Opinions - 15.11.2008

Quelle opinion publique ?

 Par: Fouad Ben Halla (*)

En se penchant sur le titre « Media et opinion publique au miroir du monde arabe », on peut se poser au préalable quelques questions sans apporter nécessairement des réponses satisfaisantes. Parmi ces questions, celle-ci : est-ce qu’il existe une entité aujourd’hui qu’on peut appeler « le monde arabe » ? L’existence d’un monde arabophone est incontestable. Mais avec des pays dont les options culturelles, politiques et idéologiques sont différentes. Les aspirations unitaires des années cinquante et soixante du siècle dernier après les indépendances ne sont qu’un souvenir éloigné. A partir de ce constat, le miroir ne peut être que multiple ou alors il s’agit d’un miroir brisé.                                                                   

Autre question sur les medias : il n’existe que des medias nationaux, les medias panarabes sont pratiquement inexistants si l’on excepte ceux contrôlés par l’Arabie Saoudite et le Qatar, c'est-à-dire venant d’une zone très marginale sur le plan démographique et culturel au sein du monde arabophone. Cela m’amène à poser la question centrale ; existe-il une opinion publique arabe ? Si oui, comment s’exprime-t-elle ? La première réponse qui vient à l’esprit est : « les medias arabes », mais dans le monde arabophone les choses ne sont pas si simples car ces medias sont pour l’essentiel contrôlés par les pouvoirs politiques, alors leurs réactions représentent l’opinion publique ou la position des pouvoirs politiques. En réalité depuis longtemps ou parle très peu de l’opinion publique arabe, mais plutôt de la « Rue Arabe ». 
 
l est fréquent dans le passé de voir des manifestations unitaires de l’Atlantique au Golfe, en vue de se réjouir ou de protester sur tel ou tel événement Arabe, mais cela aussi n’est plus d’actualité. Aujourd’hui dans la plupart des pays arabes les manifestations sont interdites sauf celle organisées ou encouragées par les pouvoirs. Il ne reste en fait que les medias électroniques qui échappent partiellement au contrôle et qui connaissent actuellement un développement spectaculaire en particulier les sites d’information contestataires et les blogs; ces medias électroniques nécessitent des études particulières et ciblées car leur développement pour l’évolution des opinions publiques peut se révéler déterminante dans l’avenir dans la mesure où les nouveaux medias ébranlent les structures traditionnelles.
 
Cela d’autant que dans la plupart des pays arabes, à l’exception des manifestations souvent spontanées sur tel ou tel problème, l’opinion du pays réel est ignorée. En vérité, nul ne connaît la couleur politique réelle des citoyens, leurs penchants pour tel ou tel système, tel ou tel parti, leurs choix sociaux et culturels, leurs préférences ou leurs hostilités. Nul ne sait ce que pensent réellement les jeunes, les minorités culturelles et religieuses, etc.… quelles sont leurs conditions, quels sont leurs besoins et aspirations.
 
C’est le contraire dans les pays de démocratie pluraliste où comme l’écrit J.N. Jeanneney (1) , on connaît la multiplicité des composantes de la population, selon les classes sociales, les métiers, la géographie, selon aussi la complexité de ses rythmes superposés où se chevauchent et s’entremêlement plusieurs tempos, celui des émotions immédiates, celui des attitudes marquées par les effets de génération, celui enfin des sensibilités forgées de très longue main par l’école et par la mémoire familiale et civique.
 
 
Pour J.N. Jeanneney, l’ambivalence de la séduction et de l’inquiétude portée par le concept d’opinion publique est ancienne. Lorsque surgit et s’impose, au cours de la seconde moitié du XVIIIème siècle, la notion d’esprit public, les hommes des lumières s’en saisissent dans l’ambigüité. Ils célèbrent l’opinion comme contrepoids à l’absolutisme et, en même temps, ils la craignent comme porteuse de passions propres à dévoyer la raison d’où la méfiance des proclamations trompeuses : « L’opinion dit, l’opinion veut »
 
Dans son « Histoire des medias » (2) J.N. Jeanneney évoque l’avènement de la liberté de la presse en occident au cours du XIX siècle, avec un double ressort. D’une part, le progrès de la démocratie et l’instauration par étapes du suffrage universel (masculin…) impliquant la nécessaire information de tous les électeurs par les journaux, et, d’autre part, les progrès techniques, dans le suivi des nouvelles, dans l’impression et la diffusion des journaux.
 
Cette évolution du millénaire passé est peut être entrain de se produire en ce début du 21ème siècle dans les pays sous régime autoritaire grâce aux medias électroniques. On voit émerger dans de nombreux pays notamment les pays arabes ce que Pierre Haski (3) a appelé dans son livre « Internet et la Chine » « Les journalistes citoyens » pour Pierre Haski, en Chine Internet a changé la règle du jeu.
 
Les chinois ont appris d’expérience à se méfier des slogans. Ils ont payé pour le savoir. Internet et les nouvelles technologies leur permettent d’aller un pas plus loin et d’en démonter les mécanismes. A deux reprises, en 2007 et en 2008, le gouvernement a dû faire face à des mobilisations de citoyens en colère alertés par SMS ou par e-mail. C’est nouveau, et c’est intéressant. Jamais, jusque-là, les nouvelles technologies n’avaient joué un rôle aussi direct pour organiser un rassemblement de rue, de quoi inquiéter tout pouvoir. Pour autant, la « révolution Internet » a déjà changé la Chine, malgré elle.
 
La technologie a contribué à moderniser le pays, a modifié la circulation de l’information, la manière de « faire » de la politique et de la résistance, et a aidé à façonner une opinion publique dans un pays qui n’en comptait pas. La bataille du XXIème siècle entre une société civile naissante et un  big brother  version chinoise ne fait que commencer. Et elle se jouera en grande partie sur Internet.
 
 
Peut-on envisager une évolution similaire dans le monde arabe ? Pour l’heure l’évolution est lente, à l’exception de quelques tentatives d’appel par SMS à la grève ou à la manifestation en Egypte et au Liban. Il est vrai que la Chine est le pays qui compte le plus grand nombre d’internautes dans le monde. Le patron de l’administration chinoise, chargé d’Internet, a dit récemment que le nombre d’utilisateurs d’Internet en Chine devait atteindre 300 millions d’ici la fin de l’année 2008 contre 230 millions actuellement.
 
Dans le monde arabe les utilisateurs d’Internet seraient de 29,7 millions en 2007, d’autres avancent le chiffre de 34 millions en 2008, d’après une étude récente de Arab Advisors Group de Amman en Jordanie.
 
A terme, les technologies nouvelles de communications ne manqueront pas d’avoir un impact mais lequel ?
 
La pénétration d’Internet dans le monde arabe serait de 17,1% contre 46,8 en Europe et 4,7 en Afrique, mais dans le monde arabe cette présence est inégale, cela varie de 58,7% aux Emirats à 4,8 au Yémen.
 
En observateur pertinent, Régis Debray (4) qui a publié « Un candide en Terre Sainte » suite à un voyage au Proche-Orient ne manque pas de s’interroger :
 
Si j’avais été un médiologue pour de bon, écrit-il, et arabisant (une chose est de lancer la marque, une autre de fournir), j’aurais étudié de près les effets de l’ordinateur sur les emprises au sol du Très-Haut. Au lieu de la fracture numérique tant redouté, c’est d’abord la soudure qui fait impression. En Palestine, la technique remembre ce que la politique démembre. Dans une société éclatée et morcelée, où tous les camps de réfugiés ont leurs sites, le Net refait la jonction territoriale.
 
Outre que le mail contourne la censure, il rend la négociation, sinon la décision, plus collective, fait circuler les avis entre exilés d’une vingtaine de pays différents. Le réseau remplacerait presque l’organisation défaillante.
 
En ce sens, le Web, comme la bombe atomique, est un égalisateur de forces et de neurones, qui joue en faveur des sous-éduqués et met en pratique le discours des Béatitudes. Les enfants pauvres des camps palestiniens s’exercent aux mêmes jeux, au même clavier que les Israéliens de leur âge. Ainsi peut-on, le numérique aidant, brûler une étape dans le devenir universel : enjamber la graphosphère, l’ère de l’imprimé, des livres et des journaux, et passer directement de la culture orale, ou logosphère où nous venons d’entrer.
 
L’imprimerie en chrétienté a cassé le monopole du clergé, instauré la concurrence et permis la Réforme. Il n’y a pas moins à attendre de l’impact du Net sur l’Islam, d’autant qu’un réseau technique étoilé, aux bords flous, répond bien à la nature décentrée et peu structurée de l’oumma.
 
 
Une jeunesse qui tourne le dos aux livres peut réapprendre à lire sur les écrans. D’ici dix ans, tous, Bédouins compris, seront branchés. D’où surgira une formidable plasticité du sacré. C’est une mauvaise nouvelle pour les autorités établies, politiques, religieuses, ou les deux. Les Etats, y compris les monarchies de droit divin, perdent le contrôle de la vérité, comme les dignitaires celle de la charia, de la même façon que le clergé catholique perdit avec le caractère de plomb le monopole des Evangiles et des articles de foi. Les périphéries rattrapent leur retard et les anciens pôles de production des normes de pensées et de conduite, Egypte et Arabie saoudite, al-Azhar et la Mecque, se retrouvent à niveau avec des émetteurs yéménites ou marocains. Mauvaise nouvelle aussi pour les doctes et les subtils. Le branchement en direct sur les nerfs, via l’écran, c’est la porte ouverte aux furieux. A la question de savoir si cette révolution médiologique ira « à droite » ou à gauche » la réponse de l’islam on line risque de brouiller les cartes, tant l’informatique et la théocratie peuvent faire bon ménage.
 
 
Ainsi donc l’opinion arabe au singulier ou au pluriel est prise aujourd’hui au piège de la communication sous un volume énorme.
 
 
D’après les derniers chiffres communiqués au mois de Septembre dernier, il y a :
  • 316 stations de radio dont 50% sont privées
  • 317 stations de télévision dont 56 sont privées et 54 sont Islamiques, parmi lesquelles 38 sont gouvernementales.
  • L’audience satellitaire au Moyen-Orient serait de 90%, les chaînes payantes seraient de 130.
Je n’ai pas de statistiques en ce qui concerne la presse écrite, mais probablement les publications se comptent par milliers. Faute d’études d’audience d’ensemble fiable, il faut observer les commentaires et réactions que suscitent les chaînes d’information, les feuilletons du Ramadan, et les chaînes religieuses ou assimilées.
 
Il faut s’arrêter un peu sur ces derniers qui posent plus de problèmes, ces chaînes, comme l’écrit un journal algérien (5), ne se soucient guère des critiques éventuelles sur l’usage effréné des obscurantismes et des charlatanismes faciles. Les femmes en général, et parfois même les hommes, y cherchent la solution contre le « mauvais » œil, le « Sahr », la malchance, l’espoir du mari ou de la femmes attendus, la chance de la procréation ou simplement la guérison miraculeuse, ainsi dans des géographies idéologiques agitées, le retour du religieux fait contrepoids à la détresse sociale ou à la facture des économies en échec. L’habillage de ces chaînes est simpliste et ne fait pas dans l’investissement lourd : quelques numéros de téléphones « verts », une bande défilantes de SMS de requêtes, un programme centré sur l’exploitation du sentiment religieux et orienté vers un discours de prise en charge des grands thèmes de la détresse des populations des pays arabes avec le discours rodé d’un islamique qui ne fait plus dans le « politique » mais dans le social et quelques noms connus de l’univers des imam-talk-show. La cible étant les foyers, les femmes au foyer, les tranches dominantes des populations jeunes, généralement majoritaires dans les démographies maghrébines.
 
 
Chaînes nationales, chaînes régionales, chaînes panarabes ; le téléspectateur arabophone, comme d’ailleurs le lecteur et l’auditeur ne manque pas d’offre.
 
Une étude(6) américaine note que les medias régionaux arabe ont relancé le concept d’un avenir commun chez les arabes, mais la recherche du dominateur commun a conduit les medias panarabes à se concentrer plus sur les sujets de politique extérieure avec l’idée « le monde arabe face au reste du monde » mais pour les auteurs de cette étude, il serait erroné de considérer les téléspectateurs arabes comme un échantillon unique, car cette situation a fait que souvent les citoyens d’un tel ou tel pays arabe connaissent mieux l’Amérique que le pays frère voisin.
 
L’Américain William A. Rugh (7) pense que la globalisation et la régionalisation des medias dans le monde arabe ont fait évoluer les choses dans la mesure où les citoyens ont accès à une information produite en dehors de leur territoire national. Ainsi l’emprise des pouvoirs politiques nationaux a été desserrée. Mais la contrainte politique, économique et culturelle nationale n’a pas disparu. Peut-on se féliciter de ses contraintes ? Pour faire face par exemple à l’influence religieuse extérieure, souvent extrémiste, certains pays ont réagi comme le Maroc et l’Egypte en créant leurs propres chaines religieuses.
 
Mais comme le note l’envoyé spécial du journal Le Monde (8), reste que les autorités marocaines sont assez impuissantes face à internet et aux chaînes de télévision du Golfe, notamment la chaîne religieuse « Iqra ». Des prêcheurs, tel Amr Khaled qui prône un islam conservateur, connaissent un succès grandissant. Ils opèrent comme les téléprédicateurs protestants. De la même façon que les chrétiens, les musulmans s’abreuvent à toutes les sources. Eux aussi font leur marché du religieux. Dans ces conditions, rien n’assure que les réponses apportées (par les pouvoirs politiques) aient des chances d’être entendues, souligne le chercheur Rachid Benzine.
 
Les arabes semblent aujourd’hui tiraillés entre globalisation et identité nationale (9). A ce propos Dominique Wolton pense que dans le monde occidental, l’identité est l’objet d’une contradiction indépassable entre l’échelle individuelle et collective. Je pense que le modèle européen n’est pas très éloigné du modèle arabe avec évidemment quelques correctifs. Dans les deux cas on note, en effet que l’identité est un facteur de progrès au plan individuel, mais l’identité a par ailleurs été souvent facteur de haines au plan collectif dans certaines circonstances.
 
Hier dans un univers fermé, l’identité était un obstacle à l’ouverture et à la communication. Aujourd’hui dans un univers ouvert, c’est l’inverse, la préservation des identités est la condition du maintien d’une problématique d’émancipation liée à la communication. Autrement dit, le repli identitaire ou agressif est moins la cause que la conséquence d’une insuffisante prise en compte de l’identité. A l’heure de la communication triomphante, l’enjeu n’est pas la dissolution des libertés individuelles mais l’effritement des identités collectives et des liens sociaux qui sont pourtant les conditions préalables à l’installation et à l’efficacité de tous ces réseaux interactifs. Sans le matelas de ces identités collectives, les réseaux technologiques modernes ne peuvent jouer leur rôle ; ils risquent même de favoriser un formidable désordre.
 
Pour Dominique Wolton (10), c’est l’une des raisons qui expliquent les violences identitaires au Proche et au Moyen-Orient, ainsi qu’en Afrique du Nord depuis vingt ans. Si l’on avait mieux respecté les identités culturelles, religieuses, sociales et symboliques de ces vieux pays déjà bouleversés par la colonisation, puis par « l’impératif de modernisation », il est probable que l’Occident serait moins aux prises avec les violences qu’il connaît depuis trente ans. Il est trop facile de dénoncer l’identité belliqueuse chez l’autre quand on voit la manière dont on l’a tout simplement ignorée, pendant de nombreuses décennies… souligne Dominique Wolton.
 
En Europe les échanges télévisuels, estime Dominique Wolton, doivent faciliter la cohabitation culturelle, sans prétention à fabriquer une intégration prématurée. Ce concept peut parfaitement s’appliquer au paysage télévisuel arabe. La télévision peut être une voie d’accès à la connaissance mutuelle dans le monde arabophone. Nous ne disposons pas de sondages fiables et larges pour mesurer l’opinion des citoyens arabes ni leur goût en tant que téléspectateurs. Les rares sondages disponibles concernent la politique étrangère et sont souvent financés par les Etats-Unis qui souhaitent sonder l’opinion arabe sur leur politique dans la région.
 
Le dernier sondage 2008 a été réalisé par l’Université de Maryland avec l’Institut Zogby International (11).
 
Le sondage concerne l’Egypte, la Jordanie, le Liban, l’Arabie Saoudite, le Maroc et les Emirats Arabes Unis.
 
Sur les principales questions de politique étrangères, il existe une certaine homogénéité des opinions entre les pays concernés par le sondage.
 
Sur l’Irak par exemple une large majorité estime que la présence américaine rend la situation plus difficile :
Au sujet de l’Iran une majorité estime que l’Iran ne constitue pas une menace et que L’Iran a le  droit de disposer de l’arme nucléaire. La même majorité considère que la menace vient plutôt d’Israël.
 
A l’égard des Etats-Unis, l’opinion manifeste une hostilité sans réserve.
83% ont une opinion négative des USA et 70%ne font pas confiance aux américains, il faut relever ici le décalage entre la position des gouvernements arabes et leurs opinions.
 
Il reste l’audience en vue de s’informer auprès des chaînes TV arabophones. Dans ce domaine on relève une certaine homogénéité avec des différences selon les pays, dès qu’il y a un media national puissant.
 

(*) Ancien PDG de "RFI" 

Communication présentée à Tunis, le 13 novembre 2008, lors du colloque international de l’IPSI : MEDIA ET OPINION PUBLIQUE AU MIROIR DU MONDE ARABE 
 
 (1) J.N. Jeanneney Le Monde – 20 Octobre 2007
(2) J.N. Jeanneney « Histoire des Medias » Edition du Seuil 1996
(3) Pierre Haski « Internet et la Chine » Editions du Seuil 2008
(4) Régis Debray « Un candide en Terre Sainte » Gallimard 2008
(5) Le Quotidien d’Oran – 25 Août 2007
(6) Virtual Diplomatie « United States Institute of Peace » Août 2005
(7) William A Rughi Arab Mass Media Preager 2004
(8) Le Monde – 30 Août 2008
(9) F. Benhalla « Le choc de la communication globale pouvoir et société arabe face au défi » Publisud 2005
(10) Dominique Wolton « Penser la communication » Flammarion 2008
(11) Annual Arab Public Opinion : University of Maryland with Logby International – Mars 2008
 
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