News - 14.12.2015

Hamadi Redissi : L’horreur est entrée dans le quotidien

Hamadi Redissi : L’horreur est entrée dans le quotidien

Comment Daech a transformé le terrorisme islamiste et quels sont les effets de ces mutations sur la société civile, en Tunisie, comme en France? Hamadi Redissi nous livre une analyse pertinente dans le dernier numéro du mensuel français Philosophie Magazine qui publie un dossier spécial sous le titre de «La terreur va-t-elle nous changer?» (Décembre2015-Janvier 2016). Répondant aux questions de Cédric Enjalbert, il apporte son éclairage. 

Les attentats ont éclatés à Paris alors que je suis en résidence à l’Institut d’études avancées à Nantes. Après avoir appelé mes proches, ici, j’ai tout de suite pensé: ce sont “les derniers barbares”. Car le carnage commis dans l’agglomération parisienne comme l’attaque terroriste menée à Sousse, au Musée du Bardo et encore tout récemment à Tunis rappellent tragiquement au monde que la barbarie n’est pas derrière nous. Ces attentats sanglants confirment en effet une tendance que je redoutais, à savoir que l’Islam radical prend de plus en plus une forme irrationnelle. Nous assistons à la transfiguration du jihadisme en ce que le sociologue Michael Löwy nomme “la production délibérée de la cruauté”.
 
Le jihad n’a jamais été une obligation individuelle dans l’Islam et en étaient dispensés ceux qui ne voulaient pas le faire, car  «Il n’appartient pas aux croyants de partir tous en campagne» (sourate 9: verset 122). Il se menait d’après le respect d’un corpus de texte et selon de nombreuses précautions, comme le respect des femmes, des enfants, des vieillards. L’islam radical des années 1980 éprouvait d’ailleurs toute la peine du monde à justifier la  prétendue guerre sainte. Aucune de ces règles inscrites depuis l’âge classique dans la tradition islamique – que je ne défends évidemment pas ! – n’ont plus de valeur pour les terroristes. Le droit dans la guerre, le jus in bello, n’a plus aucun sens pour ces barbares. Bref, tout est permis sur fond de nihilisme. Car les terroristes de Daech ne tuent même plus des ennemis ou des infidèles ; il n’est question que de gérer un “chaos ensauvagé”, selon les mots de l’un d’entre eux, qui pose les jalons de l’ordre barbare dans un livre intitulé, en arabe, Administrer la sauvagerie. C’est un tournant pris dans l’inhumanité. Cette forme nouvelle de terrorisme s’inscrit dans ce que j’appelle l’Islam post-autoritaire, ouvert à tous les mondes possibles, de la démocratie au désordre généralisé, celui-là même promu par Daech dans son journal de propagande, Dabiq (du nom d’une localité aux alentours d’Alep et où aura lieu l’ultime bataille cosmique). Je l’ai lu attentivement. On y retrouve l’alliance inédite et détonante de l’idée d’exil, la réactivation de l’imaginaire du Califat et une perspective messianique, eschatologique, qui donne un tour particulièrement inquiétant et dangereux à l’organisation terroriste. Cette mythologie délirante de l'islam produit le stade ultime de son radicalisme, sur lequel repose l’établissement de la terreur. Daech pense la fin des temps et entend administrer le chaos selon “l’ingénierie du meurtre” la plus archaïque. Leur conception apocalyptique de l’histoire va à l’encontre de notre vision du monde. Comme on l’a vu durant la prise d’otage au Bataclan, les terroristes non seulement sont des concitoyens, mais ils ne revendiquent plus rien.
 
En Tunisie, beaucoup d’individus isolés, sensibles à cette rhétorique apocalyptique parce qu’ils n’ont plus aucune attache dans ce monde, se sont laissé endoctriner. Au départ, le terrorisme tunisien est issu d’une fraction d’Al Qaïda. Il a accompagné la démocratisation du pays, depuis plus de quatre ans, organisé et soutenu par les réseaux locaux, régionaux et internationaux, dans les campagnes et dans les montagnes, avant de se propager en ville. Paradoxalement, à la faveur d’un décret-loi adopté en 2011, un millier d'associations religieuses se sont créées, véhiculant un discours radical. Le pays a vu s'installer en son sein toutes formes de violence. Les opérations terroristes se sont progressivement amplifiées. La police et la gendarmerie ne parviennent plus à assurer la sécurité, si bien que les tour-opérateurs et les touristes, visés par les attentats de Sousse et du Musée du Bardo, évitent la Tunisie. On apprend aujourd’hui qu’un attentat de grande ampleur aurait d’ailleurs été évité début novembre alors qu’un autre vient de frapper un bus de la garde présidentielle. Près de 3.000 candidats au jihad, ont également quitté la Tunisie pour la Syrie et la Libye. Le gouvernement de la Troïka [entre 2011 et 2013] a réagi avec une forme de négligence, sinon de complicité, puisqu’il n’a pas immédiatement admis cette réalité. Il a d’abord cherché des explications farfelues ou des justifications inacceptables aux terroristes. Le nouveau gouvernement a enfin pris la décision de fermer, cet été, près d’une centaine de mosquées salafistes non réglementaires, qui n’étaient pas contrôlées par l’État, pour couper court aux prêches de haine et à l’endoctrinement. Mais comment garder la main sur les imams des 5000 mosquées du pays ? À Sfax, par exemple, un important rapport de force se joue actuellement: les partisans d’un imam salafiste, qui dispose encore du soutien d’Ennahdha, démis de ses fonctions par les autorités, continuent de perturber toutes les semaines le prêche du vendredi. Il existe des régions où l’autorité de l’État est insuffisamment établie. Quant aux mesures prises pour juguler les réseaux terroristes, ce sont uniquement des actions militaro-policières. Elles demeurent insuffisantes.
 
La société civile, en revanche, s’est vite mobilisée pour parer au terrorisme et à la peur. Des manifestations réunissant des centaines de milliers de personnes se sont tenues, notamment pour dénoncer l’assassinat politique de mon ami l’avocat Chokri Belaïd, en 2013. La population est parvenue ainsi à couper le terrorisme de son ancrage social. Il existe désormais un front uni contre lui. Cependant, les Tunisiens rencontrent le même problème que les Français aujourd’hui: les terroristes ont leur propre «logiciel» et réalisent leurs propres calculs, absolument insensibles à la pression de l’opinion publique. Un grand Congrès des intellectuels tunisiens contre le terrorisme, auquel je me suis associé, s’est réuni en août dernier. Nous avons cherché une réponse collective, non uniquement sécuritaire, pour endiguer cette menace. Notre conclusion peut paraître triviale, mais il n’est pas inutile d’y insister, en France aussi: il faut revitaliser l'éducation, depuis la petite enfance jusqu'à l'université, pour conjurer tout terrain favorable à l’embrigadement. Il faut continuer à parler des horreurs commises par ces barbares, et s’en émouvoir. Car, même si la société tunisienne ne vit pas la peur au ventre et qu’elle continue le cours de son existence sans modifier ses habitudes - ce qui vous étonnera sans doute -, la banalisation du terrorisme reste une véritable menace. Les Tunisiens sont informés mais ils se montrent de plus en plus passifs, finalement. Un berger vient d’être égorgé sous les yeux de son frère par des terroristes de Daech, qui lui ont remis la tête pour qu’il la porte en ville, chez ses parents. Ces derniers l’ont conservée, car il leur était impossible de faire leur deuil. La télévision nationale s‘est emparée de ce drame atroce pour en faire un sujet de reportage, avec une grande désinvolture, poussant le premier ministre à démettre le directeur de la chaîne de ses fonctions. Quant aux autorités, elles ne se déplacent plus pour assister aux enterrements des victimes de Daech. Un congrès national annoncé en août dernier, au moment de la mobilisation des intellectuels, est reporté sine die. Plus personne, ne descend d’ailleurs dans la rue pour témoigner de sa colère ou de son indignation. L’absence de peur des citoyens tunisiens se transforme en indifférence. L’horreur est ainsi entrée dans le quotidien.»
 
Hamadi Redissi, 
In Philosophie Magazine (Décembre2015-Janvier 2016)
Entretiens avec Cédric Enjalbert
 
Hamadi Redissi : Professeur à la Faculté de droit et de sciences politiques de Tunis, cet acteur engagé des transformations démocratiques à l’œuvre en Tunisie a signé L’Exception islamique (Seuil, 2004) et La Tragédie de l’islam moderne (Seuil, 2011). Il fera paraître en 2016 L’islam postautoritaire.
 
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