News - 18.04.2021

Tunisie: La gestion ruineuse du site archéologique de Carthage au miroir de la Cour des comptes

La gestion ruineuse du site archéologique de Carthage au miroir de la Cour des comptes

Par Houcine Jaïdi - Dans la descente aux enfers que connaît le patrimoine archéologique tunisien, particulièrement au cours de la dernière décennie, une source très fiable vient apporter aux autorités concernées et aux citoyens un éclairage précieux  sur la situation déplorable de ce secteur. Il s’agit de l’état des lieux consigné dans le 32e rapport annuel de la Cour des comptes, rendu public au mois de février dernier. Dans ce document, le site de Carthage occupe, tristement, la place d’une victime majeure qui a besoin des secours les plus urgents.

En ce 18 avril, Journée Internationale des Monuments et des Sites (JIMS), occultée, en Tunisie, par l’ouverture du ‘’Mois du Patrimoine’’, de plus en plus inconsistant, le dernier rapport de la Cour des comptes prend un relief particulier. Il nous fait constater l’ampleur des préjudices subis, entre autres, par le site de Carthage ainsi que son avenir incertain, du fait d’une gestion pour le moins inquiétante, non seulement de la part des établissements en charge du patrimoine mais aussi et surtout, de la part du ministère des Affaires culturelles qui est censé en assurer la tutelle.

Le Conseil International des Monuments et des Sites (ICOMOS), organisme spécialisé de l’UNESCO, a choisi pour la JIMS 2021 le thème ‘’Passés complexes : futurs divers’’. Cette proposition aurait, en d’autres contextes, servi de cadre de réflexion stimulant pour le site de Carthage, classé Patrimoine mondial de l’UNESCO, depuis 1979. Mais ce grand site culturel tunisien, à la fois archéologique et historique, en est réduit à chercher son salut et à éviter, entre autres infamies, d’être classé sur la ‘’Liste du Patrimoine mondial en péril’’ qui pourrait être l’antichambre de la levée totale du classement en tant que patrimoine mondial.

A elle seule, l’introduction du rapport circonstancié de 41 pages, consacré par la Cour des comptes à la gestion du patrimoine archéologique, entendu au sens large et comprenant les monuments historiques et les musées, est hautement édifiante. En un peu plus de deux pages, elle précise d’abord  le cadre juridique de la mission de la Cour et présente les trois organismes qui ont fait l’objet de la mission de suivi : les services du ministère des Affaires culturelles (MAC), l’institut national du Patrimoine (INP) et l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (Agence). L’introduction comprend aussi un tableau récapitulatif qui donne le nombre des carences relevées, en 2014, pour chacun des trois organismes, le pourcentage des carences entièrement rattrapées, en cours de rattrapage ou non rattrapées ainsi que les nouvelles insuffisances constatées en 2020. Très édifiants, les chiffres sont aussi inquiétants au plus haut degré. Ainsi, le taux moyen des réalisations constatées  en 2020 par rapport aux carences signalées en 2014 est de  20% ; celui du ministère est de 0%. Dans ce triste constat, le site de Carthage a une part peu enviable.

Une démarche inédite et une méthodologie exemplaire

Usant d’abord d’une prérogative qui lui accordée par l’article 16 de son nouveau statut qui date du mois d’avril 2019 mais aussi du droit comparé (législations du Maroc et de la France), la Cour des comptes a, pour la première fois dans son histoire, vérifié, dans son dernier rapport annuel, si les recommandations formulées, six ans auparavant, dans son 28e rapport annuel avaient été suivies d’effets. Ce dernier, publié au mois de mai 2014, avait été consacré, en partie,  à la gestion du patrimoine archéologique. En une cinquantaine de pages, il avait rendu compte en détail de la situation relative à  la période 2009-2012  en remontant, pour certains aspects, aux années précédentes. Dans le rapport de suivi, publié en 2021, il est question de  la période qui s’étend de 2014 jusqu’à juillet 2020 avec, pour certaines questions, des retours jusqu’à l’année 2010.

Dans leur tout récent rapport, les magistrats contrôleurs ont fait preuve d’un professionnalisme qui force l’admiration. Chargés, de par leurs prérogatives, de se concentrer sur les défaillances en matière de  gestion financière et plus généralement de tout bien qui relève de l’Etat, ils ont été amenés tout naturellement à s’occuper de toutes les activités où il est question de deniers publics, c’est-à-dire, en définitive, de la quasi-totalité des domaines d’activité de l’institut, de l’Agence et de leur ministère de tutelle.
La rigueur des magistrats les a conduits à  relever tous les progrès enregistrés depuis le constat consigné dans le rapport de 2014 et à faire état des réponses officielles aux défaillances relevées de nouveau ou pour la première fois dans le rapport de 2021. Ainsi, le lecteur a tous les éléments de l’enquête entre les mains, avec une couverture qui s’étend, au total, sur la période 2009-2020,  soit 12 ans dont 10 en phase de transition démocratique.

Abrogation de la levée de classement, nouveaux empiètements et commission sans lendemains

Les langues déliées au lendemain du 14 janvier 2011 ont poussé le gouvernement présidé par feu Béji Caïd Essebsi à promulguer, en mars 2011, un décret-loi qui a abrogé 14 décrets de levée de classement de terrains faisant partie du périmètre archéologique de Carthage. Dans son dernier rapport, la Cour des comptes rappelle qu’une Commission nationale a été créée, en mai 2011, en vue de régulariser la situation des terrains dont la levée de classement avait été abrogée quelques mois auparavant. Cette commission, qui a dû travailler en l’absence de critères de régularisation précis et d’une délimitation précise du site, a été amenée à statuer en se basant sur le critère de la ‘’bonne foi’’. Le rapport qu’elle a remis, en 2014, à la Présidence du Gouvernement, a recommandé des solutions variables selon les catégories dans lesquelles elle a classé les terrains. Parmi les solutions, figuraient l’appropriation ou la proposition d’un dédommagement. Il s’est ensuivi des démarches entreprises par des propriétaires de terrains (dont certains sont titulaires de permis de construire) en vue d’une régularisation définitive de leur situation. La Cour relève que jusqu’en juillet 2020, aucune situation n’a été régularisée.

A ce dossier scandaleux révélé par la société civile, il y a une dizaine d’années, la Cour ajoute de nombreux autres empiètements criards sur les terrains à vocation archéologique comme par exemple la construction d’une bâtisse relevant de l’Ecole de Formation des Cadres de la Police de Salambo et située dans le périmètre de l’antique port commercial de Carthage.

Des décisions de démolition ont été prises par la municipalité de Carthage mais elles n’ont pas été toujours suivies d’exécution. La Cour relève, à ce propos, le manque de coordination entre la municipalité et l’INP et exhorte ce dernier à s’impliquer davantage, pour faire prendre les décisions de démolition qui s’imposent.

La Cour a enregistré des empiètements  graves dans d’autres sites archéologiques mais, son rapport souligne, en plusieurs endroits, la gravité extrême de ce qui s’est passé et de ce qui se passe encore à Carthage, en la matière, compte tenu du prestige du site et de la lourde responsabilité incombant à ceux qui sont à l’origine  de ses maux.

L’absence cruelle du Plan de Protection et de Mise en Valeur

La Cour rappelle, dans son dernier rapport, les mesures qui assurent la protection juridique des sites et des monuments. Dans la panoplie des mesures dont dispose l’Etat, pour protéger un site culturel comme celui de Carthage, tout commence par l’arrêté portant création du site. Proposé par l’INP puis soumis à la Commission nationale du Patrimoine (CNP) pour avis, l’arrêté est promulgué conjointement par la ministre en charge du patrimoine et le ministre en charge de l’urbanisme. Valable pendant cinq ans, il est, depuis 2001, renouvelable. Pendant la période de validité de l’arrêté de création, les services concernées doivent préparer et faire promulguer par le ministre en charge du patrimoine et le ministre en charge de l’urbanisme, après avis de la CNP, le Plan de Protection et de Mise en Valeur (PPMV) du site. Dans le cas où le PPMV n’est pas promulgué dans les délais légaux, l’arrêté de protection devient caduc. Le PPMV est un outil à la fois légal et technique de la plus haute importance. Il est indispensable parce qu’il est le seul document qui, ayant la force de la loi, détermine l’étendue  précise du site culturel, les différentes zones qui y sont prévues et la nature des activités qui peuvent y être autorisées … En  son absence, c’est soit la paralysie soit la  porte ouverte aux abus. A Carthage, c’est la deuxième alternative qui a été choisie et cautionnée par les services de l’Etat.

Promulgué en 1996, l’arrêté portant création du site culturel de Carthage a été suivi de la mise en chantier du PPMV qui n’a toujours pas vu le jour. Cinq ans après sa promulgation, l’arrêté qui a créé le site est devenu caduc et tout est à refaire depuis le début.

En ce domaine, le cas du site de Carthage n’est pas unique. La Cour rappelle que la CNP a, depuis sa mise en place en 1994, donné son accord pour la création de 16 sites culturels dont trois seulement ont été créés par arrêtés ministériels. Aucune de ces créations, dont celle du site culturel de Carthage, n’a été suivie de la promulgation de son PPMV. Au mois de juillet 2020, l’INP a présenté à la CNP le projet de délimitation du site alors que l’arrêté de sa création était caduc depuis une vingtaine d’années. Le bilan est sidérant : un Code du Patrimoine promulgué en 1994, une CNP créée au cours de la même année, des sites culturels constitués à partir de 1996 et, depuis, aucun PPMV de nature à encadrer l’urbanisation, les activités et la mise en valeur. En somme, aucune protection juridique et aucune base pour le développement.  

Les réponses vaseuses aux questions précises

Le rapport de la Cour, publié en 2014, était suivi des réponses de l’INP et de l’Agence à de nombreuses questions soulevées par les magistrats contrôleurs. Ces réponses, qui s’étalaient sur de nombreuses pages, se voulaient précises et n’hésitaient pas à avancer des chiffres, des dates et des noms.

Dans  le rapport de 2021, C’est le ministère des Affaires culturelles qui répond aux magistrats contrôleurs, ‘’en coordination avec l’INP et l’Agence’’. Est-ce de sa propre initiative ou à la demande de la Cour qui se serait adressé à lui pour les réponses ?  Dans la seconde alternative, ce serait à la fois parce le ministère a été l’une des parties intéressées par la mission de suivi et parce qu’il s’agit de l’autorité de tutelle qui, contrairement aux deux autres parties, a une responsabilité politique qui va au-delà des missions ‘’technique et scientifique’’ de l’INP et ‘’promotionnelle’’ de l’Agence ?

Le ministère a fait part, dans ses réponses de la création d’un centre stratégique chargé de la sécurité des musées, des monuments historiques et des sites archéologiques. Il a également annoncé la promulgation récente d’un arrêté ministériel protégeant les objets archéologiques appartenant à l’Etat. Pour le reste, il est surtout question de la création d’une commission nationale chargée de réfléchir à la révision du Code du Patrimoine et d’une autre chargée de l’inventaire du Patrimoine. Toutes ces décisions datent du mois d’août 2020, c’est-à-dire du lendemain de la mission de suivi de la Cour des comptes. Plusieurs autres intentions sont exprimées par le ministère au sujet de questions posées depuis longtemps telle que la loi relative aux musées et la dynamisation du partenariat entre le secteur public et le secteur privé. Mais aucun  engagement précis ne se dégage des ‘’réponses’’ du ministère à de nombreuses interpellations de la Cour des comptes : la promulgation des textes de loi assurant la protection juridique des sites et des monuments, le contrôle de la coopération internationale, la coordination entre l’INP et l’Agence...

Ainsi, pour les nombreuses urgences relevées par la Cour pour ce qui concerne le site de Carthage, le ministère n’a rien à dire qui puisse l’engager. Impuissance, faute de ressources humaines et d’information comme le fait remarquer la Cour pour de nombreuses questions?  Manque de volonté politique comme cela se profile entre les lignes du rapport ?  Les deux à la fois ? Cela signifierait que notre pays n’a plus de ministère de la Culture ayant la conscience et les moyens nécessaires  pour concevoir une politique en matière de patrimoine archéologique et de s’assurer de sa mise en œuvre par les établissements spécialisés qui sont sous sa tutelle.

L’amorce d’un cercle vertueux qui indique la (longue) voie du salut?

Par sa teneur et par les réponses qu’il a suscitées, le rapport de suivi de la Cour des compte a de quoi plonger les Tunisiens dans un pessimisme complet. Il donne la certitude que notre patrimoine archéologique est mal protégé, trop peu valorisé et étudié dans des conditions opaques. Cette conviction est d’autant plus affligeante  qu’elle est déduite d’une mission de suivi d’un rapport datant de six ans, lui-même précédé, à partir des années 1980 de plusieurs missions de contrôle. Dans cette littérature copieuse, le site de Carthage a toujours brillé scandaleusement  par les nombreux outrages qui lui ont été faits aussi bien par certains administrés de la commune que par les administrateurs à tous les niveaux.

Mais la persévérance de la Cour des comptes dans le contrôle de la gestion du patrimoine archéologique laisse de la place à un peu d’espoir. Elle rassure les citoyens sur l’attention qu’accorde une instance judiciaire hautement qualifiée  et totalement indépendante, à la gestion du patrimoine archéologique en tant qu’ensemble de biens culturels précieux à protéger, à étudier et à valoriser de manière efficiente et transparente. Mais l’intendance suivra-t-elle ?

Pour le site de Carthage, les travaux de la Cour des comptes sont heureusement étayés par une attention toute nouvelle de l’ARP qui, malgré toutes ses tares, a dernièrement auditionné, en commission, une équipe de l’instance judicaire pour débattre avec elle, entre autres de la gestion du patrimoine archéologique. Mais le plus grand espoir est nourri par l’action de la société civile. Cette dernière, révoltée par l’ampleur des préjudices subis par le site, le manque à gagner qu’il ne cesse d’enregistrer et l’incurie gangreneuse de ceux qui en ont la charge, ne  cesse de se mobiliser et d’entreprendre des démarches de plus en plus innovantes.  En témoigne, tout dernièrement, ses démarches, avec le soutien des députés de la circonscription de Tunis II, auprès du gouverneur de Tunis et des deux ministres concernés (Culture et Equipement) pour réclamer la promulgation du PPMV et sa mise en exécution sans délai. La même revendication a été brandie, le 27 mars dernier, lors de la manifestation ‘’Marchons pour Carthage’’ rehaussée par la participation de plusieurs élus et du syndicat des chercheurs de l’INP. Ces initiatives très louables trouveraient un soutien salutaire dans toute action judiciaire initiée par la Cour des comptes, par le moyen des arrêts qu’elle est en droit de prendre, ou toute autre juridiction qui serait saisie par le ministère public en vue de sanctionner les abus déjà relevés et de prévenir ceux qui ne manqueront pas d’être commis si le site de Carthage continue à constituer une zone de non-droit surtout par la faute de ceux qui sont en charge du patrimoine archéologique.

Houcine Jaïdi
Professeur universitaire
 

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3 Commentaires
Les Commentaires
Norey ben Mahmoud - 18-04-2021 14:32

Va t on détruire Carthage encore une fois ?

Ennabli - 18-04-2021 22:03

A lire. Important. Leila

Mustpha Beng - 20-04-2021 14:40

Des opportunistes au commandes du système politique usent de leur pouvoir pour grignoter progressivement ces espaces tant convoités sur lesquels des cités se sont élevés à l époque de l ancien Président, mais cela continu a Carthage dermech ou des constructions illicites sauvavges sans permis se greffent le long de la partie en bas de l édifice de la Reine Didon Malgrés les alertes et les signalement de constructions par des SDF et des magouilleurs se présentant comme propriétaires et le combles ils sont couvert par les autorités locales? Que faire devant cette administration een connivence avec ces malfrats qui peuvent s en prendre aux citoyens attachés, respectueux de leur patrimoine Enfin de compte c est l argent qui pourrie l homme et le rend vilpourfinir a égout

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