News - 03.02.2013

Abdelwahab Meddeb : Equilibrage politique

La scène politique tunisienne est en train d’être équilibrée. L’hégémonie de la mouvance islamiste est encours de cantonnement.Et cela est dû à deux phénomènes.
   
1. Le premier a trait à l’échec patent d’Ennahdha dans l’épreuve de la gouvernance. Gouverner exige une technique et une expertise qui ne sont pas de même nature que l’exercice de l’opposition politique.Ennahdha a privilégié l’idéologie sur l’expertise.Elle le paye aujourd’hui. Et ce qui a contribué à sa disqualification, c’est d’avoir laissé faire la mouvance salafiste dans son dessein de contrer les rites et les coutumes vernaculaires assimilés à des bida’,  à des innovationsblâmables qui entachent la pureté du culte.Ennahdha ne voit pas d’un mauvais oeil que la Tunisie soit réislamisée en l’enveloppant dans les plis de l’uniformisation wahhabite dont l’action vise à effacer les particularismes nationaux.

Il faut rappeler que l’islam historique a fonctionné selon une structure duelle :

  • il y a d’abord la fonction qui avait agi à l’horizon de l’Histoire ;  en ce domaine, une culture savante unitaire maniait la même échelle de valeur où se reconnaissaient oulémas,fuqahâs et qadîs, de Cordoue à New Delhi.
  • Il y a ensuite la fonction qui était activée au plan vernaculaire, à une hauteur anthropologique qui prend en considération la diversité des traditions locales.

Si la première fonction assume le principe d’identité, la seconde illustre le principe de différence.Et c’est la dialectique entre l’islam savant unitaire, identique et l’islam populaire divers, différent qui a produit la civilisation islamique.

Des vases communicants passaient de l’une à l’autre strate pour que le particulier fermente au contact de l’universel.   

Or, l’islam qui est proposé aujourd’hui par les islamistes annule la sophistication et l’esprit de controverse qui ont caractérisé l’islam savant ; il abolit par le même geste les spécificités vernaculaires.L’islamisme propose une uniformisation simplificatrice qui correspond parfaitement à la sous-culture consumériste imposée à l’échelle de l’humanité entière par l’américanisation du monde.

Il se trouve qu’en Tunisie,le peuple refuse l’uniformisation proposée qui s’est manifestée récemment à travers la double fonction que nous venons de rappeler.

Sur la scène vernaculaire, cette politique d’uniformisation s’est exprimée par la destruction  des mausolées soufis.

Et au plan de l’islam savant, la même politique a été illustrée par le rapt salafiste de l’imamat de la Zitouna.

La destruction des mausolées est perçue par le peuple comme un scandale. Et les salafistes, avalisés par les Nahdhawî, se sont attaqués au rite qui accompagne la célébration du mouled. A cette occasion, l’on prépare la délicieuse açida,  crème et pudding de fruits secs tout de douceur destinés à nourrir la convivialité et l’hospitalité en  circulant de maison en maison.Les Tunisiens y tiennent. Assimiler cette coutume à une bid’a est pour les Tunisiens irrecevable.

La résistance des Tunisiens est grande pour défendre les deux fonctions (le savant et le populaire) et la dialectique qui les met en tension. Elle s’est manifestée le même jour du mouled dans l’enceinte de la Mosquée Zitouna où l’imam illégitime a été abandonné à son véhément et interminable prêche rendu inaudible par la foule des orants qui  récitèrent d’une voix unanime la hamzia comme le veut la tradition zitounienne,tunisoise.

Cet acte s’ajoute aux protestations suscitées par la destruction des mausolées. C’est que les Tunisiens refusent de se soumettre à une autre forme d’islam que celle produite par leur histoire telle qu’elle a été orientée par leurs aïeux dans leur maniement spécifique de la dialectique qui met en tension les deux fonctions, celles du savant et du populaire, de l’universel et du particulier.
   
2. J’en viens maintenant au deuxième point, celui qui engage la défaillance dans la gouvernance. Il s’agit d’une question politique qui est en train de trouver sa réponse, laquelle s’est concrétisée  avec la création de la nouvelle entité appelée Al-Ittihah min ajliTounis, « l’Union pour la Tunisie » qui réunit désormais en une même structure les trois partis modernistes et séculiers de Nidâ’Tounis,du Joumhuri et du Masâr: ce nouvel ensemble constitue un rassemblement porteur de la mémoire politique du pays : celle du Destour qui, débarrassé du tropisme autocratique, articulé au projet démocratique,  retourne aux fonts baptismaux qui ont présidé à sa naissance dans les années 1930 ; comme celle de l’esprit progressiste qui a animé le courant travailliste syndicaliste de gauche depuis les années 1920.

La référence à une mémoire corrigée est précieuse. Elle est notamment destinée à rappeler à Ennahdha qu’elle n’agit pas sur un sol vierge ou en un terrain vague : le territoire est fort balisé, il est habité par une intense mémoire productrice d’énergie créatrice capable d’innover : aussi la table rase dont les islamistes rêvent n’aura-t-elle pas lieu.

J’ai assisté dimanche dernier, le 27 janvier, à Tunis, sous la coupole du palais des Congrès,  à un meeting politique de Nidâ’ Tounis, « l’Appel de la Tunisie ». Cette séance est l’illustration vivante de ce que je viens d’écrire. Le meeting a commencé par un bref spectacle proposé et mis en scène par Fadhel Jaziri, artiste explicitement engagé en faveur de Nidâ’ Tounis, pour socialiser son opposition radicale aux illusions et autres chimères par lesquelsEnnahdha cherche à séduire le peuple.

Ce spectacle théâtralisait le chant soufi populaire qui glorifie Sidi Abû Sa’îd al-Bâji dont le catafalque a été calciné il y a quelques jours par les salafistes.  Le poème, accompagné de ghaïtas, de cornemuses, de tambours, sortait de la bouche du chantre Hédi Donia, disciple de la tariqa qâdiriyya, homme de maintien hiératique, à la belle voix voilée, dont les solos étaient repris en chœur par la vingtaine d’interprètes qui l’entouraient, personnes parées de costumes traditionnels.

La salle comble a vibré à l’unisson, sans rien perdre de sa gravité ni de sa retenue, qualités qui signalent un engagement mûrement réfléchi, conscient du péril qui guette. En somme, je reconnais en ce public la solidarité nouée entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité.

Par le seul spectacle, le message est reçu par les présents dont l’adhésion semble dire : « ils veulent nous priver de ces beautés qui proviennent de notre génie. Eh ! bien, nous nous opposons à de telles prétentions et nous saurons défendre notre patrimoine en le pratiquant ». Tel est le sentiment qui émanait de cette masse de sept mille personnes serrées à l’intérieur de la coquille monumentale et débordant sur le parvis et au-dehors  jusqu’aux alentours. Et pour une fois, l’opposition aux islamistes ne mobilisait pas l’unique élite. Parmi ceux qui étaient là, nous reconnaissons toutes les classes de la société. C’est le peuple qui était au rendez-vous pour manifester son attachement à l’islam vernaculaire et son refus de l’islam uniformisé que veut imposer Ennahdha à l’ensemble du pays.

Le peuple ici présent a acquiescé en un deuxième temps à l’opposition politique en suivant concentré le discours prononcé par Béji Caïd Sebsi : le président de NidâTounisa procédé à une critique raisonnée des défaillances d’Ennahdha dans son exercice du pouvoir, dénonçant son incompétence dans la gestion du pays ainsi que son manque de vision des contraintes géopolitiques. Il n’a pas manqué non plus de railler le hasardeux projet de société dont les islamistes sont porteurs ; tel projet escamote, à tout le moins, les fragiles acquis d’une modernisation dont le processus a été mis en branle depuis les années 1840.   

C’était dimanche dernier, deux jours avant l’annonce de la création de « l’Union pour la Tunisie » qui renforce la tendance d’équilibrage destinée à cantonner l’hégémonie d’Ennahdha. Avec toutes ces initiatives, l’initiation qui approfondit le processus démocratique est à l’œuvre dans notre pays.

Abdelwahab Meddeb
 

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6 Commentaires
Les Commentaires
mattoussi - 03-02-2013 13:26

puissiez-vous avoir raison et qu'on se réveille de ce cauchemar dans laquel nous sommes plongés depuis plus d'un an .

ibtissem - 03-02-2013 16:03

comme d habitude abdelwaeb medded enonce des choses simples d une maniere compliquée : pour gouverner il faut faire , du savoir , du savoir faire et bien le faire savoir c est tout !

M Djaziri - 03-02-2013 17:23

J'ai lu avec un très grand intérêt l'article d'Abdelwahab Meddeb. Il est important de rappeler, comme l’auteur le fait, la distinction entre islam savant et islam populaire (même si l'auteur n'utilise pas vraiment ce terme). L'histoire de la Tunisie (et c'est une de ses spécificités) est marquée par la coexistence de ces deux islams, et qui a été rendue possible par un Etat fort qui impose un compromis. L'affaiblissement de l'Etat remet en cause aujourd’hui cette coexistence. Quant à l’équilibrage de la vie politique grâce à la naissance de du Front Uni (l’union de la Tunisie), je pense que l'auteur a raison, jusqu'à un certain point, car pour qu'il y ait rééquilibrage, faut-il encore qu'un espace institutionnel existe et qui le rend possible ! Il est à craindre que ceux qui exercent le pouvoir aujourd'hui veuille passer en force et surtout ne veulent plus abandonner le pouvoir, quitte à disqualifier, voire criminaliser les adversaires politiques, ce qui rend impossible l’équilibrage. Je pense que M. Meddeb ne prend pas la vraie mesure du caractère peu démocratique de la force politique qui gouverne aujourd’hui. Par conséquent, il faut une autre analyse car la démocratie est un jeu politique qui implique des joueurs qui veuillent gagner mais qui acceptent de perdre. Je ne suis pas sûr qu’il en va ainsi en Tunisie aujourd’hui. M Djaziri

Elloumi Saida - 03-02-2013 23:01

Je pose une question à Tous , si les rôles s'inverssent est ce qu'aujourd'hui et aprés toute cette recréation les prochains dirigants vont arriver à s'en sortir ?? et de quelle maniére ?? je suis trop curieuse en tenant compte que nous sommes tous Tunisiens !!

ABH - 05-02-2013 09:40

le seul intérêt de cet article est de révéler l'appartenance politique de son auteur qui se fait passéer jusque là pour un "intello" et de confirmer que Nida Tounes n'est qu'une métamorphose du RCD

khlifi - 05-02-2013 12:21

Ennahdha et son allié CPR ont compris le danger qui les guette lors des futures (et hypothétiques) élections et manoeuvrent indirectement pour empêcher ces nouvelles alliances à tenir leurs réunions en refusant de dénoncer en termes nets les LPR qui recourent à la violence.L'avenir du processus démocratique est tributaire d'une application stricte de la loi à toutes les formes de violence d'où qu'elles émanent et l'arrêt de toute forme d'exclusion de tout adversaire politique.

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