News - 16.04.2020

Hatem Kotrane - Covid-19: Les droits de l’enfant en confinement?

Covid-19 : Les droits de l’enfant en confinement ?

Introduction

1. Les droits de l’enfant sont-ils confinés ? L’interrogation s’impose au moment où le Coronavirus «Covid-19» sévit et où le confinement est appliqué, en même temps que se pose la question du sort des personnes les plus vulnérables dont les enfants. Dans une récente déclaration, la ministre de la femme, de la famille, de l’enfance et des séniors, Asma Sehiri, a souligné que nombre de signalements liés à des cas de violence contre les femmes, les enfants et les personnes âgées a augmenté de près de sept fois pendant la période de confinement sanitaire général.

2. Voilà la réalité qui nous rattrape dans le sillage de la célébration, de concert avec la communauté internationale, du 30ème anniversaire de l’adoption par l’Assemblée générale des Nations Unies, le 20 novembre 1989, de la Convention des droits de l’enfant, ratifiée à ce jour par 196 Etats dans le monde, dont la Tunisie. Un engagement avait alors été pris à l’égard de tous les enfants, sans distinction aucune, celui de respecter, de protéger et de mettre en œuvre les droits énoncés dans la Convention et de les garantir à tout enfant, sans distinction aucune, pour que, en toute hypothèse, sa dignité individuelle, ses besoins particuliers, son intérêt supérieur et sa vie privée soient respectés et protégés.

3. D’autres engagements avaient été pris, comme celui de reconnaître le droit de l'enfant de jouir du meilleur état de santé possible, son droit à l'éducation et à la formation professionnelle, son droit aux loisirs et aux activités culturelles et artistiques, ainsi que, surtout, son droit d'être protégé contre toutes les formes de violence, de mauvais traitements et d’exploitation économique ou sexuelle.

4. Autant d’engagements que la Tunisie a vite fait d’intégrer dans ses législations et ses programmes et qui ont été savamment résumés par l’article 47 de la Constitution du 27 janvier 2014, y compris notamment son article 47, aux termes duquel : «Les droits à la dignité, à la santé, aux soins, à l’éducation et à l’enseignement sont garantis à l’enfant vis-à-vis de ses parents et de l’État.
L’État doit garantir toute forme de protection à tous les enfants sans discrimination et en fonction de leur intérêt supérieur».

Le Coronavirus accentue la discrimination et creuse les inégalités entre les enfants

5. La pandémie du coronavirus «Covid-19» et les restrictions qui en ont résulté par suite de l’adoption du décret présidentiel n° 2020-28 du 22 mars 2020(1), ont amené, avec un certain retard(2), le Chef du gouvernement à arrêter un certain nombre de mesures sociales d’accompagnement consistant notamment, pour les populations démunies, en un montant de 150 MD servi selon des procédures qui ont par la suite été déterminées par le ministère des Affaires sociales, de même qu’une allocation budgétaire de 300 MD consacrée à l’indemnisation au titre du chômage technique(3). Mais ces mesures pourraient s’avérer dérisoires en rapport avec la réalité, où l’on évoque que «280 000 familles en extrême nécessité qui sont abandonnées à leur sort», accentuant ainsi la fracture sociale(4).
La Tunisie confinée, selon l’étude présentée par l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), et réalisée par la Banque mondiale, ce sont les 41,5 % de la population dépendante de l’économie parallèle en Tunisie qui est laissée à l’abandon(5).

6. Mais pour de nombreux enfants, la Tunisie confinée entraine surtout l’interruption de services de protection de l’enfance déjà limités exacerbant leur vulnérabilité, et d’aucuns seraient enclins à affirmer que les enfants sont les grands oubliés du combat pour faire face à la pandémie «Covid-19», tant la situation actuelle creuse les inégalités entre les enfants: enfants pauvres, enfants abandonnés, enfants handicapés, enfants privés d’écoles, de lycées et de loisirs, dont encore un grand nombre n'ont pas accès au numérique et ne peuvent être aidés par leurs parents, enfants exposés aux différentes formes de violences et mauvais traitements, y compris au sein du foyer familial ou dans certaines institutions et centres de protection, qui se révèlent pour beaucoup d’entre eux, en cette même période de confinement sanitaire total, un lieu de peur et non un lieu de sécurité tant ils courent un plus grand risque d'être victimes de violence et d'exploitation, ainsi que de voir leur santé mentale menacée au point que, au-delà du confinement sanitaire  des enfants, tous les droits de l’enfant risquent ainsi d’être placés en état de confinement !

L’intérêt supérieur de l’enfant remis en doute?

7. La pandémie du coronavirus «Covid-19» et l’état de confinement sanitaire général conduisent à s’interroger sur un autre principe majeur proclamé par la Convention des droits de l’enfant et consacré expressément en Tunisie tant par l’article 4 du Code de protection de l’enfant que par l’article 47 de la Constitution tunisienne : le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant.

8. Une des difficultés majeures est, à cet égard, liée à la situation des enfants de parents séparés. Rupture d’adultes, mais aussi et surtout rupture de continuité pour les enfants expérimentant diverses autorités et, parfois même, une forme de «nomadisme» pendant cette période de confinement sanitaire général ! Comment mettre en pratique, surtout, la garde alternée et faire assumer, dans l’intérêt supérieur de l’enfant, le droit de garde et le droit de visite dans le strict respect des restrictions sanitaires décrétées par les pouvoirs publics, y compris la distanciation sociale ? Et si le divorce des parents est le principal fléau pour l’enfant, il se traduit souvent aussi, en cette période de confinement sanitaire général, par le manque de soins que des parents accablés, qui ne vivent pas parfois dans la même ville, ne peuvent pas assurer.

9. La difficulté a été récemment mise en lumière à la faveur d’un jugement rendu le 25 mars 2020, qui a pris la forme d’un «jugement de principe» et où il est affirmé en substance ce qui suit : «Nous…Juge de la famille près le Tribunal de première instance de Médenine.

En application du Code de protection de l’enfant et partant de l’état sanitaire spécial vécu par le pays en rapport avec les risques de propagation du Coronavirus  et de contamination par ledit virus, et des décrets présidentiel et gouvernemental adoptés portant interdiction de circuler et confinement sanitaire général ; et dans le souci de sauvegarder l’intérêt supérieur de l’enfant dans ces circonstances exceptionnelles

Décidons la suspension du droit de visite et du droit d’accompagnement assorti de la possibilité de garder l’enfant pendant la nuit, précédemment accordés par des jugements ou ordonnances rendus à tous les citoyens résidant dans le ressort de compétence de ce tribunal, et le maintien de la garde exclusive de l’enfant par le titulaire du droit de garde, avec possibilité pour l’autre parent titulaire d’un droit de visite de voir l’enfant seulement, dans le strict respect des mesures de protection de la santé de l’enfant et garantissant la non distanciation du domicile de son gardien, étant précisé que cette possibilité de voir l’enfant ne s’applique pas au parent concerné par une mesure de confinement spécial… ».

10. Cette décision pourrait paraitre conforme au souci de sauvegarder l’intérêt supérieur de l’enfant si elle ne comportait, par son caractère péremptoire général, une contradiction majeure avec ce principe qui implique une évaluation au cas par cas, ainsi que rappelé par le Comité des Nations unies des droits de l'enfant, dans son Observation générale n° 14 (2013) selon laquelle la considération principale de l'intérêt supérieur de l'enfant  constituait, tout à la fois, un droit de fond, un principe juridique interprétatif fondamental et une règle de procédure. Cela implique que lorsqu'une décision - qui aura des incidences sur un enfant en particulier, un groupe défini d’enfants ou les enfants en général- doit être prise, le processus décisionnel comporte une évaluation de ces incidences (positives ou négatives) sur l’enfant concerné ou les enfants concernés. «L’évaluation et la détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant requièrent des garanties procédurales. En outre, la justification d’une décision doit montrer que le droit en question a été expressément pris en considération…»(6).

11. Mais le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant requiert davantage! Il conduit à s’interroger sur la considération réelle donnée à ce principe tant au moment de l’adoption du décret présidentiel n° 2020-28 du 22 mars 2020, précité, portant confinement sanitaire général qu’à la date de cessation de la mesure de confinement ainsi décrété, prévue pour le 19 avril 2020 et de la décision qui lui succéderait et qui porterait, vraisemblablement, renouvellement, total ou partiel, dudit confinement. L’intérêt supérieur des enfants pèse-t-il réellement sur la balance au moment où les plus hautes instances de l’Etat examinent et évaluent l’incidence du confinement général sanitaire comme de toute décision de «déconfinement», total ou partiel, sur les enfants?

12. Une question redoutable, mais essentielle, surgit alors. S’il est décidé que les enfants pourront reprendre le chemin de l’école –selon des formes à définir-, pareille décision sera-t-elle prise en considération des intérêts primordiaux des enfants en veillant notamment à préserver leur santé et les prémunir des risques de contamination, ou bien cette décision est-elle davantage motivée par des soucis économiques généraux, y compris le besoin de libérer les parents confinés et d’assurer, ainsi, la relance des activités d’une économie au bout de ses difficultés?(7)

Quelle place est-elle donnée aux enfants en vue d’exprimer leurs opinions et de participer dans la lutte contre le Covid-19?

13. Un autre principe majeur nous interpelle, celui du droit de l’enfant en tant qu’individu - mais aussi des enfants en général- d’exprimer son opinion et le droit à ce que ces opinions soient prises en considération, principe proclamé par la Convention des droits de l’enfant (art. 12) et consacré expressément en Tunisie par le Code de protection de l’enfant (art. 10). L’idée en est que les enfants sont détenteurs de droits et ont notamment le droit de participer activement, en fonction du niveau de développement de leurs capacités, à la réponse à la crise née de la pandémie «Covid-19», notamment par des initiatives entre pairs.

Recommandations et priorités d’action

R1- Promouvoir le droit de l’enfant à la vie, à la santé et au développement et répondre aux besoins pressants générés par la pandémie «COVID-19»

Protéger la santé des enfants en veillant à ce que des fournitures et des équipements de protection soient accessibles à toute la population, y compris dans les régions les plus pauvres, où les enfants doivent avoir accès aux services élémentaires dont ils ont besoin pour se protéger, en se lavant correctement les mains et en observant des règles d’hygiène.

Faire des besoins des enfants vulnérables une priorité et ne pas interrompre les services de santé maternelle, néonatale et infantile qui sauvent des vies.

Continuer à répondre aux besoins pressants générés par la pandémie «COVID-19» tout en maintenant des interventions de santé essentielles(8).

Intensifier les mesures de protection sociale en adoptant des programmes et des politiques qui permettent aux familles d’accéder à des services vitaux de santé, de nutrition et d’éducation.

Accélérer l'adoption du projet de loi fondamentale sur la création d'un socle national de protection sociale, y compris l’octroi de l’Allocation universelle pour l'enfance pour tous les enfants jusqu'à l'âge de 18 ans, qui leur permettra de répondre à leurs besoins fondamentaux appropriés à leur  développement mental, spirituel, moral et social, en particulier en ce qui concerne la nutrition et l'habillement et les frais d'études de base.

R2- Garantir le droit à l’éducation et permettre aux enfants de continuer à bénéficier des divers moyens d’enseignement et d’apprentissage

Veiller à ce que tous les enfants disposent d’un accès équitable à l’apprentissage, y compris en comblant la fracture numérique afin de permettre à chaque enfant, où qu’il vive, d’être connecté à Internet et de poursuivre son apprentissage. 

Mettre en place, de concert avec les parents, les personnes qui ont la charge d’enfants et les professionnels de l’éducation, de nouvelles méthodes pour permettre aux enfants de poursuivre leur apprentissage.

Préparer la reprise du chemin des écoles dès la fin de la période de confinement sanitaire en veillant notamment à préserver la santé des enfants et à les prémunir des risques de contamination en aménageant des règles particulières d’hygiène, de sécurité et d’organisation du temps et de l'espace dabs les différentes institutions scolaires.

Redoubler d'efforts pour lutter contre l'échec scolaire et le décrochage précoce pour des raisons liées à la crise sanitaire du Covid-19 en veillant à fournir aux élèves en risque de décrochage l’aide appropriée, y compris des séances d'information psychosociales et éducatives et en affectant un nombre suffisant de psychologues et travailleurs sociaux.

Intensifier les soins des infrastructures scolaires et la fourniture du matériel pédagogique nécessaire, étendre l'utilisation des technologies modernes de l'information et de la communication et développer une interaction positive avec l'environnement, tout en allouant des fonds supplémentaires aux écoles des zones rurales et de l'intérieur pour améliorer les infrastructures et les outils éducatifs.

Garantir la reprise progressive des services des crèches et jardins d’enfants et prendre des mesures incitatives en faveur de ces services dans les zones rurales et de l'intérieur. 

R3- Protéger les enfants de la violence, de l’exploitation et de la maltraitance

Veiller à ce que la protection des enfants soit pleinement intégrée dans la réponse à la pandémie «Covid-19», avec des ressources adéquates allouées à la fois pendant et après la pandémie.

Intensifier les moyens mis à la disposition des opérateurs de première ligne dans les services de protection de l'enfance, y compris notamment les délégués à la protection de l’enfance en vue de recueillir les signalements et de venir en aide aux enfants victimes de violence à la maison ou en ligne.

Intensifier les campagnes médiatiques pour diffuser les concepts de signalement et les programmes de sensibilisation pour cibler tous les groupes cibles.

Activer davantage le numéro vert gratuit 1899 pour signaler les diverses formes de violence, d'abus, d'exploitation et de négligence subis par les enfants en période de confinement.

Empêcher que la pandémie «Covid-19» se transforme en crise de la protection de l’enfance en veillant, en cas de prise de mesures d’éloignement social et d’autres mesures de riposte, à prendre en compte les dangers uniques auxquels sont exposés les enfants vulnérables, notamment les enfants victimes de discrimination et de stigmatisation.

Soutenir les enfants séparés temporairement de leurs parents en raison de la maladie et intensifier les services de protection et de santé mentale à distance.

R4- Protéger les enfants réfugiés et migrants et leurs familles

Renforcer les mesures de protection et d’assistance arrêtées en faveur des étrangers et des membres de leur famille, tant au niveau de l’accès aux soins de santé que des aides sociales d’accompagnement arrêtées par le Gouvernement en vue de faire face à la pandémie «Covid-19», y compris les mesures consacrées à l’indemnisation au titre du chômage technique.

Suspendre l’application des sanctions pénales – par ailleurs trop injustes – prévues à l’égard des travailleurs irréguliers et des membres de leurs familles pour non-respect des règles organisant l’emploi de la main-d’œuvre étrangère,
et de la législation relative à la condition des étrangers en Tunisie.

Examiner avec bienveillance les demandes de régularisation introduites par les immigrés avant l’entrée en vigueur des mesures de confinement sanitaire général.

R5- Répondre avec bienveillance à l’appel de la directrice générale de l’UNICEF en vue Libérer les enfants détenus

Tenir compte des risques encourus par les enfants détenus dans les centres de rééducation de contracter le «Covid-19» et ordonner la libération de ceux d’entre eux qui seraient en mesure de retourner en toute sécurité dans leur famille ou dans toute autre structure appropriée.

Considérer et concevoir des mécanismes de déjudiciarisation pour les enfants accusés d’infractions délictuelles sans grande gravité.

Appliquer un moratoire immédiat sur les nouvelles admissions d'enfants dans des centres de détention, y compris notamment les enfants ayant commis des délits.

Veiller, pour les enfants ayant commis des crimes graves et non susceptibles de bénéficier de la mesure de libération exceptionnelle à réduire le nombre d’enfants par centre de rééducation et veiller à ce que les enfants ainsi privés de liberté bénéficient du meilleur état de santé possible, aient accès aux soins préventifs et curatifs appropriés et à une éducation sanitaire et qu’une attention particulière soit accordée aux risques pour la santé découlant de la privation de liberté.

Intensifier les efforts visant à maintenir en tout temps les locaux des institutions hébergeant des enfants en état et propres et à ce que ces derniers puissent accéder facilement à des installations sanitaires hygiéniques et respectant leur intimité.

Hatem Kotrane
Professeur en droit
Ex-membre et vice –président du Comité des Nations Unis des droits de l’enfant

(1) Décret présidentiel n° 2020-28 du 22 mars 2020, limitant la circulation des personnes et les rassemblements hors horaires du couvre-feu, JORT n° 24 du 22.03.2020.

(2) Cf. Hatem Kotrane, « Ce que Elyes Fakhfakh, a omis de dire! », Leaders 14mars 2020.

(3) Cf. Hatem Kotrane, « Faire bloc derrière le gouvernement pour la sauvegarde de l’économie, des entreprises et l’emploi », Leaders 23 mars 2020.

(4) Cf. Jeune Afrique, Tribune : « Coronavirus : la Tunisie ne peut pas s’offrir le luxe du confinement », Par Amine Snoussi et Nessim Ben Gharbia, publié en ligne, 05 avril 2020 à 11h24.

(5) Ibid.

(6) Comité des droits de l’enfant, CRC/C/GC/14, Observation générale n° 14 (2013) sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale (art. 3, par. 1), paras. 1-7.

(7) La question divise par exemple en France, depuis l’annonce par le président Emmanuel Macron, dans son discours du 13 avril que les élèves devraient retrouver les cours le 11 mai. En dépit des assurances données, une certaine inquiétude grandit déjà dans les rangs des syndicats d'enseignants.
- Cf. Sébastien Nieto, « Réouverture des écoles le 11 mai : cinq questions sur une décision qui ne fait pas l’unanimité », Le Parisien, Le 14 avril 2020 à 11h47, modifié le 14 avril 2020 à 16h27).

(8) UNICEF, Protéger les enfants les plus vulnérables des effets de la COVID-19 : Programme d’action, Portail UNICEF, 08 avril 2020.

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