Mais, surtout elle vivra cette violence dans ses confrontations et ses batailles avec un islamisme qui avait le vent en poupe en ses temps de crise de la modernité et du retour du religieux. Une violence dans le quotidien avec les attaques et les batailles rangées. Mais, aussi une violence dans les débats contre cette quête des origines et de l’utopie du retour à l’âge d’or. C’est de cette époque que certains protagonistes du débat public sont les héritiers aujourd’hui. De cette période ils ont hérité des rêves mais aussi de la violence et de l’agressivité.

Chokri et ses camarades sont enfin les héritiers de la dernière génération d’avant-garde. Il s’agit des blogueurs et des cyber-activistes qui ont déserté les champs modernistes de la politique pour mener une dissidence radicale contre un autoritarisme anachronique. La toile est devenue l’espace public de préférence pour cette nouvelle élite et la dissidence la nouvelle culture de ces révolutionnaires 2.0. Cette nouvelle forme de contestation anonyme et intouchable pour un pouvoir déboussolé devant cette nouvelle mobilisation post-moderne.

Ce sont ces différentes traditions qui se sont retrouvées entre le 17 décembre et le 14 janvier 2011 et qui ont contribué à la chute de la dictature. Cette rencontre et cette convergence entre différentes traditions et plusieurs générations d’engagements ont été symbolisées par Chokri Belaid qu’on a voulu taire par son assassinat. Ces différentes traditions se sont rencontrées et ont fait de cette conjonction le lieu de construction d’un nouvel univers et d’une nouvelle raison politique marquée par le rejet de la domination, le refus de l’autoritarisme, la critique de la quête des origines et une affection démesurée de la dissidence et de la liberté. Ce sont ces convergences et ces confluences qui sont au cœur des printemps arabes et du retour des arabes dans l’histoire d’une construction d’un universel partagé et commun. Chokri Belaid a porté cette synthèse et il en est devenu le symbole. C’est probablement la raison pour laquelle il est devenu la cible depuis quelques mois de tous ceux que ce retour des arabes dans l’histoire effraie !

Mais, contrairement à ce qu’espéraient ceux qui pensaient l’éliminer, la disparition de ce symbole et de cette icône de la révolution laissera une trace indélébile dans le ciel assombri de la révolution tunisienne. Ce rassemblement douloureux et déterminé le jour des funérailles est une preuve que cette disparition constituera un nouveau départ pour un processus révolutionnaire englué dans les méandres d’un politique détaché de l’idéal révolutionnaire qui a emporté l’autoritarisme. Une première trace de ce nouveau départ est l’unité retrouvée de la société et qu’on a perdue au lendemain de la révolution. Si la révolution a uni les gens contre la dictature, l’assassinat de Chokri Belaid a été l’occasion d’exprimer un rejet de la violence qui commençait à s’installer de manière insidieuse dans l’espace politique.

L’unité retrouvée des forces démocratiques a été une autre trace de la disparition de Chokri Belaid. L’histoire des différentes composantes est celle des vieilles batailles idéologiques, des stratégies politiques différentes et parfois des ego démesurés. Cette disparition a eu l’effet d’un choc et a été l’occasion de retrouver la convergence et la synthèse qui ont nourri l’idéal révolutionnaire.

La dernière trace aura peut-être accélérer la mue démocratique dans l’islamisme politique. Une transformation qui ne pourra que renforcer la transition démocratique.

Symbole et icône d’une convergence entre les différentes traditions de la gauche démocratique et d’une synthèse entre les idées de liberté, de raison, de transformation sociale et de dissidence, la disparition de Chokri Belaid est à l’origine d’une nouvelle trace et d’un nouveau départ pour l’utopie des printemps arabes.

 Hakim Ben Hammouda

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1 Commentaire
Les Commentaires
ABID Fathi - 16-02-2013 12:43

Merci cher concitoyen sur cet historique rapide du militantisme de la gauche tunisienne.Cette gauche,qui par conviction démocratique a accepté de mettre la main avec des courants salafistes pour détrôner le despotisme de Ben Ali tout en sachant qu'ils sont anti-démocratiques.Mais les salifstes une fois au pouvoir,sans peiner pour l'avoir,ne veulent plus de la gauche.Car ils prônent le passé.Alors que la gauche milite pour l'avenir.

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