News - 22.10.2022

Ammar Mahjoubi: La société romaine était-elle esclavagiste ?

Ammar Mahjoubi: La société romaine était-elle esclavagiste ?

Condamné comme une tare du monde gréco-romain, l’esclavage a été longtemps blâmé par les historiens ; tout en minimisant parfois son rôle, ou en le considérant comme un mal nécessaire, qui a permis le développement du monde antique. A l’instar, semble-t-il, du rôle blâmable assumé aux Etats-Unis, à l’époque contemporaine, par les Rockefeller et consorts dans la réussite capitaliste. Certaines études, à cet égard, avaient même présenté l’esclavage sous un jour exagérément optimiste. Au contraire, dans les travaux d’inspiration marxiste, où l’esclavage tient une place centrale, le « mode de production esclavagiste » et ses abus caractériseraient le monde romain, et son évolution fatale serait due à la « crise du système esclavagiste ». Deux positions irréductibles, en raison de la pénurie des sources, de l’absence d’indications explicites et, aussi, dans la bibliographie, des arrière-plans idéologiques.

Une question essentielle s’impose pour admettre ou non l’existence de ce système esclavagiste : est-il possible de déterminer le nombre des esclaves et leur proportion dans l’ensemble de la population ? Même si, économiquement, le rôle de l’esclavage avait été évident à certaines époques, l’absence de sources irréfutables pour généraliser ce rôle durant toute l’époque impériale à Rome rendent cette question insoluble. Certaines indications isolées existent, certes, et ne peuvent être récusées, comme à Pergame qui, selon Galien (5, 49), aurait compté environ 40 000 esclaves, une proportion qui aurait représenté le tiers de sa population adulte. Mais ces données particulières ne peuvent pas être extrapolées, car dans leur grande majorité, les évaluations démographiques ne sont que des hypothèses plus ou moins contestables. Pour la métropole romaine, à titre d’exemple, les propositions fluctuent entre un minimum de 130 000 et un maximum de 400 000 esclaves ! Pour toute l’Italie, les chiffres de deux ou trois millions d’esclaves, au début du régime impérial, paraissent plus plausibles.

Ce qui est incontestable, c’est qu’entre le milieu du IIIe et la fin du Ier siècle av. J.-C., les foules asservies par la conquête du monde méditerranéen affluèrent en Italie et en Sicile. Elles permirent, en priorité dans le domaine agricole, une véritable mutation économique. Un tassement, difficile à quantifier, commença avec la fin de la République et les débuts de l’Empire. Cette stabilisation, due à l’achèvement des grandes guerres et de l’expansion romaine, fut aussi affectée par les affranchissements et par la faible reproduction des esclaves, surtout parmi les ruraux, qui étaient les plus nombreux et les plus maltraités. Jusqu’au milieu du Ier siècle après le Christ, on ne peut guère discerner des changements dans l’agriculture ou dans les manufactures pouvant être mis en rapport avec ce tassement. Il n’en reste pas moins que l’esclavage avait un rôle économique essentiel, aussi bien en Italie que dans les provinces, celles surtout qui avaient été imprégnées par la civilisation hellénistique, au moins jusqu’au milieu du IIIe siècle après le Christ. Les domaines de l’épouse d’Apulée en Tripolitaine, à titre d’exemple, étaient cultivés par des centaines d’esclaves ; mais dans d’autres régions de la province d’Afrique, le travail servile dans les campagnes n’était guère prédominant. On est aussi en mesure d’affirmer qu’après le IIIe siècle, la part prépondérante de la production agricole ne dépendit plus, comme auparavant, de la main-d’œuvre servile.

Autre question posée par les historiens : la possession d’esclaves était-elle généralisée dans toutes les catégories sociales ? Les démunis étaient peut-être en mesure d’élever un enfant trouvé, mais même si le prix des esclaves sans qualification n’était pas élevé, le prix de leur entretien était des plus onéreux. Les « familiae » innombrables des couches dirigeantes, par contre, pouvaient compter des centaines d’esclaves. Ils constituaient surtout des biens de prestige et des éléments de commandement, tout en exprimant chez les riches, sénateurs et chevaliers réunis, un désir d’ostentation et de narcissisme. Car si la main-d’œuvre, dans les domaines agricoles, était à la fois instrument et force aliénée de production, les esclaves de la « familia urbana », sans productivité aucune, participaient plutôt au genre de vie des classes supérieures.

L’Etat, bien entendu, intervenait pour réglementer les rapports entre maîtres et esclaves. Ceux-ci avaient droit à la subsistance, mais avant d’être abrogée par la lex Cornelia de sicariis, la loi accordait à leurs maîtres le droit de vie et de mort. Sous le règne de Claude (41-54), la législation spécifia que si le maître abandonnait son esclave, celui-ci était libre ; mais sa fuite était durement sanctionnée, comme le montre un texte gravé sur un collier de plomb que portait, serré autour de son cou, une malheureuse esclave de la province romaine : « Je suis la prostituée Adultera, arrêtez-moi car je me suis enfuie de Bulla Regia », prévenait le texte. En cas de révolte, la puissance publique affichait toute sa rigueur, surtout lorsque, à trois reprises, les guerres serviles atteignirent un paroxysme (en 135-132, 106-102 et 73-70 av. J.-C.).

L’insurrection servile de Sicile éclata en 135 av. J.-C. en raison, selon Diodore, d’une augmentation considérable, dans l’île, du nombre des esclaves asservis après la deuxième guerre punique ; la plupart étaient des «Syriens», une appellation étendue à tous les Orientaux. La révolte débuta dans la «familia» des grands propriétaires grecs de l’île, qui traitaient durement les esclaves de leurs domaines. En quelques jours, des centaines puis des milliers d’insurgés s’armèrent et s’emparèrent de la ville d’Enna. Leur chef, un certain Eunous, célèbre par ses prophéties messianiques, prit le titre de roi, s’entoura d’un conseil, constitua une assemblée et frappa monnaie au nom d’Antiochos, le roi séleucide de Syrie. Les révoltés s’emparèrent de plusieurs villes et malgré certains élans de clémence, favorisés par Eunous, les massacres n’épargnèrent, dans les cités occupées par les révoltés, que les artisans. Sans se joindre à la révolte, nombre de petits propriétaires et de citadins, dans la plèbe urbaine, profitèrent de l’insurrection. La grande cité de Taormine fut prise et il fallut une campagne militaire, qui se prolongea pendant deux ans, pour en venir à bout. Cette première guerre des esclaves était un mouvement mené par des chefs prophétiques, qui avaient institué un type de royauté charismatique de type hellénistique, caractéristique des «rébellions primitives»… avec leur inversion des rôles et leur carnaval de dérision ; mais ce n’était en rien une révolution contre l’esclavage, en rien sa remise en question.

Toujours en Campanie et en Sicile, profondément marquées par leur empreinte grecque, les révoltes éclatèrent de nouveau entre 104 et 102 av. J.-C. En Campanie, après quelques insuccès, un chevalier romain, T. Vettius, arma ses esclaves, se proclama «imperator» et ameuta les autres asservis. Et en Sicile, la décision de libérer les esclaves bithyniens indûment retenus déclencha deux mouvements. A l’Ouest de l’île, un vilicus (esclave d’un esclave) prit le titre de roi, réussit à lever 10 000 hommes et renvoya beaucoup d’autres à leur travail, alors qu’une foule de pauvres avait rejoint la révolte. A l’Est, l’insurrection fut d’abord dirigée par un condamné, homme libre originaire semble-t-il de Gadès (Cadix). Sa direction échut ensuite à Tryphon, un «roi» élu, qui s’empara de Morgantina et s’organisa sur le modèle monarchique, avec assemblée et conseillers. Il étendit son emprise autour du vieux sanctuaire des dieux paliques et sa dernière bataille coûta 20 000 morts. A l’inverse du mouvement d’Eunous, la révolte de Tryphon eut un caractère nettement sicilien et même «nationaliste».

Autrement plus dangereuse en 73 et plus difficile à conclure fut la guerre de Spartacus. Comme celle d’Hannibal, elle concerna, du Sud au Nord, toutes les régions de l’Italie. A l’origine de la révolte, un noyau de gladiateurs réussit à lever une armée qui, au début, atteignit 150 000 hommes. Mais il est admis que la figure de Spartacus, mise en avant par la tradition, n’avait émergé que parce qu’il avait survécu à tous les autres chefs de la révolte ; et il n’est pas sûr qu’au début, il ait exercé le commandement. C’était un ancien berger Thrace qui, semble-t-il, s’était échappé d’une école de gladiateurs de Capoue ; avec les autres gladiateurs, il accueillit des contingents successifs d’esclaves, des Gaulois surtout et aussi des Cimbres, auxquels se joignirent même des hommes libres. On a redouté un moment, au fort de l’insurrection, que même des cités d’Italie méridionale, anciennes «alliées» de Rome, ne participent à la rébellion. Dans plusieurs rencontres, l’armée romaine fut battue, mais après avoir unifié son commandement, elle vint finalement à bout de la révolte. Battu par Crassus, Spartacus fut tué en Lucanie. Mais l’inquiétude, suscitée par les hésitations des cités du Sud, fit même craindre que la guerre de Spartacus devienne non seulement une révolte servile, mais surtout une guerre anti-romaine. En tout état de cause, ce fut la dernière des grandes insurrections serviles dont la répression avait nécessité la mobilisation de véritables armées.

A l’époque de ces guerres, auxquelles les esclaves ruraux avaient fourni les plus gros contingents, ces derniers avaient alors, sans doute, une part prépondérante dans la production agricole ; et on pouvait donc parler d’un «mode de production esclavagiste». Mais l’esclavage n’était pas seulement une contrainte économique ; c’était une forme de dépendance maximale, qui n’était pas sans engendrer des rapports particuliers et ambigus dans la société antique, puisqu’elle reposait sur la violence physique et entraînait généralement chez les esclaves une résignation et une certaine acceptation de leur sort. Les relations entre maîtres et esclaves dans la société n’étaient donc pas seulement économiques, mais aussi psychologiques et plus ou moins équivoques. Et même si, dans l’agriculture, l’esclavage était à la fois instrument et force de production aliénée, dans d’autres secteurs il n’avait aucun rapport avec la production. Dans la «familia urbana», il participait plutôt à la vie des classes supérieures.

Force est donc de conclure que non seulement la société romaine n’était pas, comme on l’avait noté, une société esclavagiste à toutes les époques, mais même au moment où le rôle de l’esclavage dans l’agriculture était évident, la possession de beaucoup d’esclaves dans la cité n’était pas pensée en termes de travail et de production. C’est ce que montrent, notamment, les synthèses de Cl. Nicolet et de François Jacques, parues dans la collection de la «Nouvelle Clio».

Ammar Mahjoubi

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