News - 07.12.2021

Tunisie: Changer la justice

Tunisie: Changer la justice

Lente, compliquée, incertaine et coûteuse : la justice est déjà dans la ligne de mire. La suspension de hauts magistrats et la transmission au parquet de dossiers les accablant s’y ajoutent en fait inédit. Voir en effet le premier président de la Cour de cassation, Taïeb Rached, et le procureur de la République près le tribunal de première instance de Tunis qui brasse les deux tiers des affaires en justice dans le pays, Béchir Akremi, limogés de leurs fonctions et traduits en justice, ébranle le pouvoir juridictionnel. Les rapports d’enquêtes établis à leur encontre par l’Inspection générale du ministère de la Justice ont jeté un pavé dans la mare.

Sans cesse, le président de la République a publiquement dénoncé des magistrats véreux et pointé du doigt la malversation qui corrompt certains juges. Il s’est gardé cependant de généraliser, insistant sur la compétence et l’intégrité de la majorité des magistrats. Mais, la justice est bien mise sur la sellette.

Les Tunisiens sont unanimes : il y a une urgence judiciaire. Les maux sont aussi nombreux que profonds. Les griefs sont aussi multiples que redoutables.

Quelle justice voulons-nous ? «C’est la première question que nous nous sommes posée à l’ouverture des travaux de la commission constituante de la justice judiciaire, administrative, financière et constitutionnelle de l’Assemblée nationale constituante (ANC)», nous rappelle le président de la commission, Fadhel Moussa. «La réponse n’a pas tardé à se cristalliser, ajoute-t-il. Elle se résume dans cette célèbre expression : «J’ai confiance dans la justice de mon pays».

L’exigence du droit à «un procès équitable dans des délais raisonnables» est forte.

Par quel bout commencer ? Un bon juge ! Le président Saïed compte-t-il s’adjuger la nomination et le limogeage des magistrats, au même titre que les autres emplois supérieurs, comme il l’a décidé dans l’article 12 du décret 117 du 22 septembre 2021. Tout porte à le croire, même si le président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) l’exclut dans l’interview qu’il a accordée à Leaders.

Quelle réforme entend introduire le chef de l’Etat sur le CSM, comme il vient d’en instruire la ministre de la Justice ?
Comment rendre la justice plus efficace, plus rapide, plus juste ? Le président de la République s’y attaque sous plusieurs angles. Changer la justice s’impose.

Pour des états généraux  de la justice

A l’usage, le chapitre V de la Constitution, réservé au pouvoir juridictionnel, est finalement à clarifier, à préciser et à compléter sur plusieurs aspects. «Il faut avoir le courage d’amender la Constitution, quitte à changer de modèle de justice, confie à Leaders un fin connaisseur du dossier.  A très court terme, souligne-t-il, on peut recourir à des réformes, mais ce ne sera que des palliatifs.»

Pour s’y atteler, des états généraux de la justice pourraient servir de base. Ce vaste débat regroupant non seulement les parties prenantes mais aussi la société civile, l’université et l’entreprise, et ouvert à toute autre contribution citoyenne, est indispensable. Bien structuré, et soigneusement piloté, dans un time-line limité d’avance, il saura fournir les éléments nécessaires à cette refonte essentielle.

En attendant la tenue de ces états généraux, certaines questions d’actualité se posent. Il s’agit notamment de la nomination des magistrats et des hauts magistrats, de la composition du CSM, de la définition de la malversation, du statut des magistrats suspendus de leurs fonctions, du fonctionnement du parquet, de l’Inspection générale du ministère de la Justice et de la politique pénale. Afin d’y apporter des clarifications utiles, Leaders a sollicité l’avis de spécialistes qui connaissent de près la justice.

La nomination aux emplois supérieurs et leur cessation

Le texte est clair. L’article 12 du décret présidentiel n° 2021-117 du 22 septembre 2021 s’applique à tous. On ne peut pas distinguer les magistrats des autres titulaires d’emplois supérieurs.

Pour revenir à la Constitution, elle établit, en ce qui concerne le pouvoir juridictionnel, une séparation entre la proposition de nomination et l’avis conforme. En son article 106, paragraphe 1, elle stipule que «les magistrats sont nommés par décret présidentiel sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature.» Et d’ajouter au paragraphe 2 : «Les hauts magistrats sont nommés par décret présidentiel en concertation avec le Chef du gouvernement et sur proposition exclusive du Conseil supérieur de la magistrature. La loi détermine les hauts emplois de la magistrature.» La volonté de la Constituante est d’avoir deux régimes juridiques : le Conseil supérieur de la magistrature confond les deux et envoie ses décisions à la Présidence pour signature par le Chef de l’Etat. Il s’octroie ainsi l’initiative de la nomination alors que ses prérogatives se limitent à donner son avis».

Une lecture conforme à la Constitution indique que pour les magistrats, c’est le président de la République qui établit la liste des nominations et la soumet au CSM pour avis. Cet avis liera le Président. Pour les hauts magistrats, le Chef de l’Eta se concerte avec le Chef du gouvernement pour chaque nomination, parmi plus d’un candidat. Se limiter à un seul candidat sera bloquant pour la décision du Président.

La composition du CSM

L’article 112 de la Constitution stipule, pour ce qui est des trois conseils et de l’assemblée qui forment le CSM, que «les deux tiers de chacun de ces organes sont composés de magistrats en majorité élus, les autres magistrats étant nommés ès qualité, le tiers restant est composé de membres non magistrats choisis parmi des spécialistes indépendants.» Sans toucher à la Constitution, le président de la République est en droit d’agir sur ce tiers de non-magistrats, s’il l’envisage. C’est le cas, par exemple, des avocats dont la présence au sein du CSM pourrait susciter un conflit d’intérêts vis-à-vis des magistrats. Il peut les remplacer par des magistrats à la retraite.

Pour les universitaires chercheurs, on peut simplifier la procédure. Au lieu d’organiser, par l’Isie, des élections générales ouvertes à tous leurs pairs, on peut envisager leur élection par les conseils scientifiques des établissements d’enseignement supérieur auxquels ils appartiennent. Les membres de ces conseils scientifiques étant eux-mêmes élus, ils ont toute la légitimité d’élire à leur tour leurs représentants au sein du CSM.

L’Inspection générale du ministère de la Justice

Il a été question d’instituer un corps indépendant d’inspection générale couvrant non seulement la justice judiciaire, mais aussi celles administrative et financières (le Tribunal administratif et la Cour des comptes). Ce corps pourrait être placé sous la tutelle du ministère de la Justice ou du Chef du gouvernement. La Constitution n’a pas tranché la question.

Le statut actuel de l’Inspection pose problème. Le CSM souhaite le mettre sous sa tutelle, ce qui n’est pas conforme au principe de l’indépendance. Une réorganisation est nécessaire et doit se faire dans le cadre d’une restructuration de l’ensemble du pouvoir juridictionnel. L’une des idées posées est de regrouper le Tribunal administratif et la Cour des comptes sous une même tutelle.

Le parquet

L’article 115 de la Constitution stipule que «la justice judiciaire est composée d’une Cour de cassation, de tribunaux de second degré et de tribunaux de première instance. Le ministère public fait partie de la justice judiciaire et bénéficie des mêmes garanties constitutionnelles. Les magistrats du ministère public exercent les fonctions qui leur sont dévolues par la loi et dans le cadre de la politique pénale de l’État, conformément aux procédures fixées par la loi.»

Le ministre de la Justice est le chef du parquet. Il n’a cependant aucun pouvoir sur la carrière des magistrats, ni sur le cours de la justice. « Toute ingérence dans le fonctionnement de la justice est proscrite », selon l’article 109 de la Constitution. Or l’indépendance est celle de la magistrature assise et non debout, le parquet. Le ministre se trouve ainsi désarmé, dans une paralysie de fonctionnement du système.

La politique pénale

Elle est essentielle et relève des politiques publiques de l’Etat, au-delà des gouvernements. Pour la réviser en profondeur, il convient d’examiner le dernier maillon de la chaîne : les personnes mises sous écrous, en tant que prévenus ou condamnés. Les statistiques montrent que le nombre de prévenus dépasse largement celui des personnes jugées et condamnées à des peines de prison. Avec la lenteur que connaît la justice, la présomption d’innocence, pourtant garantie, n’exclut pas la privation d’un grand nombre de personnes poursuivies en justice de leur liberté, encombrant ainsi les prisons.

L’expérience a montré que des mesures prises récemment ont apporté des résultats immédiats. C’est le cas pour la consommation de produits stupéfiants, ou encore des chèques sans provision, une fois réglés. Le bracelet électronique, selon des catégories précises, même pour les prévenus, et les peines alternatives pourraient constituer eux aussi de bonnes solutions.

De nombreux autres changements gagneraient à être décidés. La politique pénale mérite d’être revue.

 

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