News - 19.04.2022

Le phénomène associatif à l’époque romaine*

Le phénomène associatif à l’époque romaine*

Par Ammar Mahjoubi - Dans l’Antiquité hellénistique et romaine, le phénomène associatif était très répandu, en particulier parmi les humbles, ces «humiliores» ou «tenuiores» qui n’avaient pas d’attaches personnelles avec un grand personnage, et qui ne pouvaient bénéficier de quelque considération, d’une certaine dignité et d’une relative sécurité que grâce à leurs associations. Très nombreuses étaient donc, dans les villes, les sociétés auxquelles les textes épigraphiques donnaient des appellations diverses, «collegium» ou «corpus», ou aussi «sodalicium», mais qui étaient avant tout des structures de sociabilité, comme le montrent les noms d’amis ou de compagnons (socius, sodalis) qui qualifiaient leurs membres.

La plupart tendaient moins à remplir leur fonction déclarée qu’à faire vivre ensemble en maintes occasions leurs adhérents, les deux préoccupations populaires étant de festoyer et de s’assurer des funérailles décentes ; comme ces groupements de vote dans les cités, rassemblés dans les «curies» ou les «tribus», qui se réunissaient en dehors de toute échéance électorale et de tout contexte politique, pour assister ensemble et réagir à l’unisson pendant les spectacles, et pour partager les repas des banquets.

Très lapidaires, les multiples inscriptions ne mentionnent généralement que le nom de l’association et celui de son patron, qui était aussi souvent son généreux évergète. Parfois était indiqué un règlement intérieur, avec un album qui livrait la liste des adhérents, dont le nombre, très variable, ne comptait quelquefois que des dizaines, atteignait souvent des centaines, mais ne dépassait pas normalement le millier. Diverse était leur finalité proclamée, découlant d’un intérêt commun ou d’un lien antérieur. Certains collèges rassemblaient des militaires, d’un grade en général comparable, et d’autres des esclaves et des affranchis, qui appartenaient ou avaient appartenu à une vaste «familia», celle de l’empereur par exemple, dans l’une de ses résidences, ou celle d’un grand personnage comme cette «clarissime», membre de l’ordre sénatorial, au début du IIe siècle, qui s’appelait Sergia Paullina et dont la nombreuse domesticité avait constitué une association. Tolérées ou même encouragées, les unes par les chefs militaires, les autres par les patrons des « familiae», ces sociétés n’étaient pas susceptibles de causer la moindre inquiétude à l’autorité militaire, ni aux maîtres et patrons des esclaves et des affranchis.
Les plus attestées par l’épigraphie étaient les associations des professionnels ; elles rassemblaient surtout des commerçants et des transporteurs, des ouvriers et des artisans. Ces derniers étaient désignés par le terme vague de «fabri» et le nombre de leurs sociétés, dans les villes économiquement développées comme le port d’Ostia en Italie ou la cité de Lyon, atteignait le pullulement. Les métiers étaient alors précisés et on distingue, par exemple, parmi les 17 collèges connus de Lyon, des flotteurs, des vendeurs et fabricants de textiles et des charpentiers. Parmi les transporteurs, les plus connus sont les naviculaires et les armateurs maritimes, les nautes et les bateliers. Nombreux étaient les affranchis parmi ces professionnels, les esclaves étant cantonnés dans les métiers les moins reluisants.

D’autres sociétés avaient des intitulés spécifiquement religieux, quoique servant aussi à des fins très variées, car les adhérents y entraient avec leurs personnalités différentes et leurs besoins. Les plus répandus étaient les collèges des « dendrophores », des associations de prêtres voués au culte de Cybèle, la mère des dieux; leur nom était dû aux arbustes et aux branches d’arbres qu’ils portaient pendant les fêtes de la déesse. Mais même si ces collèges étaient parfois de véritables groupements religieux, qui honoraient un dieu exclusif, la plupart n’étaient, avant tout, que des confréries essentiellement funéraires, placées sous la protection d’un dieu; comme cette confrérie de la capitale romaine, dont les dévots s’étaient placés sous la tutelle d’Esculape et de Hygie. Plus fréquemment, ces confréries étaient plurifonctionnelles, mais avec deux fonctions conviviales déclarées ou latentes qu’elles remplissaient constamment, celles de donner à leurs adhérents l’occasion de banqueter ensemble et de leur assurer des funérailles décentes, avec plus ou moins de dépenses assumées par un véritable système mutualiste. Ensevelissement décent, d’autant plus désiré que les cadavres des pauvres et des esclaves étaient régulièrement jetés à la voirie et n’avaient pu trouver quelques monnaies pour leur bûcher ou leur sépulture.

Les plus riches de ces associations assuraient à leurs membres des funérailles coûteuses, avec une sépulture dans un cimetière spécifique, en y ajoutant parfois des cérémonies commémoratives à leur mémoire. Les dépenses consenties n’étaient pas à la portée de la plupart des confréries. Seules celles des plus fortunés pouvaient exiger de leurs adhérents le versement d’un droit d’entrée élevé avec l’obligation d’être à jour de leurs cotisations. Ces sociétés pouvaient même disposer de leur propre local, une «schola» aménagée pour les réunions et les activités du groupe. L’origine de ces fondations funéraires était le culte périodique des morts. En la créant, le fondateur de l’association ne se fiait plus aux héritiers et voulait s’assurer juridiquement les droits que la coutume et les traditions assuraient aux morts.

Dans beaucoup de villes de l’Empire existaient aussi des associations qui rassemblaient les jeunes adultes (iuvenes) ; à l’exemple des associations d’éphèbes, dans les cités grecques. Attestées même dans les cités pérégrines, qui n’avaient pas obtenu le statut romain, elles n’étaient pas réservées, comme on le croyait, à la jeunesse dorée de la ville, car à côté des fils de notables s’y trouvaient des plébéiens, et parfois même des affranchis et des esclaves. Leur mode de recrutement est encore obscur et leur rôle est également discuté ; on sait seulement que les «iuvenes» participaient tapageusement aux fêtes civiques, mais on a renoncé à leur attribuer cette fonction de milice locale qui leur avait été auparavant assignée. La direction de ces collèges de jeunes gens était assurée par les fils de notables qui siégeaient au Sénat de la cité (notables qui remplissaient la fonction de « décurions»), et ils pouvaient être coiffés par des préfets, qui avaient revêtu les magistratures municipales.

Les structures de ces sociétés imitaient celle de la cité. Aussi étaient-elles qualifiées, parfois, de «res publica». Elles disposaient d’une caisse particulière et avaient leurs administrateurs et leurs dignitaires qualifiés d’« honorés» ou d’« exemptés », car ils étaient dispensés des charges municipales. Ces dirigeants votaient des décrets, recevaient des donations, décidaient d’élever des statues aux bienfaiteurs de l’association, qui devenaient leurs patrons tutélaires. La société les choisissait parmi les décurions, notabilités de la cité qui siégeaient au Sénat local et, aussi quelquefois, parmi les membres des ordres nobilier, sénatorial ou équestre. Mais malgré ce lien qui les rattachait aux notables, ces associations ne regroupaient que des « tenuiores », avec cependant une exception, celle des collèges de «iuvenes».

Malgré leur pullulement, ces sociétés n’avaient pas, de façon générale, un statut légal, qui n’était accordé, par décret du Sénat romain, qu’à une minorité d’associations officiellement accréditées et était l’équivalent d’une reconnaissance d’utilité publique, qui confirmait et récompensait des services rendus à la collectivité. A l’exemple des « fabri » cités par les inscriptions, dont la fonction indispensable était celle de nos pompiers. Sans statut légal, ces associations n’étaient donc que tolérées et constamment maintenues sous la menace d’une dissolution. Tolérance qui n’était pas exempte de méfiance, car dès les débuts du régime impérial, des troubles politiques, auxquels des collèges étaient plus ou moins mêlés, avaient éclaté à Rome. Des lois de César et d’Auguste avaient réglementé la surveillance de ces groupements par les autorités à Rome et dans des villes des provinces, où leur contrôle était assuré par les instances municipales. Mais ça ne les empêchait pas de permettre à une partie plus ou moins importante de la plèbe de participer activement à la vie civique, tout en servant en même temps de relais et d’interlocuteurs pour le pouvoir impérial.

Mais s’ils transgressaient les desseins déclarés ou implicites de leurs activités associatives, les dangers occasionnés par les collèges pouvaient s’avérer plus graves que l’agitation des foules inorganisées. A Pompéi par exemple, à l’issue d’une vieille querelle entre la cité et la ville voisine de Nocera, une bagarre sanglante opposa sur les gradins de l’amphithéâtre les spectateurs des deux cités, en 59 après le Christ. Tous les collèges de Pompéi furent dissous, car ces associations étaient à l’origine des troubles fréquents qui éclataient lors des spectacles. Plus sérieuse encore pouvait être l’agitation provoquée par les collèges dans les grandes villes frondeuses de l’Orient ; ce qui explique la décision d’interdire toutes les associations, y compris les groupements religieux, dans la province du Pont-Bithynie (au nord-ouest de l’Asie Mineure, en Turquie actuellement) au début du IIe siècle. Décision prise par le gouverneur Pline le Jeune à l’instigation de l’empereur Trajan.

Ammar Mahjoubi

(*)  Source principale : la synthèse de François Jacques dans le manuel de la « Nouvelle Clio ».
 

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