News - 13.01.2016

Mohamed Jaoua: A mon frère disparu, Abbas Bahri

A mon frère disparu, Abbas Bahri

La Tunisie pleure Abbas Bahri. Mathématicien de génie, homme de science et de culture, savant au sens médiéval du terme. Erudit et esprit universel, il était sans doute le cerveau le plus puissant auquel notre pays ait donné naissance à ce jour. Avec lui, j’ai perdu le 10 janvier un ami de quarante ans, un compagnon des bons et des mauvais jours, un frère.

Je l’ai connu à Paris en 1974, j’arrivais alors de Tunis et il venait d’intégrer la rue d’Ulm. Les mathématiques nous avaient rapprochés, et la politique tout autant. Militants de gauche dans un pays qui ne tolérait qu’une opinion, patriotes et internationalistes, nous avons traversé ensemble – au sein d’un petit parti d’opposition – les controverses intellectuelles les plus riches que les jeunes de notre époque aient pu connaître.

La première était celle du rapport de la démocratie au socialisme, dont la résolution a ouvert le long chemin qui nous conduisit au 14 janvier. Et la seconde celle du rapport de l’Islam à la politique, charriée par la révolution iranienne et l’irruption de l’islamisme dans le champ politique tunisien. Je me souviens de nos débats sans fin dans les chambres d’étudiants enfumées qui nous servaient de lieux de réunion, de nos accords et de nos désaccords, qui se terminaient invariablement autour d’une bonne table. Abbas les éclairait d’interventions érudites, argumentées, convoquant l’histoire de la Tunisie depuis La Kahena à Ali Ben Ghedahem, celle du mouvement social et national contemporain, et l’histoire du monde. Convoquant aussi la pensée moderne issue de la Renaissance et de la Révolution française, nourrie d’éléments de science et de culture dont beaucoup puisaient aux sources des lumières de la civilisation arabo-islamique.

Présent sur la scène politique, avec la création de la « Base des grandes écoles » qui fut une préfiguration de l’ATUGE, présent sur sur le terrain culturel, avec l’organisation du ciné club Ibn El Haythem, des journées culturelles tunisiennes, et l’édition de la revue de cinéma « Adhoua », Abbas était de tous les échanges et de tous les débats.

Sans oublier sa présence militante à la base, aux réunions de l’UGET et du Collectif tunisien du 26 janvier, créé pour défendre l’UGTT aux prises avec la répression. Et ces collages d’affiches au petit matin, de quai en quai en fuyant agents de la RATP et policiers, avec pour récompense le café noir pris à 7H dans quelque bistrot à peine ouvert. C’est encore barbouillé de colle qu’il nous salua un de ces matins-là pour s’en aller tranquillement passer le concours d’agrégation, dont les épreuves commençaient une heure plus tard. Il y fut admis, bien sûr, classé 25ème sur environ 200 reçus, dans ce concours qui était alors d’une exigence redoutable. Sans autre préparation que son ébullition intellectuelle constante et sa curiosité sans cesse aux aguets.

Car Abbas n’avait nul besoin de « préparation », puisque les mathématiques étaient sa première langue – à côté de toutes les autres –  et sa respiration. Il en lisait les ouvrages savants comme d’autres des romans, et en maniait les concepts les plus ardus avec une facilité déconcertante. Il lui fallut ainsi moins de deux ans pour venir à bout de sa thèse d’Etat, là où il en fallait cinq ou six à un doctorant « normal ». Et quelle thèse ! Il y révolutionna l’étude des équations aux dérivées partielles en y convoquant les outils de la géométrie. Sa culture encyclopédique lui permettait en effet de s’affranchir de toutes les frontières interdisciplinaires, lui donnant une puissance inégalée dans l’analyse et la résolution des problèmes.

Thèse soutenue, le voilà aussitôt à Tunis – loin des voies royales ouvertes à son génie – pour intégrer la Faculté des Sciences en 1981 en qualité de maître de conférences. La désillusion, celle de la « normalisation », y fut aussi grande que l’étaient ses ambitions pour le pays. Il se résolut donc à reprendre la route en 1982 pour s’installer d’abord à Chicago, puis à l’Ecole Polytechnique, avant d’intégrer l’Université de Rutgers en 1987 où il effectua toute la suite de sa carrière.

En 1990, il s’est heureusement trouvé un homme d’Etat – Mohamed Charfi –pour rétablir l’honneur de l’université tunisienne en l’y réintégrant, en qualité de professeur à l’ENIT. Nous pûmes alors tirer pleinement parti de ses compétences et de son rayonnement pour lancer une formation doctorale en Mathématiques Appliquées, au sein de laquelle il joua un rôle déterminant. Orchestrant la noria des visites à Tunis de sommités internationales, et celles de nos enseignants et doctorants aux Etats Unis, animant un séminaire de haute facture, encadrant de nombreux doctorants, enseignant en DEA les mathématiques les plus actuelles, Abbas déploya une énergie sans pareille pour hisser cette formation au plus haut niveau international. Avec sa présence constante, sa patience et sa bienveillance infinies, notamment avec les plus jeunes, avec sa générosité dans le partage de la science inépuisable qui était la sienne, avec son humilité et sa gentillesse jamais prises en défaut.

Lorsque les vicissitudes politiques l’éloignèrent à nouveau du pays, car sa liberté d’esprit ne pouvait tolérer aucune compromission, Abbas continua à entretenir ses collaborations avec les mathématiciens tunisiens. Nombreux sont ceux – jeunes et moins jeunes – qu’il invita régulièrement à Rutgers, les aidant à tisser leurs liens avec la communauté internationale. Et tout aussi nombreuses furent ses interventions dans les cénacles mathématiques tunisiens les plus essentiels, les plus profonds en même temps que les moins ostentatoires, comme ce colloque annuel de « Dar El Hout » qu’il a constamment enrichi de sa présence et de son intérêt. Car Abbas ne méprisait rien de plus que le clinquant, la lumière factice, puisqu’il était lui-même lumière, éclatante.

De ce géant qui était mon cadet, j’ai davantage appris que de nombre de mes maîtres. Et d’abord de ne jamais penser petit, car aucune ambition ne saurait être assez grande pour notre pays, pour peu qu’il fasse de la science son credo. Lui pensait dur comme fer que la roue de l’histoire avait tourné, et qu’il nous revenait à présent de reconstruire le monde. Et Dieu … qu’il avait raison !

Adieu Abbas, l’ami, le frère. Adieu, l’oncle si drôle et affectueux dont se souviennent avec émotion mes enfants. Adieu l’exemple vivant, et d’autant plus vivant aujourd’hui dans nos cœurs que tu n’es plus. Là bas, dans ce pays lointain où nous nous retrouverons un jour, je sais que tes équations continueront à vivre, tes éclats de voix à surprendre et tes fulgurances à illuminer. Alors, quand un éclair surgira dans le ciel, quand un orage y grondera et qu’un grand rire tonnera, je saurai que c’est encore toi qui fais des tiennes. Et je serai heureux de te savoir toujours proche … car tu ne nous pas quittés, n’est-ce pas ?

Tunis, 14 janvier 2016
Mohamed Jaoua
Mathématicien
 

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7 Commentaires
Les Commentaires
Ahmed Essafi - 13-01-2016 18:39

Bel hommage qui m'a particulièrement ému. Que Dieu lui accorde sa Miséricorde et que son Âme repose repose en paix.

El Abassi - 13-01-2016 20:09

Merci Mohamed pour ce témoignage qui met aussi en valeur l'engagement militant de ce brillant scientifique. Je me rappelle aussi de l'épique parisene durant laquelle Abbas avait contribué à pousser vers le haut le collectif des militants démocrates et progressistes à force de questions, d'exigences et de formulation d'hypothèses en relation avec ce qui se passait dans le pays et dans le monde. Ce la fait très longtemps que je n'ai pas vu Abbas et sa disparition me reste au travers de la gorge. Un brillant intellectuel au sens gramscien du terme et un mathématicien d'envergure mondiale a tire sa révérence. Trop tôt mais il sera toujours présent dans la mémoire de ceux qui l'on connu.

Raouf Laroussi - 13-01-2016 22:17

Témoignage émouvant ... Merci Mohamed Jaoua pour cet hommage ... non cette accolade donnée à un personnage hors pair qui allie la puissance de l'esprit à la générosité et au don de soi ... Une accolade qui nous fait ressentir que Abbas est toujours parmi nous et que la lumière qui se dégage de sa vivacité d'esprit continuera d'éclairer et son pays et le monde ...

Kamel Braham - 13-01-2016 22:34

Merci Mohamed pour cet eloge de feu Si Abbes Bahri. J'ai eu le privilege d'avoir Si Abbes comme "colleur" lorsque je faisais ma math-sup au Lycee St-Louis. Je me rappele encore ses questions qui ne depassaient pas une ligne et pour lesquelles ils fallait noircir le tableau plusieurs fois pour essayer d'y repondre...Il etait peut-etre "trop genial pour la Tunisie". Allah Yar7mou

DANIELDELVERT - 14-01-2016 05:43

La disparition d'Abbas Bahri m'avait conduit à penser à votre possible réaction. Votre message m'a permis de mieux connaître ce personnage que je connaissais trop peu, qu'on connaissait et reconnaissait trop peu .Comme beaucoup de Grands . Merci à vous pour cet hommage. À rappeler cet excellent souvenir de notre rencontre il y a 10 ans dans un vol vers Paris. Merci.

el khlifi mokhtar - 14-01-2016 13:06

Que ce savant reconnu internationalement, ce nationaliste et ce bon caractère serve d'exemple à suivre par les générations montantes.Paix à son âme.

SAMIA TRABELSI - 21-01-2016 19:54

Bravo si Mohamed, c'est un hommage très émouvant pour un grand. Il était le professeur de ma sœur, Elle parlait beaucoup de lui, il était militant et un brillant scientifique. Allah yarhamou inchallah.

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