Opinions - 24.04.2014

Sondage : Instrument de connaissance ou outil de propagande politique

«On additionne des gens qui mesurent en centimètres avec des gens qui mesurent en kilomètres ou mieux, des gens qui notent de 0 à 20 et des gens qui notent de 9 à 11. La compétence se mesure au degré de finesse de perception» Pierre Bourdieu.

Sous certaines conditions les sondages peuvent avoir un rôle positif dans le développement des sociétés, être un instrument important de connaissance et peuvent-être efficacement utile aux citoyens, aux sciences sociales et à la démocratie. Ilsétaient interdits dans les régimes totalitaires. Les sondages d’opinion s’intéressent aussi bien à l’actualité qu’à la politique, ce qui explique leur «prolifération» au moment des échéances électorales. Certains disent que les sondages peuvent jouer le rôle de «primaires»!

Les clients de «l’industrie» des sondages vont de l’Etat jusqu’aux médias en passant par les politiques, fonction de leurs objectifs: pour connaitre les opinions et les attentes des citoyens, pour plaire aux auditeurs et lecteurs et pour mesurer les préoccupations des citoyens surtout à l’approche d’élections. Et ce,dans le but deconstruireleur stratégie, notamment en communication.

Les sondages peuvent être une source d’éléments d’information très utiles voire irremplaçables, alors qu’une dictature (ou un despote) gouverne avant tout par intimidation.Sonder ses contemporains en se déguisant était une méthode utilisé par Haroun Al Rachid, cité dans les Mille et une Nuits : il sortait incognito pour arpenter les souks de Bagdad et s’informer de l’état d’esprit du peuple.

Au début du 20ème siècle deux concepts ont vu le jour: celui de l’opinion publique et celui d’enquête représentative (ou sondage d’opinion).

Le premier concept est né de la confrontation des opinions individuelles, c’est une opinion partagée par un certain nombre d’individus. Pour le deuxième, il a pour fondement les statistiques et les probabilités appliquées à un échantillon d’individus constitué rigoureusement de façon aléatoire.Les coûts ou/et les délais sont aussi des raisons pour construire un échantillon tel que les observations pourront être généralisées à l'ensemble de la population. C’est dans les années 1930, sous l’impulsion du sociologue américain George Gallup, que l’application des principes statistiques d’échantillonnage aux personnes et à leurs opinions a vu le jour: en 1936, il prédit la réélection de Roosevelt à partir d’un échantillon de quelques milliers de personnes. Cet échantillon représentait toute la population: ses classes, ses ethnies, ses régions… Ainsi, la notion d’échantillon représentatif deviendrait centrale. En France, le premier institut de sondage fut l’IFOP (Institut Français d’Opinion Public), créé en 1938.

La mise en place d’un plan de sondage ressemble à un jeu de construction. Le choix de la méthode d’échantillonnage en minimisant les biais et le questionnaire sont les deux étapes principales, avant de démarrer le questionnement sur le terrain.

Les méthodes

La méthode aléatoire: c’est la sélection de l'échantillon par tirage aléatoire dans la population-mère. Cette méthode suppose l’existence d’une base de sondage à partir de laquelle on tire aléatoirement un échantillon sans biais dont la taille a été déterminée à la suite de considérations sur le niveau de précision souhaité.Chaque individu statistique doit avoir exactement lamême chance que les autres de participer à l'enquête. Son but est d’éviter tout biais dans le choix des personnes à interroger. Un échantillon doit fournir une estimation aussi précise que possible d'une variable.

La notion de précision (ou fiabilité d'échantillonnage) estmatérialisée par un seuil de confianceet unemarge d'erreur.En général, le seuil de confiance est choisi égal à 95%. Le double de la marge d’erreur est appelé intervalle de confiance, c’est-à-dire les limites à l’intérieur desquelles peut varier le résultat exact (avec le seuil de confiance choisi). Par exemple, pour un échantillon aléatoire de 1000 personnes, la marge d’erreur pour un résultat trouvé de 30% est d’environ 2.8% (=1.96*√(0.3*0.7/1000) ); cela veut dire qu’il y a 95% de chance que le résultat réel, sur la population totale, soit compris entre 27.2% (30%-2.8%) et 32.8% (30%+2.8%). Pour obtenir une précision de l’ordre de 1% (donc une marge d’erreur de 0.5%) il faudrait interroger 38416 personnes! Ce qui est financièrement inacceptable…

Des variantes de ce sondage aléatoire ont été proposées: les sondages aléatoires stratifiés (Découper la population en sous-ensembles appelés strates et réaliser un sondage dans chacune d'elles) et les sondages par grappes (la population est répartie sur M grappes (quartier, établissements d'enseignement, subdivisions électorales) puis réaliser une enquête dans chacune des M grappes). Dans certains sondages, l’itinéraire de l’enquêteur est fixé d’avance, on parle de random route, puis l’enquêteur suit un cheminement prédéterminé.
Or, pour la majorité des enquêtes d’opinion on ne dispose pas de base de sondage.On fait alors en sorte de construire un échantillon dont la structure corresponde à la structure de la population toute entière, selon certains critères que l’on a préalablement choisi (par exemple, si la population se compose de 50% d’hommes, on imposera à l’enquêteur chargé de réaliser 20 interviews un quota de 10 hommes pour 20 personnes enquêtées). C’est la base de la méthode des quotas.

La méthode des quotas : elle consisteà élaborer un modèle réduit de la population étudiée, selon des critères dont on connaît la répartition dans la population. On choisit quelques caractéristiques dont on connaît la distribution dans la population étudiée (sexe, âge, catégorie socio-professionnelle(CSP), région..), ce qui donne des quotas qu’on applique à l’échantillon. On donne à chaque enquêteur un plan de travail qui lui impose le respect de certainesproportions au sein de ses interviewés. Notons que l’enquêteur est libre d’interroger qui ilveut, pourvu qu’il respecte les quotas qu’on lui a fixés. C’est une méthode plus rapide et moins coûteuse que la méthode aléatoire. En outre, pour cette méthode on doit disposer d’un bon outil statistique de référence : recensements fiables, répartitions par classes d’âge et par CSP etc… En l’absence de sources statistiques disponibles et fiables on utilise le plus souvent le système du random route. La précision des sondages par quotas n’est pas calculable, car aucune probabilité n’est connue.

Le questionnaire

La problématique des questions : Les questions doivent générer le moins possible de biais, au niveau des réponses. Toute question, même la plus anodine, peut recéler des sources de biais, ne serait-ce que par sa forme même, son contenu, la «psychologie» de l’interviewé (niveau d’instruction, caractère indécis, mentalité dissimulatrice, rapport avec l’enquêteur…). Différents libellés (rédactions) d’une même question mènent à des réponses différentes. Il s’agit d’une formulation telle:

  • que les questions doivent être comprises de la même manière par une employée de bureau et un professeur d’université, un militant d’un parti et supporter de foot… Un langage simple, clair et accessible.
     
  • que l’intitulé de la question n’induise pas la réponse.
     
  • que le vocabulaire utilisé et l’esprit de sa rédaction soient neutre par rapport au sujet abordé, car la formulation peut influencer l’interviewé.
    La rédaction des questions: Il y a deux types de questions : d’une part, la question fermée, quand une liste de réponses est proposée (par exemple: oui/non/NeSaitPas, choisir un ou plusieurs items dans une liste proposée, classer des réponses proposées, choix d’un niveau sur une échelle proposée); d’autre part, la question ouverte où il n’y a pas de réponses proposées. Mais des règles doivent être respectées.
     
  • La clarté de la question avec l’égale accessibilité à tous les interviewés : le risque d’être compris différemment suivant les couches de la société, la culture et ce que P. Bourdieu appelle «la compétence politique». Certains interviewés peuvent comprendre la question dans un sens autre que celui souhaité par le questionneur. Par exemple, le mot «bureaucrate» peut signifier pour certains «homme d’appareil» et pour d’autres «personne travaillant dans un bureau».
     
  • La neutralité de la construction des questions par le sondeur: le client, payeur de l’enquête, peut avoir intérêt à orienter les résultats par des formulations biaisées. Les sondeurs, qui se prêtent à ces jeux des clients intéressés, perdent en crédibilité. Certaines questions, au cours des sondages successifs, gagnent à être répéter avec la même formulation pour une comparaison dans le temps : par exemple, poser la même question pour la mesure de la popularité d’un homme ou une femme politique.
    Les mots et le choix des questions ont leur importance: il est recommandé d’équilibrer les séries de questions entre les questions fermées et ouvertes, à choix multiples et unilatérales. La lecture des résultats d’un sondage doit se faire en connaissant la question exacte posée. Les deux formulations suivantes sont légitimes mais les résultats seront différents: «Mr X est un président compétent» et «Diriez-vous de Mr X qu’il est un président compétent ou pas compétent?»; la première formulation aura un peu plus de réponses «oui» car elle ne propose pas d’alternative, contrairement à la deuxième. Les termes «approuver», «soutenir» ou «être favorable» ne sont pas similaires ou équivalents : le choix des mots peut être subtil voire délicat.
     
  • L’ordre des questions : habituellement, on commence par les questions introductives (pour installer une relation de confiance entre l’enquêté et l’enquêteur), puis les questions qualifiantes (ont pour but de s’assurer que l’interrogé est concerné par le(s) sujet(s) du sondage), les questions d’intérêt constituant le cœur du questionnaire et enfin les questions d’identification du répondant (sexe, âge, CSP…). En outre l’ordre des questions d’intérêt doit éviter les effets de contexte, c’est-à-dire la réponse à une question ne doit pas être influencée ou induite par l’énoncé de la question précédente et par la réponse à une question précédente. Par exemple, si on pose des questions sur le parti politique préféré après une série de questions (disons 3 ou 4) portant sur le «Parti X», la réponse «Parti X» sera plus fréquente en terme de préférence: les interviewés se laisseront portés par les questions précédentes quand ils n’ont pas d’opinion claire sur le sujet. Il arrive que deux vagues de sondages ou deux instituts de sondages donnent des résultats contradictoires, cela est souvent la conséquence de la formulation de la question concernée ou que la place de celle-ci n’était pas la même.

La phase «terrain»: une fois l’échantillon constitué et le questionnaire établi on passe au questionnement des interrogés par les enquêteurs. L’enquêteur, personnes de profils très divers, doit poser la question et énoncer les réponses proposées de façon neutre, et identique d’un répondant à l’autre. L’enquêteur ne doit pas laisser deviner ses sentiments personnels, ni faire des commentaires face aux réponses.La fiabilité et la qualité des données récoltées (résultats du sondage) dépendent du travail des enquêteurs. Il arrive qu’un institut fasse appel à des étudiants payés à la tâche, souvent pas suffisamment formés au métier d’enquêteur. Ces derniers, désireux de rentabiliser leur effort, ont tendance à remplir eux-mêmes des formulaires d’enquête ou faire passer des camarades pour des interviewés, par exemple, afin de respecter les quotas (on parle de casde «bidonnage»). Il y a plusieurs méthodes de questionnement: l’interview en face à face (l’enquêteur se déplace pour rencontrer et interroger les gens sur la voie publique ou à domicile. Avec papier-crayon ou saisie directement sur un PC portable.C’est coûteux), au téléphone (fixe et portable, moins coûteux que face à face, facilite la dispersion géographique de l’échantillon. Suppose que le pays est fortement équipé en téléphonie), par voie postale (le questionnaire est envoyé aux enquêtés qui le retourne par la poste une fois rempli. Risque de taux de retour faible), par internet (beaucoup moins cher, introduit des biais car les internautes sont dans les classes moyennes et supérieures et les réponses aux questions d’identification peuvent être fausses). Pour l’institut de sondage, le «terrain» est un lieu névralgique et où la qualité est primordiale, ce qui exige de la rigueur dans une collecte correcte des données loin de la manipulation et de sondages trompeurs.
La dernière phase d’un sondage c’est le traitement des données et l’édition de rapport de résultats. Des analyses statistiques plus complexes et détaillées pourront être effectuées en plus afin d’aider à «l’interprétation» des résultats du sondage.

Dans les pays démocratiques, au soir des élections, le sondage sortie des urnes (SSU), ou «exit pool», est une pratique très utilisée pour calculer des estimations de vote en début de soirée électorale des médias (TV et radios). Ce sondage est réalisé auprès de plusieurs milliers d’électeurs à la sortie des bureaux de vote.

Que retenir en conclusion!

Les enquêtes d’opinion existent depuis longtemps. Leur évolution historique a abouti aux sondages actuels. Aujourd’hui, les sondages deviennent de plus en plus omniprésents dans les médias. Certains les présentent comme des mesures d’une «réalité», alors qu’ils sontune photo des «opinions» à un instant t pour un questionnaire précis.De plus en plus, dans nos sociétés, les sondages d’opinion influencent lacommunication politique.

La méthode aléatoire n’est applicable que lorsqu’il existe une liste exhaustive de toute la population. La méthode des quotas est la plus utilisée, elle ne nécessite pas de base de sondage; elle est plus facile à réaliser et est moins coûteuse. Mais en raison des risques de biais dont elle est affectée, cette méthode doit faire l’objet d’une préparation minutieusesur le plan statistique (sources fiables utilisées, définition des critères de recherche…) et au niveau du terrain (sélection et formation adéquates des enquêteurs, clarté des documents, précision des consignes de travail…). Aussi, la méthode des quotas est compliquée à mettre en œuvre dans un pays où les instruments statistiques sont déficients, inexistants ou non fiables (où les statistiques sont manipulées).

Ce qui est demandé à l’enquêteur professionnel est de savoir éviter d’interroger, dans une zone donnée, des personnes se ressemblant trop ou vivant dans les mêmes conditions, de ne pas hésiter à renoncer à une interview si la personne contactée ne correspond pas aux quotas, derespecter les consignes de dispersion géographique des interviews, de brasser large à l’intérieur des cellules de quota (par exemple, si un quota rassemble ouvriers et employés, ne pas se contenter d’interroger que des ouvriers…). L’enquêteur ne doit pas se borner à interroger que les individus les plus faciles à atteindre ou se contenter de ceux qui sont à proximité du siège d’un Parti.

Quelle que soit la méthode de choix des sondés, l’échantillon en sera plus ou moins biaisé : si on utilise internet, on exclut ceux qui ne l’ont pas; si on va dans la rue, on exclut ceux qui n’y sont pas; si on fait un sondage par téléphone fixe, on exclut ceux qui n’en ont pas… Aussi le fait d’interroger des échantillons qui ne soient pas comparables aboutit à une contradiction (apparente) entre des résultats de sondages.

En période pré-électorale, les sondagesportent sur des intentions de vote. Tout en sachant que ce n'est qu'une approximation, ils peuvent servir à des fins d’instrumentalisation, voire de manipulation de l’opinion publique car leur influence indirecte est non négligeable. Par exemple, le fait d’omettre ou de ne pas insister sur le fort pourcentage des indécis, qui peut dépasser 30% voire 50%, est une manière de biaiser volontairement l’interprétation des résultats. Sans oublier le risque d’opérations de manipulations liées à la diffusion de faux sondages. Annoncer un résultat de 49% pour un candidat et 51% pour l’autre avec une marge d’erreur de 3% (c’est le cas pour un échantillon d’environ 1000 personnes) donne peu d’indication puisque la marge d’erreur est supérieure à l’écart qui les sépare. La lecture d’un sondage doit être faite en connaissance de cause : qui l’a réellement financé? Ceci afin de savoir à qui profite «le crime». Comme le disait Pierre Bourdieu : «l’opinion n’est pas une donnée mais le fruit d’une construction»; cela peut faire naitre un état d’esprit méfianten se demandant si un institut de sondage, souhaitant publier des résultats plus favorables à un Parti ou à un homme politique, n’aurait pas décidé de n’interroger en partie que des citoyens qui sont structurellement plus favorables à ce Parti ou à cet homme politique, surtout dans les démocraties naissantes.

A travers le sondage, le citoyen est censé avoir une connaissance de l’opinion des autres (c’est-à-dire du public) ce qui lui permettra d’évaluer, de tester et de mûrir ses propres opinions.Il a aussi le droit de s’abstenir. Le sondage doit être perçu comme suffisamment fiable et comme n’exerçant pas une influence sur les électeurs! La transparence des sondages est une nécessité: la manière dont ils sont financés (qui paie) et élaborés (les questions auxquelles les personnes répondent et méthode utilisée)...Une loi est nécessaire afin d’éviter les dysfonctionnements constatés. Le sondeur est souvent en contact avec l’univers médiatique où les risques de «dérive» de l’information sont nombreux. Certains parlent parfois de connivences entre sondeurs, journalistes et politiques. Les médias doivent dire tout simplement la vérité aux lecteurs, auditeurs et téléspectateurscar l’opinion est le cœur battant des démocraties.L’éthique professionnelle des journalistes et des sondeurs est essentielle et capitale.

NB: On peut définir un sondage comme une enquête statistique visant à donner une indication quantitative, à une date déterminée, des opinions, souhaits, attitudes ou comportements d’une population par l’interrogation d’un échantillon représentatif de celle-ci, qu’il soit constitué selon la méthode des quotas ou selon la méthode aléatoire.

Références

a/ Pascal Ardilly, Les techniques de sondage, Technip, 2006
b/ Pierre Bourdieu, «L’opinion publique n’existe pas», inLes temps Modernes, janvier 1973
c/ Roland Cayrol, Sondages, mode d’emploi, Presse de Science Po, 2000
d/ Alain Garrigou, L’ivresse des sondages, La Découverte, 2006
e/ Nicolas Gauvrit, Vous avez dit hasard?, Belin, 2009
f/ Lionel Marquis, «Sondages d’opinion et communication politique», Cahiers du Cevipof, janvier 2005

Salaheddine Maïza
(*) Docteur en Statistiques, ancien auditeur C.E.D.S-Paris

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Tags : politique   sondages  
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1 Commentaire
Les Commentaires
sadokdriss - 24-04-2014 15:44

Benjamin Disraeli,ancien Premier Ministre britannique,faisait allusion à trois catégories de mensonges,et en son propre langage:"There exist three kinds of lies:"damn lies,lies ans statistics."Faut-il se rappeler ce que disait Emile Zola,écrivain et journaliste,"Trois types de sources d'informations fiables:(1)les écrits,(2)les témoignages et(3)l'observation.

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