News - 30.01.2017

L'analyse d'Abbès Mohsen : Le gouverneur peut-il survivre à Bourguiba?

Le gouverneur peut-il survivre à Bourguiba?

Dans son excellent ouvrage « Les Gouverneurs » (Cérès Editions), Abbes Mohsen nous livre une analyse magistrale de ce corps. A la lumière des dispositions de la nouvelle Constitution du 27 janvier 2014, il a appelé à sa refonte. Sa conclusion, intitulée "Le gouverneur peut-il survivre à Bourguiba?" : mérite lecture et réflexion.

Bonnes feuilles

"Le problème de l’existence du gouverneur peut aussi se formuler de la manière suivante : le gouverneur peut-il survivre à Bourguiba?

Celui-ci l’a modelé à sa manière et en a fait un légat plus qu’un haut fonctionnaire. Les auteurs du décret fondateur du 21 juin 1956 ont créé un texte qui ne tenait pas compte de l’énergie de Bourguiba ni de l’impétuosité avec laquelle il attendait que « ses » gouverneurs remplissent leur mission. Le décret est, de ce fait, très rapidement devenu caduc et ses dispositions relatives à la carrière des délégués et des gouverneurs n’ont jamais été appliquées. C’est que le gouvernement voulait avoir totalement ses gouverneurs dans sa main, les choisir comme il l’entendait et les révoquer dans les mêmes conditions. On ne comprendrait pas le problème de l’existence du gouverneur sans revenir à Bourguiba. L’un prolongeant l’autre, ils étaient au faîte de leur puissance entre 1964 et 1969. Bourguiba s’étant affaissé en septembre 1969, des procès forains et radiophoniques furent alors faits aux gouverneurs et ils subirent une lourde et injuste épuration qui, au-delà des souffrances individuelles, déconsidéra l’institution. Ceux qui les remplacèrent furent contraints de « réinventer » la fonction et son style. C’est pour les aider à vaincre cette difficulté qu’un ministre de l’Intérieur talentueux et courageux proposa la loi du 13 juin 1975.

Elle visait à leur donner ce dont l’absence de Bourguiba les privait.
On a vu à quelles résistances cette conception se heurta. Il fallut quatorze années de guérilla administrative pour qu’en 1989 cette loi reçût application.

Une des contestations le plus souvent exprimées depuis la chute en 2011 de l’ancien régime est celle du déséquilibre régional et de la concentration du développement dans les zones côtières. Facteur supplémentaire de ressentiment, ce sont celles qui ont donné à la Tunisie ses plus nombreuses élites politiques. La stigmatisation du déséquilibre régional se double dès lors d’une facile et bien commode accusation politique. Quoi qu’il en soit, et pour sortir de ce mauvais procès dont les dérives peuvent mener vers de funestes tendances centrifuges, il faut revenir à un découpage territorial qui permette à la région d’avoir un plan d’équilibre raisonnable entre ses zones littorales et ses zones intérieures. Cela ne veut pas dire qu’il faille découper la carte administrative de la Tunisie en bandes parallèles qui la ferait ressembler à une marinière. Il faut raison garder et tenir compte du fait que les gouvernorats, qui sont un regroupement de caïdats eux-mêmes nés d’une agrégation de cheikhats, doivent respecter les données biologiques.

Il faut surtout réfléchir à la représentation politique des habitants du gouvernorat, constitués en assemblée régionale et présidée par un président élu en son sein. Dans ce schéma, le gouverneur resterait l’exécutif de la région et ses rapports avec l’assemblée régionale seraient ceux qu’entretiennent un Parlement et un chef d’Etat. Cela risque de n’être pas le cas.

De la lecture de la Constitution de 2014 et de l’examen des divers projets de loi sur la décentralisation, il semble que l’on se dirige, par la suppression de la tutelle et la proclamation d’une décentralisation débridée, vers la disparition ou l’amenuisement du représentant de l’Etat. On peut le considérer comme une avancée démocratique déterminante et s’en réjouir légitimement. Il serait pourtant sage de se rappeler que le gouverneur est révocable en cas d’insuffisance, d’erreur ou même de montée des tensions.

Il est l’homme le plus puissant mais il est le plus fragile. Révocable ad nutum, il peut servir de victime expiatoire même quand aucune faute ne lui est imputable. Toutes ces hypothèses sont exclues pour un élu. Ses insuffisances ou ses politiques erratiques devront être supportées cinq ans sans espoir de répit, de rémission ou de réformation.
Faut-il aussi rappeler cette cruelle vérité que dans les pays à importantes inégalités sociales, la démocratie est la voie ouverte au gouvernement par l’argent ? Les exemples abondent en Amérique latine, en Asie continentale et en Afrique où les électeurs sont, dans ces sociétés de pénurie, des proies offertes au plus prodigue.

Doit-on oublier enfin que les populations ou les personnes hostiles au maître du moment risquent de pâtir de leur infortune politique et se trouver livrées sans défense à la vindicte du vainqueur ?

S’agissant des districts, et si le but poursuivi est la mise en valeur de gouvernorats souffrant de retard économique, cette « régionalisation» peut, dans un premier temps et pour ne pas alourdir encore les dépenses publiques, rester « virtuelle ». Les districts existeraient mais en tant que zones bénéficiant de crédits d’investissements à conditions favorables, auraient la priorité en matière d’éducation, en matière d’infrastructure et surtout en matière d’avantages aux investisseurs privés et sans que cela n’entraîne d’existence « visible»: bâtiments, personnel affecté, moyens matériels, etc. Dans un premier temps, ces districts seraient hébergés au ministère chargé de la planification régionale, un peu à la manière des start-up dans les pouponnières et incubateurs d’entreprise.

Les personnels de l’administration régionale devraient enfin être protégés par un statut gouvernant leur carrière. Ce n’est qu’à ce prix qu’on peut éviter la domestication de ces fonctionnaires, tentante pour le pouvoir mais préjudiciable sur le long terme à l’Etat. Les délégués doivent, pour les raisons étudiées plus haut, impérativement être nommés par décret et réduits en nombre. Le nombre de gouvernorats devrait subir une sérieuse réduction et tendre vers celui de 1956. Il a été fait justice plus haut de l’argument de l’augmentation de la population qui, s’il était pris en compte nationalement, aurait dû provoquer le scindement de la Tunisie (ne parlons pas de l’Inde qui augmente annuellement de 20 millions d’habitants !) plusieurs fois. La vérité est que l’administration régionale (gubernatoriale) a subi les conséquences de son couplage avec le parti destourien de 1964 à 2011. Comme sous le Bas Empire romain où les divisions territoriales de l’Eglise catholique se coulèrent dans les divisions administratives de l’Empire, le Parti se conforma localement aux divisions en gouvernorats.

En divisant les gouvernorats, on visait surtout à diviser les représentations du parti. Il s’agissait, en scindant ces comités de coordination, d’ouvrir des perspectives plus favorables et de donner plus de chances aux militants d’émerger ; l’hymne à la «alla Markaziya» et au rapprochement de l’administration des usagers n’en a été que l’alibi. Il serait opportun de profiter du découplage gouverneur-parti intervenu en 2011 pour lancer une réflexion sur la restauration de l’institution, pour éviter les dérives autrement plus néfastes vécues en 2012-2013 et nées du sordide système des quotas par lequel les partis de la Troïka au pouvoir se sont partagé les postes de gouverneurs.

La Tunisie a besoin d’une administration territoriale forte, structurée, compétente. Elle réussit un temps à l’avoir. L’éclat de Bourguiba pâlissant, avant de disparaître, le gouverneur ne put plus s’élever à l’essentiel et se perdit dans des débats subalternes. Il faut favoriser le passage de cette institution à l’âge adulte, l’éloigner des soucis partisans et doter ses personnels d’un vrai statut. Cela n’a jamais été plus souhaitable. C’est plus que jamais possible."

 

Les Gouverneurs

de Abbès Mohsen

Cérès Editions, Octobre 2016, 328 pages, 19 DT.

Disponible également sur www.ceresbookshop.com


 

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