News - 12.07.2022

Document - Marina Franco : La construction historique de la démocratie en Argentine et la Tunisie

Marina Franco

Historienne, spécialiste en histoire du temps présent, l'histoire de la mémoire et l’histoire de la violence d’état au XXe siècle en Argentine, la professeure Marina Franco était fin juin dernier à Tunis. A l’invitation de Leaders et de l’ambassade d’Argentine, elle avait participé avec la professeure Riadh Zghal à un séminaire d’échanges sur l’expérience croisée des deux pays, modéré par le professeur Mohamed SassI. Sa communication mérite lecture.



Pour entamer ce dialogue entre les expériences argentine et tunisienne, je voudrais proposer quelques clés de lecture et d'interprétation de l'histoire argentine et du dernier processus de transition démocratique dans mon pays. Bien entendu, je serai extrêmement schématique pour ne pas vous accabler avec des informations et afin d’utiliser le temps disponible pour vous présenter des idées et des réflexions. Bien sûr, nous pouvons en parler plus tard ou développer toutes les détails que vous souhaitez.

L'histoire du XXe siècle argentin a été agitée et a été traversée par d'innombrables coups d'État et violences politiques extrêmes, dont la marque la plus brutale a été la dernière dictature militaire, entre 1976 et 1983. Cette période a été caractérisée par ce qu'en Amérique latine nous appelons « terreur d’État » ou la « terreur d'État », c'est-à-dire un régime basé sur la répression avec des méthodes extrêmes visant l'élimination systématique de l'adversaire et la discipline de toute la société par la terreur. Dans le cas argentin, l'enlèvement, la torture et la disparition forcée de personnes dans des centres de détention clandestins ont été utilisés, ainsi que l'appropriation d'enfants et de bébés nés en captivité, en plus de la censure, de l'exil, de la prison et de nombreuses autres violations des droits de l’homme.
 

n 1983, après ce cycle de violence extrême, l'Argentine a entamé un processus démocratique qui dure encore aujourd'hui. Avant cette année-là, il y avait eu d'autres transitions politiques, mais aucune n'avait prospéré. Le grand changement qui a commencé en 1983 a été la construction d'une culture démocratique vaste et hétérogène, conflictuelle et pleine de tensions, mais incontestée. Depuis lors, les presque 40 années de démocratie ininterrompue ont été marquées par d'énormes difficultés et crises. Certaines d'entre elles étaient très graves, comme la crise économique et sociale survenue en 2001, date à laquelle tout le pays est descendu dans la rue pour exiger que « tous s'en aillent », faisant allusion à toute la classe politique, sans distinction de partis. Ainsi, la démocratie n'a pas été en mesure de résoudre les grandes difficultés de l'Argentine : la dépendance économique vis-à-vis des marchés internationaux et des grandes puissances financières, la pauvreté croissante et les inégalités sociales chroniques. De plus, cette pauvreté et cette inégalité se sont accrues dans ces décennies démocratiques, atteignant aujourd'hui 50% de la population. Pourtant, malgré tout cela, la démocratie est perçue par la société comme le seul système viable, avec la pleine conscience que toute autre option ne ferait qu'aggraver les lourdes dettes sociales et serait un retour à la violence politique dont personne ne veut.

Ce consensus social unanime autour de la démocratie comme le seul régime viable a été une convention collective, un choix de ce qui est possible mais aussi de ce qui est souhaitable, et un apprentissage social après plusieurs décennies de violence et de coûts sociaux énormes.

La question est alors quels sont les éléments qui ont rendu possible la démocratie ? Comment s'est construite une culture démocratique avec toutes ses immenses limitations ?

Un peu d'histoire

Je vais faire un peu d'histoire pour répondre à ces questions. La première constitution argentine a été approuvé en 1853 sur la base d’une conception libérale, républicaine et fédérale de l’organisation politique. Mais jusqu’à 1912, l'Argentine fonctionnait comme une république oligarchique, dirigée par ceux qui représentaient les intérêts des secteurs agro-exportateurs et recherchaient une nation moderne, civilisée et blanche selon le modèle européen. À partir de 1912, un vrai système démocratique s'est instauré, basé sur le vote universel masculin secret et obligatoire (le vote féminin viendra en 1949).

Le premier résultat de l'expansion du système électoral et de la participation politique en 1912 fut l'émergence de partis politiques à larges bases sociales qui incarnaient les intérêts des couches populaires et moyennes de la société. Mais la réponse à cette expansion des droits et à la mobilisation populaire croissante fut le premier coup d'État contemporain en 1930. Ce coup d'État était mené par une combinaison d'acteurs militaires et civils, conservateurs, de droite et, dans certains cas, pro- fascistes qui cherchait le retour à la république oligarchique du passé. Avec cet événement a commencé une longue histoire de coups d'État.

Alors, c’est là que nous trouvons l’origine de notre premier élément historique clé : l'alternance entre gouvernements démocratiques et dictatoriaux, entre civils et militaires au pouvoir, qui a caractérisé une grande partie du XXe siècle argentin. En effet, 1930 a marqué le début d'un cycle d'instabilité politique de 50 ans. Cette alternance entre dictature et démocratie impliquait que pendant cette période presque aucun gouvernement démocratique ne terminait son mandat ; presque tous ces gouvernements ont été interrompus par des coups d'État qui ont établi des dictatures de plus en plus antipopulaires et répressives, généralement dirigées par des acteurs militaires bénéficiant d'un fort soutien civil. Pendant 50 ans, les forces armées sont devenues un acteur central du jeu politique, avec le pouvoir de veto et d'interrompre l'ordre institutionnel, soit par intérêt personnel, soit sous l'impulsion d'acteurs civils. Ce processus s'est d'ailleurs aggravé dans la seconde moitié du siècle.

Cette instabilité chronique est importante pour comprendre comment la transition s'est déroulée en 1983 et elle explique aussi la difficulté de construire une culture démocratique dans un pays où l'interruption de l'ordre légal était naturelle, où les coups d'État étaient une évidence, répétés et même attendus à chaque fois qu’un nouveau gouvernement démocratique arrivait.

Le deuxième élément qui explique cette instabilité politique est ce qu'on a appelé la parité hégémonique. L'incapacité à construire un ordre stable et légitime était le résultat du comportement des principaux acteurs sociaux et politiques : aucun bloc d'intérêts politiques et économiques n'était en mesure d'imposer son projet de manière durable, tout en ayant la capacité d'opposer son veto et empêcher les projets des autres groupes et cela par le biais d’un coup d'État et de l'utilisation de la violence étatique. Cela était possible parce que la démocratie n'était pas une valeur centrale à défendre, le coup d'État était alors une solution rapide pour changer le rapport des forces.

Le troisième élément clé de ce cycle politique a été la violence croissante et, en particulier, la violence répressive de l'État. Cette violence est devenue systématique depuis 1930 et plus encore dans la seconde moitié des années 1950 avec des régimes de plus en plus violents et autoritaires. Cela était dû à la confluence de deux éléments : d'une part, dans l'ordre interne, la présence du péronisme, la force politique qui depuis 1945 avait changé la scène politique argentine à partir d'un projet nationaliste d'intégration sociale et politique des secteurs populaires.

Ce modèle était basé sur le développement de l'industrie nationale et la création d'un marché intérieur et a signifié une énorme extension des droits sociaux, politiques et économiques. Mais cela a également impliqué l'émergence de larges pans des classes moyennes et des élites opposés à ce processus d'inclusion sociale et qui rejetait le style verticaliste et souvent autoritaire du péronisme. D'autre part, le conflit autour du péronisme s'articule avec la grande scène internationale de la Guerre Froide. Ainsi, les forces armées et les secteurs de droite ont commencé à voir le péronisme et ses défis sociaux à l'ordre établi comme l’une des formes de l'ennemi marxiste infiltrée dans le territoire national.

De plus, depuis la fin des années soixante, l'Argentine et l'Amérique latine ont été le théâtre d’une nouvelle remise en question de l'ordre capitaliste fondée sur des projets socialistes révolutionnaires. Dans toute la région, de nouvelles organisations de gauche, de nouvelles formes de politique et de nouveaux secteurs sociaux et culturels, en particulier les jeunes, ont embrassé les formes du militantisme de gauche, faisant le choix des armes dans de nombreux cas. Ainsi, le péronisme, l'anti-péronisme, la guerre froide et les nouvelles gauches révolutionnaires ont créé un scénario propice pour que les forces armées et les secteurs les plus conservateurs sentent que l'ordre social, chrétien et occidental, était en danger.

Ces pouvoirs ont réagi avec des gouvernements de plus en plus violents et exclusifs. L’aboutissement de ce cycle de violence politique croissante est venu avec le coup d'État de 1976. Le coup d'État qui a imposé la répression clandestine la plus brutale pour éliminer ce prétendu ennemi marxiste.

De toute façon, pour penser la violence d’état en Argentine il faut dénaturaliser l’association entre pratiques répressives et des gouvernements militaires. Si on regarde certaines formes autoritaires et violente du pouvoir et ses transformations dans le temps, ce qui apparaît c’est un processus plus complexe, fait de continuités et de discontinuités, qui traverse une bonne partie du XXe siècle et qui acquiert une certaine unité à partir des années 50. Il est évident que certaines pratiques et certaines manières de percevoir « l’autre » comme « dangereux », comme un “ennemi interne” se sont mises en place aussi bien à travers des gouvernements démocratiques que de facto.

Cet élément est important car cela explique pourquoi les moments démocratiques n'ont pas été considérés par de grands groupes sociaux comme la meilleure option politique : beaucoup de ces gouvernements étaient de véritables États d'exception, combattant violemment les formes populaires de participation, en particulier le péronisme. Par conséquent, bien qu'étant des régimes constitutionnels, ils pratiquaient la violence et l'exclusion politique et électorale.
Bref, pendant 50 ans, entre 1930 et 1983, la démocratie n'était pas nécessairement perçue comme représentant les intérêts de la grande majorité et n'était donc pas l'objectif des luttes politiques. Les affrontements tournaient autour de projets politiques et économiques et la démocratie était un fait presque instrumental ou formel. Le grand changement social des années 80 a été que la démocratie a acquis une valeur substantielle.

Nous sommes donc arrivés en 1983, à la fin de la dernière dictature, il n'était pas clair que la transition qui commençait, conduirait effectivement à un régime politique stable et durable. Chaque transition comporte une énorme incertitude et son résultat n'est jamais garanti. Dans le cas argentin, cette incertitude était presque la certitude inverse : de larges secteurs sociaux et politiques croyaient que le nouveau président n'allait pas terminer son mandat. L'histoire et l'expérience sociale argentines antérieures l'indiquait.

Cependant, 1983 a été la transition vers une démocratie durable. 1983 a été le passage de 50 ans d'instabilité, d'exclusion électorale, d'état d'urgence et de violence politique à un nouveau scénario démocratique permanent qui aura bientôt 40 ans. Je ne voudrais pas présenter ce processus ou la démocratie qui s'en est suivie, comme épique ou idyllique. La démocratie argentine est traversée par des dettes sociales affreuses et par une difficulté croissante à construire un ordre social plus juste et plus égalitaire. Mais, malgré cela, il ne fait aucun doute qu'en 1983 un cycle politique s'est fermé et une nouvelle période, stable et légitime, s'est ouvert en termes de régime politique choisi et souhaité.

Alors, compte tenu de l'histoire antérieure, quelles ont été les conditions qui ont rendu possible cette transition et la démocratie ultérieure ?

Je résume brièvement les éléments fondamentaux qui me semblent avoir joué un rôle significatif :

1.En premier lieu, la démocratisation de l'Argentine s'est déroulée dans le cadre d'un processus mondial plus large que certains politologues ont appelé la « troisième vague de démocratisation ». Cette définition inclut des processus trop distincts et difficiles à analyser ensemble. Quoi qu'il en soit, la transition argentine s'inscrit dans le cadre de processus similaires dans plusieurs pays d'Amérique latine liés aux transitions de régimes militaires modernes vers des démocraties libérales aussi modernes. Ce fut le cas du Chili, du Brésil, de l'Uruguay, du Paraguay et de la Bolivie. Mais au cours de ces années, d'autres pays de la région, comme le Mexique, ont également traversé des processus de démocratisation de nature et d'origine différentes.

Cela s'est également produit dans le cadre du processus historique global de la fin de la Guerre Froide et de la chute du mur de Berlin. Ainsi, dans les années 1980, la démocratie libérale s'est imposée comme le modèle souhaitable au détriment des modèles socialistes et des solutions autoritaires de droite qui ont perdu leur attraction. Au niveau économique, les processus de mondialisation et de transformation financière à l'échelle mondiale ont modifié les formes d'insertion de l'Amérique latine dans le monde. La confluence de ces deux questions signifiait que les dictatures non seulement cessaient d'être souhaitables, mais que les transformations néolibérales qui avaient été introduites par des moyens autoritaires dans les années 1970 pouvaient se poursuivre dans les régimes démocratiques ultérieurs.

En d'autres termes, la démocratisation argentine s'inscrit dans un processus géopolitique régional et international qui, dans chaque cas, acquiert des caractéristiques particulières. Cependant, comme nous le verrons, les formes du cas argentin étaient très différentes du reste de la région.

2.La deuxième condition qui a rendu possible la démocratie est le scénario et le jeu politique argentin. La science politique qui a réfléchi aux processus et aux modèles de transition en Amérique latine a toujours souligné l'importance de la gradualité et de la négociation entre les forces pour garantir la viabilité des changements. Cependant, le cas argentin n'avait pas cette caractéristique et la transition a été causé plutôt par l'effondrement du régime militaire précédent, sans aucun type de pacte ou d'accord. Le régime militaire n'a pas été renversé ou vaincu par des forces sociales ou une forte opposition politique, c'est son propre échec qui a créé les conditions de la transition. Ce processus d'effondrement a été si catégorique que le régime n'a même pas pu négocier ou exiger des conditions de sortie ou éviter des conséquences juridiques ultérieures.

Le régime dictatorial

- a échoué politiquement parce qu'il n'a pas su construire une coalition autoritaire capable de générer de nouvelles bases durables de pouvoir et a sombré dans ses propres conflits internes ;

- a échoué économiquement parce qu'il a produit un changement structurel et une crise conjoncturelle avec pauvreté et inflation extrêmes, destruction de l'appareil industriel national, concentration des richesses, instauration d'un modèle de spéculation financière et un énorme endettement extérieur ;

- a échoué militairement parce qu'il a été vaincu dans une guerre extérieure avec la Grande-Bretagne au sujet des îles Malvinas/Malouines. Cette guerre a été une tragédie que la société argentine a vécue comme un grand mensonge ;

- Et, finalement, le régime est parti, laissant derrière lui les séquelles d'une répression atroce, qui n'a commencé à être acceptée socialement que lorsque le silence public et politique sur ce qui s'était passé a été rompu.

Tous ces éléments ont fait perdre au régime militaire toute base de soutien social et politique, même parmi ses plus proches alliés des années précédentes. Ainsi, les grandes puissances économiques locales et internationales, l'Église catholique, la presse et la justice qui avaient soutenu le régime pendant plusieurs années ont fini par précipiter sa chute.

En d'autres termes, contrairement au reste des pays de la région, dans le cas argentin, il n'y a pas eu d'enclaves de pouvoir autoritaire qui impliquaient des continuités institutionnelles avec la dictature, ou qui voulaient briser à nouveau l'ordre démocratique. Les forces armées se sont retirées avec une défaite politique et la plus grande perte de prestige de leur histoire. Ainsi, ils ont disparu du jeu politique en tant que facteur de pouvoir.

Mais le plus important dans ce processus est que les secteurs civils de droite et antipopulaires qui pendant 50 ans avaient soutenu des solutions autoritaires et militaires, ont abandonné ces méthodes. Bien sûr, ils n'ont pas abandonné la lutte pour leurs intérêts : aujourd'hui, les instruments économiques et politiques de la droite sont différents.
La démocratie était la seule option disponible pour reconstruire un pays détruit, mais elle a été possible car il n'y avait pas d'acteurs forts qui contestaient tout autre modèle alternatif. Tous avaient été vaincus par l'expérience dictatoriale.

La démocratie est devenue ce qui était politiquement possible face aux options impossibles du passé, qu'il s'agisse d'utopies autoritaires de droite ou de gauche.

3.Cependant, la démocratie n'était pas seulement du « réalisme politique », c'était aussi la construction collective d'un ordre désirable. Et c'est le troisième élément : la transition s'est construite en Argentine avec un énorme pouvoir politique et symbolique autour de l'importance d'un « ethos » démocratique.

D’après Cornelius Castoriadis et Norbert Lechner, je vois la société comme la production collective d'un ordre souhaitable. Et la politique est la lutte pour cet ordre. En cette caractérisation, l'imaginaire joue un rôle déterminant, notamment dans les cultures en constante effervescence comme celles de l’Amérique latine. C’est pour cela que la revalorisation de la démocratie n'a été pas un fait rhétorique en Argentine. Il s'agissait d'un processus de construction d'un nouvel ordre basé sur la valorisation de la politique contre la « logique de guerre » des années précédentes ; l'abdication de l'idée d’«unité nationale » comme principe absolu et la revendication de la différence comme valeur ; et cela a impliqué aussi une critique de la conception instrumentaliste de la politique.

Cette dynamique n’a été pas un changement immédiat, mais plutôt a été le produit d'un processus long, de plusieurs décennies, qui s'incarne notamment dans certaines figures présidentielles et dans des forces politiques importantes, même de différent signe politique.

En premier lieu, le leadership de la personne qui était la figure politique de la transition, a été essentiel. Le premier président démocratique, Raúl Alfonsín, a su construire un leadership fort et charismatique autour des valeurs de la démocratie et de l'État de droit. Ce fait peut sembler mineur ou simplement symbolique, mais il a contribué à l'installation d'une culture démocratique associée non seulement aux formes électorales mais aussi à la revendication de droits. "Avec la démocratie on mange, on éduque, on soigne" disait le slogan politique de l'époque. Cet appel à la démocratie en tant que construction substantielle des droits a, en même temps, trouvé un écho dans une société où la mobilisation pour les droits sociaux et économiques avait une longue histoire.

À ce contexte, il faut ajouter la grande différence entre le cas argentin et le reste de la région, laquelle je trouve fondamentale symboliquement et matériellement pour construire cet ethos démocratique : l'Argentine a été le seul pays qui a réussi à enquêter et à poursuivre les crimes de violations massives des droits de l'homme commis par le régime dictatorial, avec un procès exemplaire qui a condamné les juntes militaires en 1985. En même temps, ces processus de justice et de recherche de la vérité se sont poursuivis, avec des hauts et des bas, jusqu'à aujourd'hui. Sans aucun doute, je le répète, cela a été possible en raison de l'effondrement précédent des forces armées, mais cela signifiait également un message très clair qui a arrêté de nouvelles tentatives autoritaires. En même temps, c'était aussi un message social fort sur la valeur de la justice et de l'État de droit face à l'autoritarisme et à la violence.

Malgré tout cela, ce premier gouvernement a totalement échoué à garantir les droits économiques et sociaux, se traduisant à la fin par une déception de longue date quant à la capacité substantielle de cette démocratie. Cependant, sa construction sur la valeur de la vie démocratique en tant que système a perduré dans le temps. Certaines questions ont perduré et se sont ancrées socialement pendant plusieurs décennies : l'importance du système démocratique comme valeur en soi, l'importance de l'État de droit comme meilleure forme de protection des citoyens et citoyennes, l'importance de la justice et des droits de l'homme, le rejet des formes de violence d’état et politique, et l'importance de la participation et de la mobilisation sociale dans la défense et la lutte pour de nouveaux droits.

Je crois que cette construction, qui peut sembler purement rhétorique, a eu un impact à long terme car elle était basée sur la défaite de tous les acteurs du passé (militaires, droite antidémocratique, guérillas révolutionnaires de gauche), sur les leçons tirées de la profonde tragédie des décennies précédentes, et dans l'exercice quotidien de la politique par les grandes majorités.

Mais j'ajouterais aussi un élément important dans le cas argentin : la construction de la démocratie a aussi été soutenue par la force du leadership de certains dirigeants politiques. En ce sens, je voudrais souligner un fait spécifique et un peu marginal : en Argentine, les grands moments de transformation politique et/ou d'inclusion sociale ont été liés à des forces avec de leaderships politiques très forts dans le cadre d'un système démocratique fortement présidentiel. Cela suppose souvent des mécanismes décisionnels concentrés et un plus grand verticalisme, même si cela ne s'est pas fait au détriment du système démocratique ou de la participation sociale typique d'une culture démocratique. Ainsi, après le premier président élu en 1983, un deuxième moment de démocratisation a également été important avec les présidences de Néstor et Cristina Kirchner dans les années 2000, notamment en termes d'importance des droits de l'homme et de mobilisation sociale et politique dans le cadre de la construction quotidienne de la démocratie.
Pour conclure sur cette condition de l'éthos démocratique, l'autoritarisme a toujours été la réponse à l'incertitude car il représente la garantie de l'ordre face au chaos. Les gouvernements autoritaires ont le soutien de la société parce qu'ils se présentent et sont perçus comme les défenseurs de la communauté et les garants de la survie de la nation. Par contre, la démocratie c’est vivre dans l'incertitude parce qu'elle établit la volonté populaire comme principe constitutif d'ordre. En ce sens, l'Argentine a choisi de vivre avec de nombreuses incertitudes et crises intenses parce qu'elle a payé trop cher les sécurités du passé.

4. La quatrième et dernière condition de possibilité c’est l'exercice social de la démocratie. Historiquement, depuis la moitié du XXe siècle, l'Argentine a été un pays avec des niveaux très élevés de mobilisation sociale et de participation populaire. Depuis les années 80 du siècle dernier, cette mobilisation diverse, hétérogène, toujours convulsive, a aussi pris la démocratie dans ses objectifs et ses combats. Je dirais que, sur le plan social, la démocratie participative, active, vécue et expérimentée dans la rue, fait partie de la vie politique argentine. Il s’agit d’une démocratie avec d'énormes insuffisances dans l'inclusion sociale, mais pas dans l'exercice de la citoyenneté politique au quotidien. Si la démocratie du 20ème siècle était violente et électoralement discriminatoire ; je dirais que la démocratie actuelle est vivante. Elle n'a pas su résoudre l'exclusion sociale et économique, mais c'est pour cela qu’il s’agit d’une démocratie en ébullition constante, traversée par de fortes mobilisations et des revendications sociales permanentes.

Enfin, et pour finir, je ne voudrais pas manquer d'évoquer un espace qui ne me semble pas marginal dans la construction sociale de la démocratie : l'école et les espaces éducatifs. Bien que le discours démocratique puisse sembler vide ou formel face à la pauvreté et aux inégalités, l'école -publique, laïque et gratuite- est depuis 40 ans un formidable agent de consensus sur la démocratie comme le système politique possible et souhaitable.

Dans ce sens, le grand apprentissage social a été que, malgré tout, en Argentine, la démocratie est le meilleur régime possible pour les grandes majorités populaires, pour les femmes et pour les minorités de toutes sortes. Ainsi, la démocratie apparaît aujourd’hui comme le seul espace possible d'obtention de droits et d'inclusion sociale.

Marina Franco






 

 

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