News - 27.08.2021

Tunisie: l’indépendance de la justice est- elle l’objectif ?

Tunisie: l’indépendance de la justice est- elle l’objectif ?

Par Ezedine Hadj-Mabrouk - Depuis l'entrée en vigueur de l’état d’exception du 25 juillet 2021 qui semblait annoncer l’avènement d’une ère nouvelle de justice, cette dernière n’a fait qu’occuper le devant de la scène notamment après la levée de l’immunité des députés de l’ARP et les déclarations répétées du Président Kais Saied de guerre contre la corruption (Al-Fassèd).  En réaction, beaucoup de ceux qui ont fait de l’instrumentalisation de la justice leur sport préféré ont commencé à verser des larmes de crocodile sur les risques de perdre "l’indépendance" de la justice telle qu’on l'a pratiquée !  Un deuxième groupe d’éternels sceptiques qui ont décrié pendant des années et à juste titre la justice dite d’El-Bhiri soupçonnent que la justice sous l’état d’exception ne ferait au mieux que changer de main. Un troisième groupe d’éternels optimistes cette fois-ci semblent faire confiance au Président en nous annonçant l’arrivée tant attendue de l’indépendance de la Justice !  Les trois groupes (les perfides, les sceptiques et les optimistes) semblent cependant plu préoccupés de l’indépendance de la Justice (chacun selon sa vision bien sûr) que de la Justesse de la Justice !

Une justice indépendante n’est pas forcément juste

Contrairement à ces trois groupes et à beaucoup d’autres éclairés et non éclairés, ma position en matière de justice en Tunisie ne met nullement l’accent sur l’indépendance de la Justice (CAD du pouvoir judiciaire) mais plutôt sur la Justesse de la Justice (le plus correcte serait de dire sur la Justice de la justice mais j’emploi ici justesse au lieu de justice rien que pour éviter la répétition et la confusion) !  Pourquoi cette position?  Tout simplement parce qu’une Justice Indépendante ne garantie aucunement une Justice Juste alors qu’une Justice Juste nous offre aussi bien l’indépendance que la Justesse de la Justice. L’indépendance de la Justice est une affaire de partage du pouvoir et non de justice alors que la justice du pouvoir est une affaire strictement de Justice.

L’indépendance de la justice est un leurre

Depuis 2011, la Tunisie a redécouvert les vertus de l’adjectif indépendant et a commencé à le coller partout soit dans le titre soit dans le statut d’organismes publics nouvellement crées tels l’Instance indépendante de la gouvernance et de la lutte contre la corruption, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), l'Instance indépendante vérité et dignité, l’Instance nationale de protection des données personnelles, l’Instance nationale pour la lutte contre la torture, etc., etc.  On a même créé une Ligue des instances publiques indépendantes qui voyant le leurre de l’indépendance de ces organismes a demandé de "protéger les instances indépendantes de toute tentative d’infiltration et de dévalorisation" (WMC/ TAP du 9 décembre 2020). Ou comme l’a écrit Riadh Zghal  "l’indépendance de ces instances n’est pas à l’abri des intrusions des pouvoirs en place" (Leaders du 20 juillet 2021). Si le coût en dépendance de ces instances supposées indépendantes est très élevé il nous reste qu’à voir le coût en budget et en temps perdu qui est incontestablement plus qu’effrayant pour des résultats plus que douteux! 

Même si on allait dans l’autre direction pour examiner les résultats cette-fois-ci de l’indépendance du pouvoir Législatif (oh, combien souhaité avant 2011surtout par moi-même), on constatera qu’avec une indépendance assurée mais mal conçue et mal gérée cette indépendance n’a fait qu’empirer la situation en Tunisie au point de nous placer aujourd’hui au bord de l’abysse ! L’indépendance des pouvoirs n’est pas une affaire de slogans mais plutôt une affaire sérieuse de normes et de règles.

Justice juste est l’objectif

L’objectif de notre société (en fait de toutes les sociétés humaines) est d’avoir une Justice Juste et non une Justice Indépendante.  Comme disait Nietzsche “l'homme est un pont, non une fin”, de même l’indépendance de la Justice est un pont vers une Justice Juste et non une fin en soi.  Pour nous (comme pour les autres), ce qui constitue une fin en soi est une Justice Juste et non une Justice Indépendante, d’où l’importance de ne pas se tromper d’objectif. Or en mettant l’accent sur l’indépendance seulement de la justice on ne fait que se tromper d’objectif ! Comme disait Victor Hugo "Faire justice est bien. Rendre justice est mieux" et comme disait Ibn Khaldoun "la justice est la base de l’urbanisation" "العدل أساس العمران", CAD la base du vivre nombreux ensemble.

Justice juste donc indépendante

Plus important encore, une Justice Juste est par définition et automatiquement une Justice Indépendante, sinon elle ne serait pas Juste (oui, sinon elle ne serait pas Juste).  Par contre une Justice Indépendante ne nous garantie nullement une Justice Juste !  L’indépendance dont on nous parle est toujours limitée à l’indépendance du pouvoir judiciaire des deux autres pouvoirs (exécutif et législatif) mais jamais des maux de la Justice !  Or la justice souffre davantage d’autres maux qui sont aussi pernicieux voire plus nuisibles et plus nocifs au citoyen dans sa vie de tous les jours que la dépendance du pouvoir judiciaire. Il s’agit notamment des cancers du corporatisme (un cancer qui ronge gravement les rangs de la profession de la Justice avec ses juges, ses procureurs, ses avocats et ses autres membres); du copinage; du clanisme; du régionalisme; du racisme; du sexisme; du népotisme; de l’idéologisme ; du favoritisme ; des sympathies politiques ; des malversations et des petites et grandes corruptions.  Ces maux se nourrissent doublement et inter-changeablement aussi bien de la dépendance que de l’indépendance du pouvoir judiciaire.  Ils sont généralement  auto-existants (self-existent) ou acquis dans la pratique de la profession. Ils sont comme les maladies appelées «auto-immunes», elles attaquent les défenses même du corps (ici le corps judiciaire).  Leur remède est l’antibiotique appelé JusteSSE de la Justice et non l’aspirine appelé Indépendance de la Justice !

Confrère-confrère-justice-après

Il est peut-être plus facile d’obtenir l’indépendance du pouvoir judiciaire des deux autres pouvoirs (exécutif et législatif) que l’indépendance de la Justice des cancers et maux mentionnés ci-dessus.  Au lieu de remédier l’injustice, l’indépendance du pouvoir judiciaire ne fait souvent (surtout dans notre culture) qu’approfondir l’injustice et les dérapages de la Justice.  Malheureusement, le pouvoir nous tourne facilement et rapidement la tête surtout avec notre propension culturelle à l’autoritarisme. "L’injustice ne peut être commise que par ceux qui échappent à la loi commune, ceux qui disposent de l’autorité et du pouvoir" écrivait Ibn Khaldoun.  Indépendants, les juges (et les avocats) deviennent plus arrogants (beaucoup le sont déjà), plus autoritaires, plus insolents, plus perfides et plus libres d’exercer leurs préjudices, leur cupidité et leur corporatisme.  Nous venons par exemple de le voir très récemment avec l’affaire de trafic et de blanchiment de devises par une juge.  Interceptée le 10 août 2021 avec dans sa voiture 1.5 million de dinars de devises étrangères par les services d’intervention de la douane du gouvernorat de Monastir, elle a été interrogée puis remise en liberté par son confrère (solidarité corporatiste oblige !).  Par contre, cinq citoyens lambda ont été arrêtés à Kasserine juste le lendemain pour des faits similaires mais comme ils ne sont ni confrères ni amis du juge, ils n’ont pas été remis en liberté comme la juge. Ou encore l’exemple de l’avocat qui s’est réfugié au bureau de l’Ordre des avocats au Tribunal de première instance Tunis 1 pour éviter son arrestation dans l’affaire dite de l’aéroport Tunis-Carthage survenue le 15 mars 2021. Les exemples de Corporatisme sont dans la vie courante du citoyen très nombreux, très variés et très nocifs.  Des exemples à la Coluche « mon avocat connaît bien la loi mais l’avocat de mon adversaire connaît bien le juge ». Pire encore, et si par hasard mon adversaire est le juge lui-même !  Je vous laisse deviner le verdict.

Les deux exemples cités montrent comment on a fait en Tunisie du "service-service-camarade-après" un "confrère-confrère-justice- après" ou un "argent-argent-justice-après" ! 

Il y a lieu d’évoquer aussi en passant  les tristement célèbres cas des magistrats Bechir Akremi et Taieb Rached qui nous ont donné un bel cocktail Molotov de dépendances et connivences politiques assourdissantes et de corporatisme pur et dur !  Monsieur Bechir Akremi, semble même avoir bien lu Victor Hugo qui a dit "Un dossier de justice c'est un instrument : on lui fait jouer l’air que l’on veut".  C’est justement ce qu’on l’accuse d’avoir fait avec les dossiers du terrorisme et des assassinats.  Il les a fait jouer, semble-t-il, l’air qu’il l’a voulu!

“Trust, but verify” & “checks & balances” 

Il est fort possible que si on avait une Justice Juste (une illusion peut-être) ou au moins une Justice debout au lieu de couchée (couchée à la politique, à l’argent, au confrère, au frère, à l’ami, à la maitresse, etc.) on n’aurait peut-être pas eu le coup-de-maitre du 25 juillet 2021 du Président Kais Saied que je considère personnellement plus que légitime. En attendant bien sûr les résultats de l’état d’exception notamment ceux liés à notre sujet CAD l’impunité الإفلات من العقاب et la Justice, car je ne fais confiance qu’aux résultats!   Cependant et comme disait Nietzsche: “Ce qui doit tomber, il ne faut pas le retenir. Il faut encore le pousser."

En regardant l’avenir, la méthode de "trust, but verify" (fait confiance mais vérifie) des américains qu’ils ont employée notamment avec les soviétiques ainsi que leur système de "checks & balances" (pouvoirs et contrepouvoirs) me semblent être très utiles comme exemples à suivre.  En nous inspirant, nous pouvons accorder notre confiance aux trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) mais à condition de pouvoir vérifier et contrôler leurs démarches et leurs actes par des instruments efficaces et intègres de contrôle aux dents tranchantes (qui restent à concevoir et à mettre en place) pour s’assurer d’avoir une Justice Juste et non seulement indépendante.  A titre de rappel, on a crée la Cour des comptes (une institution de Justice qui semble sans pouvoir aucun) comme un instrument de contrôle et de vérification.  Mais qu’a-t-on fait, par exemple, de son rapport sur le flot de "l’argent étranger" dans les élections de 2019 qui devrait disqualifier des partis politiques et un grand nombre de sièges de l’ARP?  Eh bien, on a rien fait jusqu’à maintenant au moins!  Ceci nous amène à dire que compter en matière de justice seulement sur l’autocontrôle du Conseil Supérieur de la Magistrature pour la discipline, l’incorruptibilité et la responsabilité du pouvoir judicaire c’est comme compter pour sa sécurité sur une voiture sans freins !

En conclusion, je répète ici ma maxime préférée que j’ai façonné à la Shakespeare : "Donnez-moi une Justice Juste et je vous donnerai un peuple Indépendant" (أعطني قضاء عادلا أعطيك شعبا مستقلا), et ce, pour rester avec ma théorie du couple justice/indépendance.  Ne faites pas d’illusion, une justice Juste constitue la seule et unique recette pour une Justice Indépendante et plus important encore pour un Peuple Indépendant.  Un peuple indépendant des injustices et de la corruption de la justice. Et sachez en partant que «c’est derrière cette maxime que se cache ma jolie philosophie de vie » !

Ezedine Hadj-Mabrouk

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3 Commentaires
Les Commentaires
Touhami Bennour - 27-08-2021 16:26

La Justesse de la Justice ce pose aussi dans les anciennes demoraties en Europe. L´independance est remplacé par l´esprit de corporation et le nationalisme. On appelle cette manoeuvre par "trouver des trous dans la loi". Ce dont la loi n´en parle pas.

Bechir - 29-08-2021 20:02

Une excellente réflexion dont l’un des mérites est qu’elle appelle à une réflexion sur les objectifs. En effet, dans la vie courante nous aurions une certaine tendance à réfléchir et à agir par objectifs. En terme de gestion, on commence timidement au niveau de l’Etat à vouloir gérer par les objectifs. Mais, nous sommes très loin d’une réflexion approfondie sur les objectifs, qui comme le défend l’article, est nécessaire pour ne pas se tromper de but. En politique, on parle souvent en termes d’objectifs abstraits et peu précis, tels que démocratie et développement, qui sont chez nous mal définis et interprétés différemment. Les vrais objectifs ne sont souvent pas déclarés. Les citoyens Lambda constatant la non réalisation des objectifs déclarés et l’aggravation de leurs situations et de celle du pays finissent, généralement et chacun à sa façon, par être déçus ou confus, par revendiquer leurs droits et par exiger des changements ou par les applaudir. On pourrait, en nous inspirant de l’article, se poser la question si la démocratie est en elle-même l’objectif recherché ou si elle un moyen pour atteindre des objectifs plus important et plus nobles telles que la dignité pour tous les citoyens. Pour revenir à l’article, je ne peux que souligner l’importance d’une Justice Juste aussi bien pour la Justice elle-même que pour la dignité humaine, le développement, la démocratie et en somme l’avenir du pays. Toutefois, pour interpeller aussi bien l’auteur et les lecteurs, la Justice Juste n’est-elle pas une question de mentalité ? A mon avis, elle ne concerne pas uniquement les juges, mais aussi la Police, les services de l’Etat, les hommes d’affaires, les employeurs et bref tous les citoyens. Ce qui m’amène à la nécessité de construction progressive d’un Etat JUSTE digne de l’emblème de la République Tunisienne. Un Etat Juste ne serait-il pas une locomotive pour une société juste ?

Hedi Jaouad - 31-08-2021 08:17

Belle réflexion pertinente sur une question fondamentale: la justice de la justice ou comme l’auteur aime à nuancer: la justesse de la justice. Comme l’auteur s’inspire de Shakespeare, je me demande si “justesse” ne pourrait pas être traduite, dans ce contexte, par cette notion répandue parmi les Anglo-Saxons, de “Fairness,” Cette notion mérite réflexion. A mon avis, le Tunisien a plus besoin de “Fairness”, de petits actes concrets qui améliorent son quotidien, donc advantage de “Fairness” que de “justice”, notion abstraite, voire absolue. Par ailleurs, quel rôle faut-il réserver aux groupes de pression ou lobbies? Font-ils partie du fameux "Check & Balance"? Quant à la corruption, dont le Président en fait son cheval de bataille, restera un leurre tant qu’elle n’est pas intégrée dans le système, autrement dit, légalisée! Je crains que ce cheval de bataille ne soit "un cheval de Troie", un subterfuge pour une mainmise totale!A propos de corruption: une anecdote bien connue mais fort instructive: un avocat américain se rend en Chine en visite plus ou moins officielle. Le dignitaire du régime qui l’escortait lui demanda, à la fin de son séjour, ce qu’il pensait de la Chine. L'avocat lui dit directement qu'ils ont un gros problème en Chine. "Lequel? demande le Chinois. "la Corruption!" répond l'avocat. "Comment faire alors pour la juguler?" "On ne peut la juguler, mais on peut la réguler, comme cela se fait aux USA." "Et comment?" "En la légalisant...en créant des lobbies!" En bref, point de démocratie sans "lobbies", sans pouvoirs de pression "légaux" qui "cadrent"les pouvoirs législatifs et exécutifs et sont ainsi partie prenante du fameux "Check & Balance." Encore une fois, merci pour cette belle contribution qui tombe à point nommé. J'espère qu'elle trouvera, en haut lieux, une attentive écoute.

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