News - 23.10.2015

A Propos d’un autre prix Nobel

A Propos d’un autre prix Nobel

Les Tunisiens ont raison d’être heureux et fiers du Prix Nobel de la Paix attribué à notre valeureux Quartet.

Cependant les Tunisiens, comme tous les citoyens des pays en voie de développement, ont une autre raison de se réjouir: l’attribution du Prix Nobel de Médecine ou de Physiologie 2015 à Mme Le Professeur Youyou Tu, de l’Académie de Médecine Traditionnelle Chinoise de Beijing. Deux autres spécialistes, les docteurs William  Campbell (Irlandais, travaillant aux Etats Unis à l’Université Madison, dans le New Jersey) et Satoshi Omura (Université Kitasato à Tokyo) sont récompensés pour leur découverte d’un traitement contre les infections causées par les vers nématodes. Le Pr Youyou Tu est récompensée pour un médicament contre le paludisme, l’Artémisinine. «Les lauréats du Nobel de cette année ont développé des thérapies qui ont révolutionné le traitement de certaines des maladies parasitaires les plus dévastatrices» a déclaré l’assemblée du Nobel à l’Institut Karolinska à Stockholm dans un communiqué en date du l5 octobre 2015. Selon cette dernière, «3,4 milliards de personnes vivant dans des régions où elles sont susceptibles d’être atteintes du paludisme sont concernées par leurs recherches.  William C. Campbell et Satoshi Omura ont découvert un nouveau médicament, l’Avermectin, dont les dérivés ont radicalement diminué la prévalence de la cécité des rivières et la filariose lymphatique, tout en montrant de l’efficacité contre un nombre de plus en plus grand d’autres maladies parasitaires», a expliqué le jury du Nobel.

Il s’agit en fait de maladies tropicales souvent négligées par la recherche et les multinationales du médicament pour des raisons financières car les populations affectées n’ont guère de répondant… sonnant et trébuchant!

La médecine traditionnelle à l’honneur

Née en 1930, le Pr Tu a achevé en 1955 ses études de pharmacie à l’Université de médecine de Beijing. Elle a suivi  par la suite, un cours de formation de deux ans et demi sur les théories de la médecine chinoise traditionnelle à l’intention des experts en médecine occidentale. Grâce à cette formation, elle a pu obtenir, en plus de 40 ans, des résultats dans de nombreux domaines, telles  les techniques de traitement de la médecine chinoise traditionnelle et, en particulier, l’amélioration de la médecine chinoise traditionnelle au moyen de méthodes scientifiques modernes. En 1972, elle et son équipe ont trouvé un médicament antipaludéen de structure complètement nouvelle, l'artémisinine (qinghao su) tiré d’une plante chinoise Artemisia annua. La reconnaissance de cette avancée thérapeutique a été fort longue et les malariologistes, réunis à Londres en avril 1991, se sont inquiétés de voir encore non exploité le potentiel que représente le Qinqhaosu chinois alors que la résistance de l’agent du paludisme - le parasite plasmodium falciparum - à de nombreux antipaludéens était signalée dans de nombreux pays (Lire M.L. Bouguerra, «La recherche contre le Tiers Monde», Presses Universitaires de France, Paris, 1993, p. 171- 179). De même, bien qu’amplement arrosé d’insecticides, le moustique vecteur de la maladie - l’anophèle - avait développé depuis longtemps de la résistance à de nombreux produits chimiques toxiques. 
Le paludisme - qui infligeait à la seule Afrique, dans les années 1990, une perte de 38 milliards de dollars de PNB - touchait 150 millions de personnes dans le monde et en tuait 1,5 million. La maladie paraissait hors de contrôle d’où l’inquiétude des spécialistes réunis à Londres.

La genèse d’une recherche… encouragée par les politiques

En 1967, dans la foulée de la Révolution Culturelle, le gouvernement chinois et Mao Tsé Toung poussèrent à l’étude du patrimoine chinois et tout spécialement de la pharmacopée et de la médecine traditionnelles. On s’intéressa alors tout naturellement à une plante très répandue,  A. annua, une armoise communément appelée Qinghao. La première mention que l’on trouve de cette herbe remonte à 168 avant J.C.: elle figure dans le manuscrit «Recettes pour 52 types de maladies» découvert dans une tombe de la dynastie Mawangdui Hang. Plus tard, la plante est mentionnée dans le «Manuel des prescriptions pour le traitement d’urgence» qui date de 340 après J.C. L’auteur, Ge Hong, l’indique contre les fièvres. Li Shizhen, célèbre herboriste, le prescrivait dès 1596 dans son «Compendium de matière médicale» contre les frissons et les fièvres de la malaria. En 1798, le Wenbing Tiasbian le préconisait pour traiter le paludisme (en décoction avec Carapax trionycis). En 1971, le chercheur chinois X. Lusha eut l’idée de faire une extraction à basse température et à l’éther. Les extraits éthérés de la partie aérienne de la plante donnèrent des résultats encourageants sur la souris infectée par un parasite du paludisme. L’étude fine par les moyens de l’analyse moderne - chromatographie, spectrométrie de masse, infra-rouge, Raman, résonance magnétique nucléaire - permirent en 1972 l’obtention d’un  principe actif qui n’avait jamais été décrit auparavant dans la littérature chimique. Les Chinois le baptisèrent Qinghaosu (principe actif du Qinghao) ou QHS et les chimistes (puristes !) préférèrent l’appeler artémisinine car on n’a pas affaire ici à un alcaloïde mais à un terpène (famille de composés à laquelle appartient l’essence de térébenthine). Notons ici que le genre Artemisia (famille des composés) auquel appartient A. dracunculus, autrement dit l’estragon ainsi que A. tridentata, autrement dit la sauge, comprend donc deux plantes aromatiques bien connues des gastronomes.

En 1980, le «Groupe de recherche chinois sur le Qinghaosu et ses dérivées antipaludéens» établit sans ambiguïté la structure chimique du produit. Le Pr Tu a conduit les essais du QHS in vitro sur P. falciparum qui en ont révélé l’efficacité - comparable à celle de la nivaquine sur deux souches du Hainan  et à celle de la méfloquine sur une souche nivaquine résistante. L’équipe de Klayman (Division de thérapeutique expérimentale de l’Institut de recherche de l’armée Walter Reed aux E.U) devait montrer que cette substance était tout aussi efficace que d’autres ani-paludéens et qu’elle agissait rapidement et sans effets secondaires négatifs.

Mais tous ces succès laissèrent de marbre l’industrie pharmaceutique.

Ayant obtenu dès 1979 des autorités chinoises un kilogramme du médicament, l’OMS a achevé seulement en 1991 l’étude de sa toxicité. La bureaucratie internationale a ainsi pulvérisé tous les records de lenteur!

Au-delà des minables calculs de brevets et du cours de l’action de telle ou telle transnationale, faut-il incriminer un je ne sais quel européocentrisme médico-pharmaceutique qui fait passer à côté de certaines connaissances acquises dans d’autres cultures ? Frédérique Apffel Marglin, étudiant la variole dans deux systèmes de savoir (l’indien et l’anglais) écrivait en 1990: «Il y a une perception largement répandue qui veut que les techniques les plus efficaces reflètent des formes supérieures de connaissance et de savoir. Ce savoir supérieur doit supplanter les formes les plus anciennes, retardataires et dépassées de connaissances. Cependant, les formes du savoir ne sont pas classées sur un plan incliné évolutif dans lequel les sciences occidentales sont à l’extrémité élevée et les formes non occidentales à l’extrémité inférieure».

Sylvie Kauffmann écrit à propos du Nobel décerné au Pr Tu  (Le Monde, 11-12 octobre 2015, p. 29) : «…C’est la première fois qu’un scientifique chinois, non émigré, se voit décerner cette récompense pour des recherches menées en Chine. Les dirigeants chinois rêvaient de ce prix. Ils ont investi des sommes énormes dans la recherche scientifique, fait revenir des savants partis aux Etats Unis, décroché des milliers de brevets, mais il leur manquait la reconnaissance internationale de la distinction suprême. La professeur Tu a fait toute sa carrière à l’Académie de médecine chinoise; et l’artémisinine, dont elle a découvert les propriétés pour traiter le paludisme, est issue de la médecine chinoise traditionnelle chinoise. Son prix Nobel ouvre une brèche dans la suprématie de la science occidentale».

Qu’attendre du monde arabe?

Il faut espérer que ce succès chinois inspire le monde arabe en dépit des drames et des tragédies actuels . Lors d’une intervention sur France Inter le 7 octobre 2015, Régis Debray constatait: «L’Islam a commencé par la Renaissance et finit par le Moyen-Age. Nous avons fait l’inverse».

Est-il possible de renverser ce constat?

Il est vrai que notre  botanique  peut se targuer de savants comme Abou Hanifa al-Dinawari (mort vers 895) et qui a écrit une œuvre monumentale, sans oublier son maître Ibn al-Sikkit, ou al-Asma’i (mort en 831) et de nombreux autres botanistes réputés. Du Yémen au Maroc et de l’Arabie aux pays du Golfe, une grande richesse végétale devrait être revisitée.

Le monde arabe qui a posé les fondements de la chimie avec Khalid Ibn Yazid, Jaâfar Essidik, ar-Razi, al-Kindi et le grand Jabîr Ibn Hayyan devrait se souvenir que ces savants ont découvert l’acide sulfurique, la soude caustique, l’acide chlorhydrique, l’acide nitrique, l’eau régale, des piliers de la chimie aujourd’hui encore.  Jabîr a même étendu le domaine de la chimie aux substances végétales. Il a privilégié la chimie expérimentale par rapport à l’ésotérisme des alchimistes (dont faisait partie même Isaac Newton) et il a décrit instruments et opérations chimiques (Lire Ahmed Djebbar, «Une histoire de la science arabe. Entretiens avec Jean Rosmorduc», Editions du Seuil, 2001 et «Histoire des sciences arabes» sous la direction de Roshdi Rachèd, Le Seuil, Paris, 1997). Le monde arabe doit réaliser que le pétrole exporté lui revient sous des formes multiples comme médicaments, plastiques divers (polymères), pesticides, peintures, isolants, réfrigérants, carburants, téléphones, téléviseurs… au prix fort. Pour ne rien dire de l’aliénation de son indépendance vis-à-vis d’Etats étrangers et de puissantes multinationales.

La Suisse – qui n’est pas un émirat pétrolier- est un géant de la chimie.

Quel pays arabe peut soutenir la comparaison?

Comme en Chine, il faudrait peut-être au monde arabe une Révolution Culturelle et un Mao Tsé Toung.

Mohamed Larbi Bouguerra






 

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