News - 04.01.2024

Salwa Hamrouni - Le professeur Ben Mahfoudh à la Cour pénale internationale: Un juge indépendant mais portant la voix de la Tunisie

Salwa Hamrouni - Le professeur Ben Mahfoudh à la Cour pénale internationale: Un juge indépendant mais portant la voix de la Tunisie

Du 4 au 14 décembre 2023, l’Assemblée des États Parties au Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« l’Assemblée ») a tenu au siège des Nations unies à New York sa vingt-deuxième session, à laquelle ont participé les États Parties, des États observateurs, la Cour, des organisations internationales et régionales ainsi que des organisations non gouvernementales. 

L’Assemblée a élu six nouveaux juges pour un mandat de neuf ans qui sont:

Ben Mahfoudh, Haykel, groupe des États d’Afrique (Tunisie)
Damdin, Erdenebalsuren, groupe des États d’Asie et du Pacifique (Mongolie)
Guillou, Nicolas, groupe des États d’Europe occidentale et autres États (France)
Hohler, Beti, groupe des États d’Europe orientale (Slovénie)
Motoc, Iulia Antoanella, groupe des États d’Europe orientale (Roumanie).
Paek, Keebong, groupe des États d’Asie et du Pacifique (République de Corée).

Les candidats retenus sont ceux ayant obtenu le nombre de voix le plus élevé et la majorité des deux tiers des États Parties présents et votants. C’est par les 86 voix obtenues que le professeur Haykel Ben Mahfoudh a franchi cette épreuve haut la main.

Le professeur Haykel Ben Mahfoudh est titulaire d'un doctorat en droit international de l'université de Carthage portant sur la protection de l’environnement en contexte de conflit armé sous la direction du professeur Slim Laghmani (2005). Il a une longue carrière universitaire, qui a commencé en 1996. Il est professeur des universités, spécialisé en droit international humanitaire et droit pénal international à la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis. Il a été directeur du Laboratoire de recherche en droit international et européen et relations Euro-Maghreb de 2014 à 2021. Il est également professeur invité dans diverses universités et institutions académiques étrangères. Jusqu’à sa récente élection au poste de juge à la CPI, il occupait les fonctions de directeur de la Mission Universitaire de Tunisie en Amérique du Nord.

Ses travaux de recherche portent principalement sur la protection de l’environnement en temps de conflit armé, le droit des victimes, la réforme du secteur de la sécurité, la sécurité régionale et les transitions démocratiques dans le monde arabe. C’est dire que le professeur Ben Mahfoudh a une carrière riche et diversifiée bâtie au fil des ans grâce à sa rigueur, son sérieux et à la haute considération morale dont il jouit en Tunisie et à l’étranger.

L’élection du professeur Haykel Ben Mahfoudh constitue une grande victoire et une reconnaissance pour la Tunisie. Une victoire, car c’est pour la première fois qu’un Tunisien arrive à siéger comme juge au sein d’une juridiction internationale universelle.

L’élection du professeur Ben Mahfoudh n’a pas été facile. En effet, la tentative faite l’année dernière n’a pas abouti. Il a fallu donc que l’Etat tunisien s’engage sérieusement aux côtés du candidat lors d’une course où les candidats, soutenus par leurs Etats, mettent beaucoup d’efforts, d’énergie et de moyens pour pouvoir s’imposer.

C’est une victoire diplomatique pour la Tunisie qui pourrait lui ouvrir la voie d’autres institutions de cette importance dont la Cour internationale de justice qui est l’organe juridictionnel principal des Nations unies et qui a à la fois une compétence consultative et une compétence contentieuse (entre Etats).

A ce propos, il est légitime de s’interroger sur l’absence de la Tunisie des juridictions internationales les plus importantes malgré d’existence d’une excellente école de droit international en Tunisie. Rien que pour la Cour internationale de justice (CIJ), l’absence tunisienne est plus que regrettable, surtout lorsqu’on voit que des juges venant d’autres pays arabes, dont l’Algérie, le Maroc, l’Egypte, la Syrie, le Liban, ont pu y siéger.

La CPI est la première juridiction internationale permanente créée par les Etats pour juger des crimes les plus graves bouleversant la conscience humaine quel qu’en soit l’auteur.

Avant cela, les crimes qui se sont distingués par « leur caractère particulier d’horreur et de cruauté, de sauvagerie et de barbarie » (Assemblée générale des Nations Unies) étaient l’objet de la justice des vainqueurs.

C’était d’abord le cas du Tribunal militaire international institué à Nuremberg lors de la Seconde Guerre mondiale.

Pourtant, pendant plusieurs années, les personnes agissant au nom de l’Etat se sont cachées derrière le rempart de la souveraineté et de l’immunité juridictionnelle pour fuir la responsabilité pour les crimes internationaux commis sur leurs territoires ou sur les territoires qu’ils contrôlent.

Après plusieurs tentatives de juger les criminels de guerre ou les auteurs de crimes contre l’humanité ou de violations systématiques et à grande échelle des droits humains par les juges internes, le droit international a fait un gigantesque pas en créant les juridictions pénales internationales.

En effet, il a fallu attendre les crimes commis en ex-Yougoslavie depuis son démembrement à partir de 1990 pour se rendre à l’évidence. La souveraineté étatique et l’immunité de juridiction peuvent servir d’alibi pour les crimes les plus abominables. Le Conseil de sécurité de l’ONU, marqué par une politique de concertation post-guerre froide, a donc créé le premier tribunal ad hoc pour juger les criminels de guerre impliqués dans le conflit yougoslave. D’autres tribunaux ont suivi, dont notamment celui du Rwanda en 1994 ou celui de la Sierra Leone en 1996.

De par leur nature ad hoc, ces tribunaux ne traitent que des crimes liés à un conflit particulier et sont de surcroît liés au Conseil de sécurité des Nations unies. La création de la CPI a donc ouvert l’espoir de la fin de l’impunité des criminels. En effet, la Cour est compétente pour les crimes internationaux les plus graves, à savoir le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre (commis après le 1er juillet 2002) et les crimes d’agression (à compter du 17 juillet 2018).

Le génocide est caractérisé par l'intention spécifique de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux par le meurtre de ses membres ou par d'autres moyens : atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; ou transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe.

Le crime contre l’humanité est constitué par les graves violations commises dans le cadre d'une attaque de grande envergure lancée contre toute population civile. Il s’agit par exemple du meurtre, du viol, des disparitions forcées, d’extermination ; de la réduction en esclavage; de la déportation ou du transfert forcé de population ou encore de l'apartheid.

Quant aux crimes de guerre, ils constituent des infractions graves aux Conventions de Genève dans le contexte d'un conflit armé et comprennent, par exemple, le meurtre ou la torture des personnes telles que des civils ou des prisonniers de guerre ; les attaques intentionnelles contre des hôpitaux, des monuments historiques, religieux ou éducatifs et scientifiques…

Enfin, la Cour est compétente en matière de crime d'agression défini globalement comme l'emploi par un État de la force armée contre la souveraineté, l'intégrité ou l'indépendance d'un autre État.

La Tunisie a adhéré au Statut de Rome le 24 juin 2011. Aujourd’hui, 123 États sont y parties. Parmi eux, 33 sont des États d'Afrique, 19 sont des États d’Asie et du Pacifique, 18 sont des États d'Europe Orientale, 28 sont des États d'Amérique Latine et des Caraïbes, et 25 sont du Groupe des États d’Europe Occidentale et autres États. Notons au passage que les Etats-Unis et Israël n’ont pas ratifié le statut de la Cour.

La création de la Cour marque aujourd’hui un véritable tournant en droit international. Plusieurs affaires sont aujourd’hui pendantes devant la Cour visant ainsi à mettre fin à l’impunité, notamment lors des conflits armés. Certaines affaires ont donné lieu à des condamnations comme c’est le cas de l’affaire Germain Katanga (RDC), condamné pour meurtre, attaque contre une population civile, destruction de biens et pillage, ou encore l’affaire Ahmad Al Faqi Al Mahdi, condamné pour crimes de guerre consistant en des attaques contre des sites religieux et historique à Tombouctou au Mali.

D’autres affaires sont en cours comme celle d’Al Hassan Ag Abdoul Aziz, suspecté de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre commis également à Tombouctou. Il en est de même pour Ali Abd-Al-Rahman, suspecté de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité qui auraient été commis au Darfour, au Soudan.

L’élection du professeur Ben Mahfoudh comme juge à la CPI pourrait également donner de l’espoir pour une représentation équitable des Etats arabes et africains au sein de la CPI, ce qui est de nature à renforcer sa légitimité et sa crédibilité.

Malgré son jeune âge, la CPI est déjà critiquée pour son action des deux poids, deux mesures et pour son acharnement presque limité aux pays d’Afrique. Il suffit de voir la liste des affaires pour retrouver les affaires des pays comme le Kenya, la Libye, le Soudan, la RDC, l’Ouganda ou encore le Mali… Les crimes israéliens commis aujourd’hui sur les territoires palestiniens occupés bouleversent également la conscience humaine et appellent à une véritable justice pénale internationale. Comme cela a été constaté par la chambre préliminaire pour d’autres affaires, nous estimons qu’il existe des motifs raisonnables de croire que la responsabilité des Israéliens peut être engagée à raison du crime de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Il n’est pas nécessaire d’avoir des juges appartenant au monde arabe pour s’en convaincre. Il faudra seulement une véritable indépendance de l’ensemble des organes de la Cour pour pouvoir fonctionner d’une manière impartiale devant les crimes où et par qui ils sont perpétrés.

En attendant, nous estimons que l’élection du professeur Ben Mahfoudh ne pourra qu’alimenter la Cour par une pensée juridique résistante à toutes les formes de violation du droit international et à toute politique sélective des bourreaux et des victimes.

Salwa Hamrouni
Professeure de droit, Université de Carthage

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