News - 06.05.2021

La fausse et dangereuse piste du «ciblage» de la compensation

La fausse et dangereuse! Piste du «ciblage» de la compensation

Par Afif Chelbi - Le « ciblage » de la compensation masque en fait des augmentations brutales des prix des produits compensés. Elle n’a, de ce fait, et à ce jour jamais été appliquée en Tunisie.                    

Il est vrai que les dépenses de compensation des prix des produits énergétiques et des produits alimentaires ont atteint dès 2013, 5514 Millions de Dinars (7 % du PIB contre 1.500 MD et 2 % du PIB en 2010) soit près de 4 fois le montant des subventions allouées en 2010 dépassant largement le budget d’investissement le niveau atteint de la subvention a atteint ainsi un niveau insoutenable (voir tableau en annexe).

Ce qui a conduit la Banque Mondiale à écrire dans « la révolution inachevée» publiée en 2014: «Protéger les populations pauvres et vulnérables … en supprimant la compensation et en la remplaçant par des programmes d’assistance temporaires ou de transferts en espèces ciblant les ménages vulnérables». Protéger les populations pauvres… en supprimant la compensation !  Décidemment certains sont incorrigibles.

Car, s’il est vrai que les dépenses de compensation sont devenues insoutenables, il y a néanmoins deux solutions possibles.

La première solution consiste en des hausses limitées mais régulières des prix avec différenciations sociales marquées: très faibles augmentations pour les produits sociaux (bouteille de gaz, pétrole lampant, tranches inférieures de consommation d’électricité et gaz…), plus forte pour les autres produits et tranches, accompagnée d’une politique volontariste de maîtrise de la consommation. Cette solution a été appliquée entre 2004 et 2010 et a permis d’atteindre l’objectif recherché, à savoir contenir les dépenses de compensation en deçà de 2 % du PIB et grâce à 17 augmentations limitées des prix des produits pétroliers sur la période et 8 augmentations limitées des prix de l’électricité et du gaz.

La deuxième solution consiste dans le «ciblage» des subventions vers les couches sociales les plus pauvres, avec son corollaire une hausse brutale des prix de ces produits. De telles solutions préconisées, depuis 2013, par la Banque Mondiale, décidemment incorrigible, malgré les conséquences sociales meurtrières qu’elle a entrainées dans les rares pays où elles ont été appliquées (En plus de 40 ans, le ciblage n’a été appliqué que dans 4 pays : Egypte, Jordanie, Philippines, Iran, sur plus de 50 pays qui ont eu un système de compensation, il a presque toujours entrainé des centaines de morts).

Notre crainte est qu’avec la perte de notre indépendance financière, les pouvoirs publics ne soient conduits à céder aux pressions internationales et à appliquer la deuxième solution ci-dessus que tous les gouvernements tunisiens ont, à ce jour, eu la sagesse de refuser d’appliquer. Mais «Quand on s’affole on peut faire n’importe quoi».

Or, cette solution deux (le «ciblage»), est d’autant plus absurde que la solution une (hausses limitées mais régulières des prix) permet d’atteindre le même objectif de maîtrise des dépenses de compensation à moindre coût social et budgétaire ! En fait, le «ciblage» est typiquement une des «fausses bonnes et dangereuses idées» qui ne résiste pas à l’analyse.

1. Tout d’abord, on l’a dit, le corollaire du ciblage est la hausse brutale des prix pour les catégories non ciblées, c'est-à-dire les classes moyennes qui constituent la majorité de la population et dont le pouvoir d'achat a été largement érodé ces dernières années. Ainsi, le ciblage peut concerner, au plus, 4 millions de personnes. Quid des 7 autres millions de Tunisiens, sont-ils tous des riches ? Quid du petit transporteur, propriétaire d’un pick up, qui ne figure sur aucun registre de pauvreté, doit-il subir une augmentation de 500 millimes le litre de gaz oïl?

2. En outre, le ciblage suppose l'établissement de listes de bénéficiaires de ce mécanisme. Or quelques soient le mode et l'approche utilisés pour établir ces listes il y a aura toujours des contestataires et on ne manquera pas de créer un mécanisme clientéliste en ces temps de tensions politiques et sociales.
La proposition d’ouvrir l’inscription à tous en espérant que les nantis ne s’inscriront pas est, à notre sens, absurde pour plusieurs raisons:

Car de deux choses l’une : ou bien un grand nombre s’inscrivent et le coût de l’indemnisation sera de plus de 4 milliards de dinars par an et dépassera le coût de la compensation, ou bien il y a peu d’inscriptions et le choc des hausses de prix sera total. Si on est dans une situation intermédiaire le coût de l’indemnisation ajouté au reliquat de compensation sera toujours de plusieurs milliards de dinars par an, avec des centaines de morts en plus!!!  

En effet, il est démontré que, psychologiquement, les ménages ne font pas le lien entre l’indemnité mensuelle reçue et la hausse des prix, cette hausse étant toujours perçue comme un choc.

3. Enfin, plusieurs études internationales ont démontré la corrélation entre les hausses dépassant un «seuil de tolérance» ou «seuil de la mort» et les émeutes sociales meurtrières qu’entraînent immanquablement ces hausses.

Ces seuils de tolérance seraient pour la Tunisie, des augmentations de plus de 150 millimes par litre d’essence et de plus de 20 millimes par Kg de pain. Les nombreux exemples à travers le monde étayent malheureusement ce risque.

Dans ce cadre, nous ne pouvons que dénoncer fortement le rapport publié en novembre 2013 par la Banque Mondiale et intitulé «Vers une meilleure équité : les subventions énergétiques, le ciblage et la protection sociale en Tunisie». Ce rapport qui préconise la solution du "ciblage" constitue un véritable concentré de vulgate libérale primaire théorisée face à un Etat faible et fragilisé. A noter qu’en 2008 la Banque avait publié un rapport qui entérinait la démarche d’ajustements progressifs exactement contraire à son propre rapport de 2013, question de contexte sans doute.

La Tunisie a connu des émeutes sanglantes du pain en 1984. Alors de grâce, faisons attention aux solutions qui paraissent évidentes, n’écoutons pas les apprentis sorciers et les conseilleurs car ils ne sont jamais responsables et n'assument jamais les conséquences parfois désastreuses que subissent les pays par des solutions qui ont prouvé leur nocivité.

Décidemment certains n’ont rien appris, malgré les courageuses publications de Joseph Stieglitz, prix Nobel d’économie et ancien vice-président de la Banque Mondiale qui a longuement décrit les ravages auxquels a conduit l’application des préconisations de la Banque et du Fonds notamment dans plusieurs pays africains, malgré le fait que la banque et le FMI ont beaucoup évolué depuis une dizaine d’année, les vielles certitudes restent vivaces, on l’a vu en Grèce. En fait, c’est dans les pays ou les capacités de l’Administration permettaient d’instaurer un dialogue équilibré, et non soumis, que la coopération avec la Banque a été la plus fructueuse.

C’est dire que le meilleur moyen d’avoir des rapports utiles avec ces partenaires incontournables de la Tunisie que sont les institutions internationales, c’est en défendant fermement les positions qui préservent nos intérêts bien compris.

Annexe: Compensation: chiffres clés

 

2010

2011

2012

2013

2014

2015

2016

2017

2018

2019

2020

Energie

550

1536

2111

3734

2500

918

  197

650

1500

2100

800

Alimentation

950

1333

1513

1780

1792

1550

1580

1600

1570

1800

1800

Transport

 

 

 

 

 

415

433

450

450

450

500

Total

1500

2869

3624

5514

4292

2882

2210

2700

3520

4350

3100

% PIB

2 %

 

 

7 %

5%

4 %

 

 

 

 

3 %


Afif Chelbi


 

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5 Commentaires
Les Commentaires
Amine SLIM - 07-05-2021 12:52

Bravo!

Slim - 07-05-2021 16:56

Une excellente analyse qui n'aura malheureusement pas de suite compte tenu de l'état délabré de notre système politique qui a fragmenté la prise de décision, consacré l'incompétence et fragilisé la souveraineté nationale !

Zali - 09-05-2021 07:54

Article impeccable , réaliste et loin des discours de soumission des actuels dirigeants , bons élèves des IFI (institutions financières internationales).

Med Fawzi Mehri - 10-05-2021 07:23

Une analyse lucide et bien structurée. Pourquoi ne pas laisser la CC telle qu'elle est, et l'alimenter par des ressources provenants des augmentations progressives et bien étudiés d'impôts spéciales obtenus des gens appartenants a la deuxième moitiée de la classe moyenne et des gens riches. Et ça entre aussi dans l'esprit d'une solidarité sociale. La CNSS n'est pas dans cette logique ?

Mourad - 10-05-2021 08:57

Excellente analyse.

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