Ferid Memmich: Fouad Mebazaa, patriotisme et sens de l’Etat

Après avoir occupé le devant de la scène pendant des heures cruciales pour la Tunisie, Fouad Mebazaa nous a quittés discrètement comme il a vécu.
L’élégance et la discrétion ont, en effet, distingué ce bourgeois toujours proche du peuple, des gens dont il appréciait la compagnie. Issu d’une brillante lignée de hauts dignitaires de la Zitouna, sa famille, ses proches l’avaient baptisé « Hadj » dès son plus jeune âge.
Il s’est attaché, sa vie entière, à incarner cette synthèse très bourguibienne des valeurs de modernité, d’émancipation et d’ouverture, qui constituent le socle de la tunisianité.
Très tôt, adolescent, avant même l’Indépendance, il s’est engagé avec ferveur dans la « Jeunesse destourienne »donc dans la lutte contre la colonisation française.
C’est dire s’il a été nourri à une sève authentiquement patriotique et qu’il s’est trouvé aux avant-postes du combat pour la fondation d’un Etat tunisien indépendant et moderne. Etudiant à Paris et militant au sein de l’Uget, il a été président de la prestigieuse Aemna (Association des étudiants musulmans nord-africains, pour les anciens, le fameux 115 du Boulevard Saint Michel à Paris). L’Aemna était le fer de lance de la double lutte pour l’indépendance et l’unité du Maghreb arabe, rêve des élites nationalistes nord- africaines (de Habib Thameur, Messali Hadj, Mansour Moâlla et Hédi Baccouche, pour ne citer que les anciens).
Dans les diverses responsabilités qu’il a assumées, son souci permanent aura été le service de l’Etat, à des postes aussi différents que la direction de la Sûreté nationale, les ministères de la Culture et de l’Information, de la Santé et enfin de la Jeunesse et des Sports qui rappelle l’épopée footballistique de l’Argentine.
Toujours affable et de bonne humeur, il sera resté fidèle à lui-même, à ses propres valeurs et aux siens. Quelqu’un disait qu’un homme fidèle en amitié ne peut pas être mauvais. Et il fut, tout au long de son existence, d’une fidélité indéfectible à ses amis.
Ainsi, gouverneur-maire de Tunis, après le fameux congrès du parti de Bourguiba de Monastir 1 en 1971, alors que le groupe de ses amis libéraux démocrates était honni (Hassib Ben Ammar, Béji Caïd Essebsi, Habib Boularès, Sadok Ben Jemâa, Radhia Haddad…qui, par la suite, ont créé les journaux « Errai » et « Démocratie »), il n’hésitait pas à les rencontrer régulièrement, au vu et au su de tous, au domicile de l’ami commun Mohamed Salah Belhaj, ancien secrétaire général du comité de coordination du parti à Tunis dont il était proche, bien que ce dernier ait été mis à l’index par Bourguiba en personne. Ce n’était pas du « militantisme héroïque », mais à ses yeux, les relations amicales étaient assurément plus solides que les divergences politiques.
Ainsi a-t-il manifesté tout au long de sa carrière cette forme d’humanisme doublé d’une conception saine du sens de l’Etat. De même, alors qu’il dirigeait la Sûreté nationale, a-t-il résolument refusé de donner l’ordre de tirer sur les manifestants, lors des évènements de juin 1967, en dépit de l’ordre que Bourguiba, fou de rage, avait intimé. Il en paya le prix puisqu’il fut aussitôt limogé.
Ministre de la Culture et de l’Information, il eut à cœur d’encourager l’expression de la création artistique, comme l’a si bien rappelé Tawfik Jebali, en autorisant des pièces de théâtre a priori vouées à la censure (Ghassalet in Nwader de la troupe de Fadhel Jaïbi, Fadhel El Jaziri, Jelila Baccar…) qui n’avaient évidemment pas l’heur de plaire au pouvoir. Il serait honnête aussi de rappeler, à ce sujet, l’impulsion qu’il a donnée, comme maire de La Marsa, aux arts plastiques en multipliant les expositions de peinture et autres manifestations.
Elégance, discrétion et fidélité restent les maîtres-mots qui pourraient le caractériser et, bien sûr, militantisme et sens de l’Etat qui auront été les constantes de son parcours.
Dans un résumé hâtif, nous pourrions dire qu’il a été un « Président malgré lui », dans la mesure où le pouvoir, a fortiori le pouvoir suprême, ne l’obsédait pas. En janvier 2011, dans une Tunisie livrée à la rue, au chaos, à l’exigence populaire que tous les besoins soient immédiatement et intégralement satisfaits, toutes les manettes de l’appareil de l’Etat se sont trouvées paralysées. Ainsi, Fouad Mebazaa s’est-il trouvé dans une situation qu’il n’avait pas cherchée, à exercer un pouvoir qu’il aurait préféré ne pas avoir. Bien entendu, le sens du devoir et le patriotisme l’ont emporté dans ces circonstances dramatiques et ont permis que soit assurée la continuité de l’Etat pour tenter de satisfaire les appels du peuple, l’exigence de dignité, de liberté et de démocratie qu’il exprimait.
Sa première résolution, à ce stade, fut de rompre avec le système Ben Ali. Fouad Mebazâa, président de la République, n’a pas, symboliquement, dormi une seule nuit au palais de Carthage, par respect pour l’Etat. Président intérimaire, il avait, en effet, une seule charge : assurer l’alternance pacifique et légale au pouvoir et non s’y installer. Il a non seulement continué à habiter chez lui et n’a jamais occupé la partie présidentielle du palais, mais a aussi installé son bureau dans le bloc du palais naguère réservé aux Conseillers de Ben Ali. Ce qui fait qu’il ne s’est jamais installé dans le bureau de Bourguiba, tout simplement par principe.
Son autre obsession fut de remplir sa mission au plus vite, selon les termes mêmes de la Constitution. Et l’obligation dans laquelle il s’est trouvé de reporter, à plusieurs reprises, la date des élections a constitué pour lui un vrai calvaire, alors même qu’il eut été concevable qu’il y prît plaisir. Bien que le pouvoir n’ait jamais été aussi vertical et son contrepoids institutionnel aussi inexistant, jamais la tentation de prolonger sa primature ou d’en tirer un quelconque avantage indu ne l’a effleuré.
Sa détermination première, dans le respect strict des termes de la Constitution en vigueur, était de procéder à des élections présidentielles, puis législatives, afin de restituer rapidement aux nouveaux élus Présidence et Assemblées. Le consensus national en décida autrement et il s’y conforma. Cela aura-t-il été une erreur ? Il en va de même pour l’amnistie générale, réclamée par tous en 2011, dénoncée par beaucoup aujourd’hui.
L’histoire jugera.
Fouad Mebazaa aura, en tout état de cause, contribué à pérenniser l’Etat, à entamer un nouveau cycle historique d’alternance pacifique et démocratique au pouvoir. Il serait juste de le remercier devant l’Histoire.
Qu’il repose en paix comme militant patriote ayant accompli son devoir.
Ferid Memmich
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