News - 29.10.2018

Monji Ben Raies: Le racisme obscurcit les esprits et barre le chemin de la stratégie vers le progrès

Le racisme obscurcit les esprits et barre le chemin de la stratégie vers le progrès

La Psychologie sociale montre que, généralement, le racisme et le rejet de l'autre ont lieu, en période de raréfaction des ressources et en l'absence de projet commun dans la société. Pourtant, sauver ce qu'il reste de vivable dans notre écosystème, pourrait être un puissant levier d'action commune et de rassemblement. Aucune voix influente d’homme politique ou d’intellectuel d’envergure ne s’est élevée pour dénoncer la cote d’alerte qui est en train d’être franchie, au sein de la société au niveau de sa cohésion et de son intégration. Et, nous voilà confrontés à une étrange réalité que d’aucun semblent nier, le racisme et l’ostracisme. Il y a vingt ans, ce phénomène constaté aurait suscité une levée de boucliers générale. Aujourd’hui, on l’accueille avec un certain fatalisme, quand ce n’est pas d’un haussement d’épaules. Ne sommes-nous pas en train d’assister à un autre mouvement de fond dans la société tunisienne ? Le racisme, n’est-il plus aussi scandaleux qu’auparavant ? L’indignation et la conscience morale sociale, que l’on croyait fermement ancrées dans un passé d’esclavage, de guerres et d’extermination, semblent soudain bien fragiles devant des forces plus déterminantes et corrosives.

Selon la théorie du conflit réaliste, ce serait la précarité qui créerait l’antagonisme, c’est-à-dire que, lorsque les ressources pour survivre viennent à manquer, des antagonismes sociaux apparaissent entre les membres d’un groupe social. Proportionnellement, la situation dégénère et des sentiments comme le mépris réciproque, une lutte pour s’arroger les privilèges, la stigmatisation de l’autre jusqu’à la coercition et la cruauté s’expriment et prennent le pas sur les valeurs sociales. Ainsi, la théorie du conflit réaliste aboutit à cette idée simple, qu’en situation de crise et de pénurie de ressources, des clans se forment, les lignes de fracture s’accentuent. Ce n’est pas un hasard, si c’est dans un contexte de difficulté pour tous les Tunisiens, que les instincts de préservation se réveillent, que l’instinct de survie primal, ressort pour s’approprier les ressources qui font défaut. La théorie du conflit réaliste est à la base de la psychologie sociale et du concept de préférence nationale. Son expression est que lorsque les emplois sont rares et que les ressources matérielles d’existence diminuent, chaque clan veut se les approprier, au détriment des plus faibles et des plus vulnérables.

Aussi est -il indéniable que la nécessité d’améliorer le quotidien matériel des Tunisiens apparaît d’autant plus brûlante. Mais au sein des groupes qui apprennent à se détester, les tensions peuvent être réduites et une unité sociale peut se recréer lorsque sont proposés des buts et des défis communs pour sortir ensemble de la précarité. Là encore, comment ne pas penser à l’absence de direction donnée par nos gouvernants ? Où sont les objectifs communs de la société ? Où sont-ils explicités ? L’urgence est là, nous le savons maintenant. Créer de grands projets qui rassemblent et sont porteurs, mobiliser autour d’un plan commun de sortie de crise, mettre en place un deal de redressement économique, politique et sociétal, prendre des mesures pour contenir le bouleversement climatique qui fait ses premiers ravages, voilà un ressort sérieux qui pourrait s’avérer littéralement vital pour notre survie et la cohésion sociale. Est-il possible que nous humains, reprenions enfin conscience et commencions à travailler ensemble pour le compte de notre nation, de notre espèce et de notre planète, comme un seul peuple et une seule communauté ? Rien n'est promis. L’histoire a mis ce fardeau sur nos épaules. Il nous appartient de bâtir un avenir digne de nos enfants et petits-enfants qui constitueront les générations futures et l’avenir de l’Humanité. Nos sociétés ont généré suffisamment de dangers, des dangers invisibles, apparemment très éloignés de la vie quotidienne, qui nécessitent une réflexion approfondie. Nos ennemis communs sont plus difficiles à personnifier, plus difficiles à haïr que le voisin différent, par sa couleur, sa race ou sa religion, que l’on agresse verbalement ou physiquement. Et pour lutter contre ces nouveaux ennemis, il nous faut faire des efforts courageux, pour nous connaître et nous accepter avec nos différences, car nous-mêmes, toutes les nations de la Terre, portons la responsabilité des périls auxquels nous sommes maintenant confrontés et qui ne se résoudront pas d’eux-mêmes.
Evidemment, relativement au racisme, d'autres facteurs entrent en ligne de compte, comme le niveau d'éducation des citoyens, la mission des élites de promouvoir la conscience morale contre la vulgarité de la pensée, la corruption et la mauvaise gestion. Mais les antagonismes apparaissent pour peu que des lignes de démarcation et de disparité, pour ne pas dire d’exclusion, aient été trop invisibles au départ comme les marques distinctives : Couleur physique, origines ethniques, préférences et orientations relationnelles, croyances religieuses notamment. Paradoxalement, ces différences étaient coutumièrement admises dans la société tunisienne, longtemps multiculturelle et pluri-religieuse. Pourtant, nous sommes en train de nous rendre compte que l’objectif d’intégration sociale a été abandonné depuis longtemps au profit d’une politique communautariste, sectaire et claniste. Selon la théorie du conflit réaliste, le mono-culturalisme et le communautarisme constituent les conditions de départ des tensions sociales liées à la xénophobie, et ils portent donc en eux les ferments d'une situation explosive. Ainsi donc, même si dans l’absolu, le multiculturalisme est possible, multiculturalisme + raréfactions des ressources + absence d’objectif commun, constituent une équation insoluble.

Pour nous libérer du piège dans lequel nous sommes tombés depuis peu, il nous faut examiner les faits historiques, tels qu'ils pourraient être vus par l’oeil de celui qui se trouve de l'autre côté du miroir social. Prenons les États-Unis, fondés sur les principes de liberté et d’égalité. Ils ont été une des dernières nations à avoir mis fin à l'esclavage à un prix exorbitant ; nombre de ses pères fondateurs, dont Georges Washington et Thomas Jefferson, étaient eux-mêmes, propriétaires d'esclaves ; et le racisme à la base de cette institution, a été légalement protégé pendant près d’un siècle après la libération des esclaves, par l’acte d’émancipation du Président Abraham Lincoln. Ainsi donc, même les leaders sont faillibles et peuvent prôner une erreur comme idéologie d’Etat. Mais lorsque l’on s’habitue à l'inimitié, elle devient autonome et corruptrice. Le défi ne réside donc pas dans la glorification sélective d’actes du passé, ni dans la défense des icônes nationales, mais dans la conception d'un chemin qui nous mènera, à travers une période de grand péril mutuel, vers la stabilité et l’unité. Nos nations sont des tapisseries tissées à partir de riches diversités de fils raciaux, ethniques et culturels. Nous sommes tous à notre façon, les nations de la planète. Nous défendons l'idée que la science et la technologie peuvent améliorer la vie de tous. Nous partageons la même conviction du droit des peuples à se gouverner eux-mêmes. Nos systèmes de gouvernement sont nés de révolutions historiques contre l'injustice, le despotisme, l'incompétence et la superstition. Nous venons de générations révolutionnaires qui ont accompli l'impossible, nous libérant des tyrannies retranchées pendant des siècles et considérées comme divinement ordonnées. Que faudra-t-il pour nous libérer des pièges que nous nous sommes fixés, de l’intolérance, de l’incompréhension et du rejet des autres différents ? Chaque partie opposante a une longue liste d'abus profondément ressentis par l'autre. Certains sont imaginaires, la plupart, à des degrés divers, réels. Chaque fois que des abus sont commis par un côté, il est sûr qu'il y aura un abus compensatoire de l'autre en représailles. Les nations sont pleines d'orgueil blessé et professent la rectitude morale, par des lois.
Celle organique, adoptée par la Tunisie le 9 octobre 2018, portant Lutte contre la discrimination raciale, en est une. De chaque côté de l’opinion publique, bien sûr, il y a des gens honnêtes et intègres, qui voient les dangers et les souffrances que leurs politiques nationales ont créés, des gens qui aspirent, dans le souci de la décence élémentaire et de la simple survie, à redresser la situation. Mais il y a aussi, d’un autre côté, des partis saisis de haine xénophobe et de crainte intentionnellement attisées par leurs organes respectifs de propagande à l’échelle nationale, des gens qui croient que leurs adversaires sont au-delà de la rédemption, des gens qui cherchent irrévocablement, la confrontation pour conserver une mainmise sur le pouvoir d’Etat. Les partisans de chaque côté s'haranguent mutuellement, tout en sachant qu’ils ne doivent leur crédibilité et leur pouvoir que des uns aux autres, enfermés qu’ils sont dans une étreinte mortelle.

Si personne d'autre, étranger ou national, ne peut nous sortir de cette chausse-trape, il ne reste qu'une seule alternative, le faire nous-mêmes. Un bon début consisterait à examiner les faits historiques tels qu'ils pourraient l’être, vus par la postérité, d’un oeil objectif, le cas échéant et d’accepter certaines vérités même si elles sont déplaisantes. La résilience nous dicterait alors de ne pas refaire les mêmes erreurs et de tirer les leçons du passé. De nombreuses contradictions récentes entre la théorie et la pratique, doivent être dénoncées au nom de la démocratie, telles que le traitement discriminatoire réservé aux minorités en Tunisie et qui ont été constitutionnalisées. Ce n’est pas seulement une affaire de propagande mesquine, lorsque les députés et les décideurs hésitent à reconnaître les faits inconfortables de leur société, comme de leur histoire et à y remédier en appliquant un devoir de mémoire et de non récidive. Imaginons maintenant un observateur impartial considérant certains des événements de l’histoire tunisienne. Comme l’ensemble du Monde Arabe, la Tunisie a été esclavagiste jusqu’à ce jour inspiré du 23 janvier 1846 durant lequel, Ahmed 1er Bey signa le décret d’émancipation des esclaves de Tunisie et l’interdiction de ce commerce. Si les jours de paix ne sont pas difficiles à compter, tant ils sont peu nombreux, celui-là en était un. Alors que les politiques délibérées de colonisation forcée, de déportation massive de personnes, de famine ne se comptaient plus dans le monde, le Bey de Tunis avait ouvert une voie d’espoir.

Bien plus tard dans le temps, une autre insurrection est advenue sur le chemin de notre évolution, qui a enfanté une nouvelle constitution, censée protéger les droits des citoyens, proclamée avec fierté en cet hiver 2014. Pensez aux restrictions des libertés civiles, à la liberté d'expression et au droit d'émigrer, ainsi qu'à l'antisémitisme endémique et aux persécutions religieuses qui sévissaient. Si, peu de temps après l’installation de notre nation, nos plus hauts dirigeants civils et militaires se vantent de leurs intentions par tous les moyens de conserver et accaparer le pouvoir, nous pouvons comprendre que les citoyens d'autres nations, même ceux qui ont des dispositions pacifiques ou crédules, peuvent être sceptiques quant à nos bonnes intentions actuelles, aussi sincères qu'elles puissent être. Ce n’est pas simplement une affaire de propagande mesquine dont il est question, mais de cohésion sociétale. Le problème est aggravé si nous prétendons que de telles choses ne se sont jamais produites et que nous n’avons pas de cela chez nous. La volonté de domination et la dévalorisation des autres est dans la nature même de l’Homme, la soumission des groupes pour quelques raisons que ce soit. Le rejet des différences est naturel dans l’être humain, alors que l’acceptation des différences et la tolérance sont culturelles et civilisationnelles. Aussi ne nous comportons pas comme si nous avions accompli une grande oeuvre, lorsque nous portons le regard sur la loi organique N° 11 du 9 octobre 2018 (relative à l’abolition de toutes les formes de discrimination raciale), cet embryon de législation. Être contraint de prendre une loi de répression de
faits qui n’ont pas leur place au XXIème siècle est grande misère. Mais quand des députés en arrivent à nier les faits dans la société tunisienne, qu’ils ne considèrent pas l’importance de la question au point de ne pas participer au vote ou de voter contre, est pire encore. Une loi si peu élaborée, timide, frileuse et qui ne va pas au fond des choses est signe de grande hésitation et de tergiversation, pour ne pas dire de marchandage politique, comportements qui n’ont pas leur place dans le règlement des grandes causes. Cette loi est marquée par la peur des mots. Le racisme, qui se traduit par des propos, des comportements ou des violences à l’égard de personnes en raison de leur origine ou de leur religion (qu’elles soient réelles ou supposées, c’est-à-dire imaginées à partir de l’apparence, physique, de la couleur de peau, du nom ou de l’accent de ces personnes, sans que celles-ci ne soient nécessairement de cette origine, ou pratiquantes de cette religion), ou encore en raison de leur apparence physique. C’est aussi une loi bien mal rédigée, puisque l’article 2 comporte une tautologie dans son énoncé qui affaiblit sa portée. De plus, il n’est aucunement question d’abolition ni de prévention de tels comportements mais simplement de répression par la sanction de ces faits lorsqu’ils sont survenus. Une proposition de loi avait été présentée par des associations de la société civile en 2016 dans le but de mettre en place des mécanismes pour lutter efficacement contre le racisme en Tunisie tels que des politiques de sensibilisation au sein des institutions publiques, une criminalisation des actes discriminatoires, un meilleur accès à la justice, ainsi que la création de structures visant à protéger les victimes du racisme. Mais cette proposition a été abandonnée parce que considérée comme non prioritaire. Des concepts découlant du racisme tels que “la discrimination indirecte”, le “harcèlement racial” ou encore “la vulnérabilité”, ne sont pas mentionnés dans le texte de la loi adoptée alors qu’ils sont pris en compte par le droit international et donc constituent des standards. La loi fait une impasse sur la sanction des actes de violence qu’ils soient physiques ou moraux. S’ajoute à cela que l’article 9 de la loi est anticonstitutionnel. En effet, celui-ci dispose que : « les sanctions prévues par cette loi n’empêchent pas l’application de peines plus sévères prévues par la législation en vigueur ». Cette disposition est contraire au principe selon lequel, « Si deux peines sont prononcées, la sanction appliquée est forcément la plus faible au regard de la loi », principe qui régit la matière pénale. Autant de maux qui réduiront la crédibilité la portée juridique et l’effectivité de ce texte.

Aucune société ne peut être démocratique, si elle opprime des Hommes, qu’ils soient nationaux et/ou étrangers, simplement parce qu’ils sont différents par leurs couleurs, leurs croyances, leurs appartenances ethniques ou géographiques. De nombreux grands hommes ont énoncé ces mêmes principes dans divers langages. Mais dans notre pays, les faits parlent autrement, ce qui rend la justification un peu difficile à rationaliser. L'inimitié habituelle est corruptrice et autonome. Si la voix de la raison, nous rappelant les abus du passé, échoue, la haine peut facilement être ravivée, simplement en se moquant de la naïveté ou de la déloyauté, lorsque l'opinion politique intérieure devient mal à l'aise. Pour beaucoup de Tunisiens, l’Afrique est étrangère et synonyme de pauvreté, d'arriération, de dictature, d'écrasement sans pitié de l'esprit humain. Le capitalisme, la cupidité sans coeur et insatiable, le racisme, la guerre, l'instabilité économique et une conspiration des riches contre les pauvres ont remplacé d’anciennes motivations pour poser les bases d’une nouvelle dictature nationaliste et exclusiviste. Ce sont des caricatures de pouvoir, mais pas tout à fait, et au fil des ans, les actions leur ont donné une certaine crédibilité et une certaine vraisemblance. Ces caricatures persistent parce qu'elles sont des instruments utiles. S'il y a un ennemi implacable, les bureaucrates ont toutes les raisons de prétendre que les prix montent, pourquoi les biens de consommation ne sont pas disponibles, pourquoi l’économie n'est pas compétitive sur les marchés mondiaux, pourquoi il y a un grand nombre de chômeurs et de personnes sans abri, ou pourquoi critiquer des dirigeants est antipatriotique et un interdit, et surtout pourquoi un mal aussi suprême que le racisme et l’antisémitisme est déployé, par diverses manoeuvres, dans le tissus social pour le gangréner. En effet, si l'adversaire est insuffisamment méchant, l'incompétence et la vision défaillante des représentants du gouvernement ne peuvent être aussi facilement ignorées. Les bureaucrates ont donc des motifs pour inventer des ennemis et exagérer leurs méfaits.

Chaque pays a des établissements militaires et de renseignement qui évaluent le danger que représente le peuple. Ces établissements ont un intérêt direct dans les grandes dépenses militaires et de renseignement. Ainsi, ils doivent faire face à une crise de conscience persistante, l'incitation évidente à exagérer les capacités et les intentions de l'adversaire. Quand ils succombent, ils appellent cela de la prudence nécessaire ; mais au-delà de l'appellation, cela favorise la course aux restrictions. Existe-t-il une évaluation publique indépendante des données du renseignement ? Non ! Pourquoi pas ? Parce que les données sont secrètes. Nous avons donc une machine qui fonctionne d'elle-même, une sorte de complot de facto visant à empêcher les tensions de tomber en dessous d'un minimum d'acceptabilité bureaucratique. Thomas MANN écrivait en 1935 : « Tout humanisme comporte un élément de faiblesse, qui tient à son mépris du fanatisme, à sa tolérance et à son penchant pour le doute, bref, à sa bonté naturelle et peut, dans certains cas, lui être fatal. Ce qu’il faudrait aujourd’hui, c’est un humanisme militant, un humanisme qui découvrirait sa virilité et se convaincrait que le principe de liberté, de tolérance et de doute ne doit pas se laisser exploiter et renverser par un fanatisme dépourvu de vergogne et de scepticisme. ». Peut-être allons-nous nous détruire. Peut-être que l'ennemi commun en nous sera trop fort pour être reconnu et vaincu. Peut-être que le monde sera réduit à des conditions médiévales ou bien pire. Mais l'espoir est dans les signes de changement, provisoires mais dans la bonne direction et, selon les normes du comportement national, rapide. Est-il possible que nous humains reprenions conscience et commencions à travailler ensembles pour l'espèce et la planète ? Rien n'est promis. L’histoire a mis ce fardeau sur nos épaules. Il nous appartient de bâtir un avenir digne de et pour nos enfants, nos petits-enfants et toutes les générations futures.

Monji Ben Raies 
Universitaire, Juriste,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis El Manar,
Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis.

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