Opinions - 07.01.2014

Culture politique et langage de vérité

Les Tunisiens ne se rendent hélas pas compte que leur pays a besoin d’être réformé en profondeur et que les réformes institutionnelles et politiques ne constituent pas une fin en soi. Ils n’ont pas conscience non plus que sans réformes de structure, leurs problèmes socioéconomiques ne pourront jamais être résolus. Le champ de la réforme se réduit pour eux au juridique et au constitutionnel, conformément à ce que leur assènent, à dessein et à longueur de journée, les médias, les politiques et les juristes.

Un exemple suffit pour illustrer cette «déconnexion» des réalités. Si l’on admet que le chômage des diplômés du supérieur constitue l’un des défis les plus importants à relever, il faut admettre aussi que sa résorption graduelle requiert que l’on procède, concomitamment, aux réformes de la formation universitaire et professionnelle, la réorientation de la stratégie industrielle et économique vers des activités à haute intensité de capital et plus de valeur ajoutée, la transformation des relations entre le monde industriel et économique et les centres et pôles de recherche, le transfert graduel de la «compétitivité» de l’économie nationale du coût de la main d’œuvre et du tripatouillage monétaire vers l’amélioration de la productivité de l’ensemble des facteurs  et enfin la consolidation de l’assise financière et statutaire des entreprises, sans oublier les réformes fiscale et financière qui doivent accompagner l’ensemble. 

Or depuis trois ans, rien n’est concrètement fait, proposé ou discuté à ce propos. La raison est que ni les  gouvernements successifs, ni les partis politiques, ni les élus, ni la  presse, ne veulent dire les vérités qui fâchent. Au contraire, ils ont tous choisi délibérément d’anesthésier une population prête à l’être, en la laissant croire qu’il suffit de presque rien pour que toutes les difficultés socioéconomiques  s’estompent, sans efforts, sans sacrifices et sans réformes de structure. Il s’agit là, bien évidemment, d’un mensonge éhonté. Se pose alors la question suivante : le langage de vérité est-il compatible avec les calculs électoraux et la nature forcément simplificatrice et tapageuse des médias? La réponse est évidemment non. En fait, quand les Tunisiens se plaignent, à juste raison, de la nullité de leurs dirigeants et de leurs élus, ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. «Accabler les élus, c'est accorder une étrange impunité aux électeurs». Ils ne se rendent pas compte non plus que le traitement que leur réserve le microcosme politique et médiatique ne procède, en définitive, que d’un réel mépris et que «toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme» selon la formule d’Albert Camus.

Dans les circonstances actuelles, on ne voit pas comment un gouvernement, issu d’un régime des partis et composé de militants politiques ou de technocrates et non d’hommes d’Etat pourrait trancher dans le vif sur un grand nombre de problèmes urgentissimes et épineux. En effet, certaines décisions ne peuvent plus attendre: âge de départ à la retraite, financement des dépenses nationales de santé, déficit et dommages collatéraux de l’assurance-maladie, reconquête administrative, juridique, environnementale et sécuritaire du domaine forestier, etc.  Et dans la mesure où nous avons raté le coche, puisque nous n’avons pas réussi à réformer le pays «à l’occasion de la révolution», nous serions condamnés, ou à déclencher une autre révolution, plus organisée et salvatrice cette fois-ci, ou à intégrer l’obligation de réformer «en douceur» selon des modalités opposées jusqu’ici à notre culture cyclothymique méditerranéenne et arabo-musulmane et contraires au régime des partis que l’on a mis en place.

On ne le répètera jamais assez. La chute du régime de Ben Ali n’est pas due fondamentalement au harcèlement de l’opposition politique ou à l’action des défenseurs des droits de l’homme. Elle est due en grande partie à l’incapacité du régime de répondre aux aspirations économiques, sociales et régionales de la population tunisienne; au fait que l’économie tunisienne n’arrivait plus du tout à évoluer en osmose avec l’environnement intérieur et extérieur; que les injustices ont atteint un niveau tel que la vie du plus grand nombre est devenue incertaine ou insupportable ; que les rigidités sociales et l’iniquité économique ont réduit considérablement la base sociologique des classes moyennes et marginalisé les plus fragiles; et enfin que les évolutions institutionnelles et économiques se sont écartées irrémédiablement des évolutions démographiques et sociologiques.

Bref, la chute de Ben Ali est due essentiellement au fait que son régime s’est montré incapable ou dispensé de procéder aux réformes de structure qui s’imposaient. Aujourd’hui encore, la problématique se pose dans les mêmes termes, la sécurité en moins, la crise socioéconomique en plus.

Habib Touhami

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3 Commentaires
Les Commentaires
berger - 08-01-2014 01:11

vous avez parfaitement raison les réformes s´imposent tout le temps, et les elus sont faits pour ca. peut-être il faut aussi une revolution politique ou culturelle dans le corp politique aussi, il n´est pas sûr que les politiques connaissent ce qu´il faut faire au parlement. Les réformes doivent toucher tous les problèmes poses par la situation que ce soit dans la structure ou la conjuncture. Mais la démocratie pourraient peut-être amener tout le monde ,les elus et le people à faire mieux. L énvironnemnet n´ai pas statique, il ya des crises, des retards a rattrapper à l´interieur comme à l´exterieur, tout cela necessite un changement.

FBF - 08-01-2014 01:28

Je partage l'idée que le départ de ZABA n'a pas été le fait d'une opposition de différentes couleurs et tendances, mais plutôt d'un rejet par le peuple d'une politique de marginalisation; elle est due à la panne de l'ascension sociale qui se définit par le fait que ceux qui sont en haut ne descendent jamais et ceux qui sont en bas ne peuvent gravir l'échelle sociale. La classe politique actuelle accumule les déficits dont les plus graves sont ceux du courage, de l'audace et de la vérité qui constituent des risques électoralistes majeurs. Tout le monde veut plaire à tout le monde, du communisme révolu à l'extrémisme religieux. Le tunisien subit mais commet la plus grosse erreur de son histoire, notamment les jeunes en s'abstenant à participer aux élections. Les récents sondages montrent que plus de la moitié de notre population, par dégout de la politique, ne sont pas prêts à aller voter. Si le régime actuel sera reconduit, par absence de mobilisation aux élections, il ne faudra pas que notre jeunesse, les diplômés du supérieur, nos filles jeunes ou moins jeunes et tous ceux qui sont restés au bord du chemin de la société viennent demain se lamenter sur leur sort. Chaque peuple a ce qu'il mérite. Mon voeu le plus profond est que le génie de la jeunesse se réveille, subisse le sursaut de salut et aille exprimer son choix le jour du choix. Les grandes réformes, les grands changements obéissent tout d'abord à une culture et à une conviction qui font actuellement défaut.

KHALIFA - 08-01-2014 18:57

Un article plein de sens sur le devenir de notre pays. Hélas, tout est mal parti dès le départ avec les multiples scissions qui ont été opérées entre islamistes et laïques, entre révolutionnaires de mode et anciens de régime, entre propres et corrompus, entre cote et intérieur, entre nord et sud, entre peuples nantis et peuples démunis, en un mot le pays a été saucissonné en petits bouts avec cette réalité que chaque tunisien croit détenir la vérité et exclut son proche et rejette le dialogue et que chaque politique se croit déjà à carthage ou au pire à la casbah.

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