News - 19.09.2019

Habib Mellakh - Les présidentielles de 2019: des élections atypiques

Habib Mellakh - Les présidentielles de 2019 : des élections atypiques

Les résultats officiels de la présidentielle anticipée ont propulsé, au second tour, l’universitaire Kais Saïed et le magnat de la télévision Nabil karoui et confirmé la défaite annoncée des candidats de la famille démocratique et moderniste, présente en rangs dispersés et grande perdante du scrutin anticipé organisé dimanche dernier.

Un vote sanction pour la classe politique traditionnelle

Ses deux principaux représentants, le chef du gouvernement sortant, Youssef Chahed (7.38 % des voix) et son ministre de la défense, Abdelkrim Zbidi (10.73%), ont été sévèrement sanctionnés par les électeurs en raison du bilan gouvernemental considéré globalement comme négatif et souvent perçu par les Tunisiens, victimes d’une grande érosion de leur pouvoir d’achat et déçus par une gouvernance jugée approximative et par le climat politique délétère des dernières années, comme catastrophique. Beaucoup de Tunisiens ne comprennent pas qu’on en arrive à emprisonner le candidat à la présidentielle Nabil Karoui, à une semaine de la campagne électorale alors que la plainte, qui lui a valu son arrestation, a été déposée depuis 2016 et ils pensent que le moment est mal choisi pour ce faire même si le pouvoir judiciaire n’a pas à tenir compte des événements politiques. Ils ont sanctionné le chef gouvernement considéré comme le responsable de cette arrestation. Cette intervention de la justice précédant  la campagne électorale est regrettable parce qu’elle empêche le candidat arrêté de faire sa campagne: elle viole, par là même le principe de l’égalité des chances entre tous les candidats sans compter qu’elle plonge le pays dans un imbroglio juridique jugé inextricable et dont les conséquences sont imprévisibles.

Le Front populaire, scindé en deux formations, est loin de la belle embellie de 2014. Il a récolté un fiasco électoral retentissant avec 0.81% des voix pour Mongi Rahoui et 0.69 % pour le leader historique du  mouvement, Hamma Hammami. Ennahdha, l’allié de Nida dans le gouvernement de Youssef Chahed, a également subi un revers avec la défaite de son représentant, Abdelfattah Mourou, classé troisième alors que Rached Ghannouchi, président du mouvement ambitionnait de rafler les 3 présidences.

Deux vainqueurs au parcours politique atypique et des résultats hors normes

Le vainqueur de ce premier tour et son dauphin sont deux candidats au parcours politique atypique puisqu’ils n’ont jamais assumé de responsabilités au sein des instances gouvernementales et politiques. Le premier, néophyte en politique, sans appartenance  partisane, est un candidat indépendant tandis que le second, issu de Nida sans avoir exercé de charge en son sein, est le candidat de Kalb Tounès (Cœur de Tunisie), parti qu’il a créé il y a à peine quelques mois après l’annonce de sa candidature à la présidence de la République. Ces résultats  ont fait, en raison du profil atypique des deux candidats, l’effet d’un tsunami, plus particulièrement au sein de la classe politique traditionnelle, incrédule et incapable de prévoir, en raison de son aveuglement chronique, le scénario catastrophique de la montée du populisme, représenté par le magnat des médias et celle de  l’islamisme radical (représenté par le salafiste Seifeiddine Makhlouf, crédité de 4.37% des voix) dont certaines franges, auraient voté pour l’universitaire Kais Saïed. Les acteurs traditionnels  de la scène politique n’ont pas, non plus, vu venir la progression fulgurante de Safi Saïd (7.11% des voix en 2019 contre 0.8 % lors du scrutin de 2014)). Ce candidat indépendant, soutenu par le  mouvement nationaliste et socialiste, Echaab dont il partage la vision, les valeurs et le programme mais dont il ne fait pas partie, est présenté par le secrétaire général de ce mouvement, Zouhair Maghzaoui, comme le représentant du courant nationaliste arabe dans son ensemble. Cette étiquette lui a permis de ratisser large alors qu’une candidature sous la  bannière du mouvement aurait réduit de son score. Il  a, par là même, pratiquement égalé le score réalisé par le chef du gouvernement Youssef Chahed (7.38%) qui ne le devance que d’une dizaine de milliers de voix. Le résultat obtenu par Lotfi Mraihi, président très conservateur de l’Union Populaire républicaine, formation très peu connue du grand public, a également constitué une surprise. Si les scores de Safi Saïd et de Lotfi Mraihi étaient inattendus, le passage au second tour de Kais Saïed et de Nabil Karoui était prévisible. Ils caracolaient en tête des sondages depuis des mois mais la classe politique traditionnelle a préféré faire l’autruche.

Kais Saïed, le professeur de droit à la retraite, est affublé du sobriquet de  Robocop par ses détracteurs  à cause de sa diction monocorde et son impassibilité, perçus, au contraire,  par ses admirateurs comme un aspect positif et le symbole de sa probité intellectuelle et morale. Cette élocution singulière met en valeur son recours constant à l’arabe littéral, considéré comme un fort marqueur de son  rattachement identitaire. Certaines de ses déclarations laconiques  et mal interprétées sur le rôle très important  de l’islam dans la société et dans la législation l’ont fait passer pour un crypto-islamiste, voire un salafiste plus à droite que le candidat d’Ennahdha, Abdelfattah Mourou. Il a développé, durant sa campagne électorale, un discours conservateur qui aurait charmé plusieurs franges de l’islam radical et lui aurait valu leur adhésion et leurs  suffrages. Ces dernières ainsi que les faucons d’Ennahdha, que la candidature de Mourou  dérange, auraient appelé à voter pour lui. L’Union générale tunisienne des étudiants (UGTE), le syndicat nahdhaoui et, curieusement, l’UGET (Union générale des étudiants tunisiens), syndicat actuellement dominé par l’extrême gauche, ont également exhorté, sur leurs pages, les étudiants  à l’élire, sans compter les groupes fermés et secrets de jeunes désenchantés par la Révolution et  qui se comptent par dizaines de milliers. Il récupère ainsi une partie importante de la jeunesse et une frange non négligeable de la jeunesse islamiste et salafiste  qui ne reconnaît pas au parti Ennahdha la représentation de la mouvance et même la jeunesse gauchiste qui ne se retrouve pas dans le Front populaire. Ce sont ces jeunes de la génération Z, nés à partir de 1993 qui ont voté pour lui selon Syrine ben Youssef consultante en stratégie et organisation qui affirme dans son blog que cette génération est «ultra-connectée et biberonnée de réseaux sociaux».  Elle n’a pas besoin, ajoute-t-elle de longs discours et de longues émissions  de télévision pour se faire une idée sur un personnage ou sur un sujet. Les jeunes de la génération Z se fient à l’image diffusée sur les réseaux sociaux, au ouï-dire et à l’avis des pages qui recommandent l’élection de Kais Saïed sur la seule  base d’une évocation ultra-rapide de l’homme réputé pour être un partisan de la démocratie directe, pour son intégrité, son honnêteté, le rôle qu’il joue en tant qu’intellectuel et en tenant compte de  ses courtes apparitions dans le journal télévisé de 20 heures.

Le témoignage du professeur Farhat Horchani, son collègue de la Faculté de droit qui l’a côtoyé à la faculté et au sein de l’Association tunisienne de droit constitutionnel et celui de la magistrate Khalthoum Kannou le disculpent de la suspicion d’appartenance à l’islamisme. Farhat Horchani évoque, dans un article  publié  sur le site de Leaders, le respect par le professeur Kais Essaïd du droit et des libertés et il le présente comme «un fervent défenseur de la légalité constitutionnelle, de la démocratie et de la forme républicaine du régime» tout en concédant que son côté atypique et énigmatique peuvent déranger.

Kalthoum kannou, qui a connu, le gourou de l’équipe de Kais Saïed et son directeur de campagne, Ridha Mekki, surnommé Lénine, membre du Wataj (section du Watad à l’université) dans les années 70 et ancien compagnon de route du martyr Chokri Belaïd, écarte l’idée d’un ralliement de ce dernier à l’islamisme radical et des témoignages concordants sur les réseaux sociaux le présentent comme un moderniste et un progressiste. Elle imagine mal comment Ridha Mekki pourrait travailler avec un islamiste.

Nabil Karoui, absent de la campagne électorale, en raison de son emprisonnement, à la suite de la plainte déposée par I Watch, qui l’accuse  d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent dans des paradis fiscaux, a été bien remplacé par sa femme et les militants de son parti qui dénoncent une incarcération pour des motifs politiques, ce qui a quelque peu terni l’image de la démocratie tunisienne. Il a sillonné le pays pendant les 3 dernières années. Il s’est forgé l’image d’un défenseur des classes défavorisées en distribuant, durant cette période, des aides aux démunis et aux laissés pour compte  et en mettant à leur service des médecins qui leur prodiguent des soins par le biais de l’Association Khalil Tounes qu’il a créée  pour ce faire et  dont les activités caritatives ont été quotidiennement couvertes par sa chaîne de TV, Nessma, à l’occasion d’une émission éponyme où l’homme d’affaires, présenté comme une âme charitable était toujours interviewé et loué pour sa générosité. Les bénéficiaires de ces dons et de sa sollicitude lui rendent aujourd’hui, par un retour d’ascenseur,  la pareille en votant  en sa faveur.

Une victoire des candidats «antisystème»?

Les chroniqueurs tunisiens et des journalistes politiques étrangers  ont voulu voir dans la victoire  des deux candidats la défaite des candidats du système balayés par les candidats «antisystème». Cette  appréciation  vaut quand il s’agit de l’universitaire.

Kais Saïed est bel et bien un candidat de «l’antisystème». Ses électeurs ont été séduits par sa vision de la démocratie directe qui prône une décentralisation accordant un poids important aux assemblées  locales et régionales élues au suffrage universel direct. Le parlement élu au suffrage indirect sera issu de ses assemblées, ce qui implique la suppression des élections législatives. Kais Saïed apparaît, de ce point de vue, aux yeux de nombreux fans comme porteur d’une vision futuriste de la gouvernance.

Il a fait sien le slogan des insurgés de 2011: «le peuple veut». Il répète dans ses entretiens avec les médias qu’il veut donner le pouvoir au peuple, déclaration populiste s’il en est, qui autorise de nombreux tunisiens à le considérer comme un illuminé et à craindre l’installation en Tunisie d’une nouvelle Jamahyria et un autre de ses collègues, le professeur Slim Laghmani, à le classer, dans un post qu’il vient de publier récemment, comme un utopiste potentiellement dangereux. Personnage très controversé, Kais Saïed  transcende aussi le clivage traditionnel entre la  droite et la  gauche en se faisant élire par les jeunes de droite et de gauche et obtenant le ralliement au second tour de politiciens et d’intellectuels diamétralement opposés. Abdellatif Mekki et Ameur Larayedh ont déclaré appuyer la candidature de l’universitaire.  Il a le soutien de Leïla Toubel pour le second tour et son ancien professeur Yadh Ben Achour, qui fait son éloge,  déclare au Journal La Croix: «Il y a un espoir qu’avec Kais Saïed, le paysage politique sera rénové».  Sa campagne électorale très originale est, du point de vue de Farhat Horchani, «un cas d’école à étudier dans les facultés de droit et de sciences politiques dans le monde» parce qu’elle est menée par des bénévoles non organisés dans une structure partisane et qu’elle n’est pas adossée à une machine électorale puissante financée par l’argent des hommes d’affaires. L’aventure électorale de Kaïs Saïed et l’engouement des jeunes pour le candidat à la présidentielle, son passage au second tour méritent également d’être l’objet de recherches dans les départements de sociologie.

Mais cette thèse de la victoire des candidats opposés au système ne résiste pas à une profonde analyse quand on examine le parcours politique de Nabil Karoui qui est l’émanation par excellence  de notre système politique, l’une de ses meilleures incarnations et un défenseur zélé de notre système économique. Membre fondateur de Nida, il utilise sa chaîne de télévision Nessma pour soutenir la  campagne électorale de ce parti lors des législatives de 2014 et pour promouvoir la candidature de son président feu Béji Caïd Essebsi à l’occasion des présidentielles de la même année. Sa chaîne n’a pas cessé de faire la promotion de l’alliance entre Ennahdha et Nida après les élections de 2014. Pour ce partisan du capitalisme néolibéral, il n’y a qu’une seule manière d’aider les laissés pour compte, les opérations caritatives qui dispensent de tout effort pour réduire les inégalités et réaliser la justice sociale. Nabil Karoui, qui se propose de «libérer l’économie», de booster l’investissement en diligentant les grandes réformes préconisées par les institutions financières internationales  et en venant à bout des lenteurs administratives du système,  est bien l’homme d’un système qui considère que le néolibéralisme est la panacée pour résoudre les problèmes économiques et sociaux. Ce self made man est le produit d’un système au renforcement duquel il ne peut qu’appeler puisqu’il lui doit ses réussites fulgurantes et dont il utilise toutes les méthodes.

Il doit son ascension politique à deux machines très puissantes qu’il a créées lui-même, sa chaîne de télévision, et l’Association caritative Khalil Tounes qu’il a détournée de sa vocation sociale pour la transformer en une machine de propagande politique et électorale  en utilisant les dons consentis par les donateurs à des fins politiques. Il ne diffère en rien, de ce point de vue, des politiciens du système qui utilisent des associations comme une couverture pour financer leurs activités politiques sans faire sourciller.

L’homme du système a bénéficié, dans une violation flagrante du code électoral et des normes éthiques du journalisme, d’une campagne électorale savamment orchestrée par sa chaîne, relayée par Al Hiwar Ettounsi qui a tiré à boulets rouges sur son principal rival, Youssef Chahed, accusé d’avoir instrumentalisé la justice pour se débarrasser d’un concurrent après avoir vainement tenté de lui barrer la route par les moyens légaux. Tout en considérant comme  légitime l’indignation d’un média face à ce qu’il considère comme  une grave injustice subie par un candidat, on ne peut que déplorer le parti pris récurrent  de ce média en faveur de ce candidat. Personne ne s’offusque pas dans notre pays de ces pratiques illicites destinées à orienter le choix des électeurs. On comprend à quel point la manipulation électorale a réussi lorsqu’on lit le post émouvant, publié la veille des élections par un internaute et qui, en grand orateur, ému par le plaidoyer de Salwa Smaoui, la femme de Nabil Karoui, interviewée par Mériem Belcadhi, a appelé, dans  une envolée lyrique, à voter pour lui:  «La Tunisie profonde sait pour qui voter car elle vote avec le cœur, contre l’injustice, contre l’exclusion, contre le lawfare, contre l’oligarchie et pour le changement. Demain elle votera pour le prisonnier politique qui a su toucher son cœur et pour cette femme frêle et si émouvante qui défend courageusement son mari contre l’injustice. Demain, attendons-nous à un raz- de-marée électoral qui emportera ces oligarques sans cœur qui affament leur peuple et qui bâtissent leur paradis sur l’enfer des plus démunis. Alors votez avec le cœur et l’esprit. Votez pour la Tunisie. Votez 4».

«Mon Dieu, gardez-moi de mes amis Quant à mes ennemis (politiques), je m’en charge!»

Ce premier tour des présidentielles a sanctionné, comme précité, l’establishment politique tunisien  et plus particulièrement les candidats de la famille moderniste et démocratique incapables de s’entendre sur un candidat fédérateur et qui subissent aujourd’hui, comme en 2011 où ils se sont également présentés en rangs dispersés, les conséquences fâcheuses de leurs égos démesurés: une défaite cuisante dont il ne va pas être facile de se remettre, une famille politique laminée et un paysage politique qui va être profondément et durablement modifié. Ils se sont tirés à boulets rouges et à qui mieux mieux durant la campagne. Ils doivent s’en mordre les doigts. L’arithmétique électorale est têtue. Elle nous montre que le choix d’un candidat fédérateur aurait permis à cette famille d’accéder, haut la main, au second tour. Le vote des électeurs tunisiens est certes un vote-sanction mais les candidats démocrates et modernistes, victimes de leurs errements et de leur courte mémoire se sont aussi sanctionnés eux-mêmes.

Habib Mellakh

 

 

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