La médina au temps des pachas beys de Mohamed El Aziz Ben Achour
La médina de Tunis exerce depuis toujours un attrait indéniable sur les visiteurs qui la découvrent mais aussi sur les nombreuses personnes qui aiment souvent déambuler à travers ses souks et ses rues. Toutefois, chez la plupart des voyageurs qui s’intéressent au patrimoine architectural, ce plaisir, réel, se voile de l’insatisfaction de ne pouvoir découvrir, derrière les lourdes portes richement décorées, l’organisation interne des palais et demeures. Aussi avons-nous consacré dans le présent ouvrage une place de choix à la découverte de maisons emblématiques d’une civilisation, d’une époque et d’une culture. Outre la place primordiale accordée à l’architecture et au décor, nos lectrices et lecteurs trouveront une présentation de divers aspects de la vie quotidienne et leur combinaison avec un environnement bâti vieux de plusieurs siècles.
Le patrimoine historique des villes anciennes n’étant culturellement édifiant que si l’on accorde une place non négligeable à la vie qui animait non seulement l’intimité du foyer mais également l’activité extérieure, les souks, leur organisation socio-professionnelle, leur activité économique. On partira ici à la découverte d’un monde : celui des citadins de Tunis, notamment celui des baldis- de la médina, et de ses faubourgs, dans la paix et face à l’adversité.
Nous avons cru utile de consacrer des développements sur la dynamique sociale mise en œuvre à Tunis, dont le caractère était d’être à la fois une vieille cité au rythme accordé à un attachement aux anciennes traditions, et la capitale politique ,économique et culturelle, encline, par essence, aux renouvellement des élites. Les relations entre les deux mondes sont étudiées sous divers aspects, notamment leur expression dans les stratégies matrimoniales des familles. Enfin, le lecteur aura le loisir de découvrir un aspect particulièrement attachant de la culture citadine, celui des promenades champêtres, de la villégiature et des résidences de plaisance dans les environs de Tunis, qui, dès le retour du printemps, constituaient une sorte de prolongement ensoleillé de la médina.
Nous souhaitons que nos lectrices et nos lecteurs trouvent dans cet ouvrage, un heureux équilibre entre un légitime intérêt pour les vieilles pierres et le souvenir de la vie que connurent ceux qui ne sont plus.
La médina : Au temps des pachas beys
Architecture • Société • Culture
de Mohamed-El Aziz Ben Achour
Editions Leaders, 2025, 244 pages, 40 DT
En librairies et sur www.leadersbooks.com.tn
Mohamed-El Aziz Ben Achour
Bonnes feuilles
Visions de la médina de Tunis et de ses citadins dans l’ancien temps
L’historiographie traditionnelle est unanime à reconnaître à Tunis la prééminence sur toutes les autres villes du pays à partir du XIIIe siècle, lorsque les sultans hafsides en firent la capitale de leur royaume. Parmi les raisons de cette supériorité incontestée, le discours lettré autant que la tradition orale mettent en avant le rayonnement religieux et érudit de la cité. Davantage que la diversité et la prospérité de ses souks et la richesse de ses marchands, ce qui fit très tôt le prestige de Tunis, c’était la présence au cœur de la médina de la Grande mosquée Zitouna, fondée au IXe siècle et, depuis, pôle de l’islam malékite et des disciplines religieuses, juridiques et littéraires dont l’enseignement était dispensé dans son université d’époque médiévale.
Capitale, elle était à ce titre à la fois le siège du pouvoir et de l’autorité judiciaire chargée d’appliquer la charia. A ce double titre, elle drainait et abritait les meilleurs spécialistes du fiqh (droit musulman), des magistrats et des jurisconsultes. Tunis faisait donc figure de la ville la plus savante d’Ifriqiya, «remplie, à en croire l’historiographe du XVIIe siècle Ibn Abi Dînâr - auteur du célèbre el Mu’nis fî akhbâr Ifriqiya wa Tunis datant de 1681 -, de savants et de vertueux». L’écrivain et voyageur el Hâjj Mohamed Al ‘Abdarî va même plus loin puisqu’il affirme dans sa Rihla maghribiyya (vers 1289) qu’elle surpasse Le Caire. D’une façon générale, les historiens anciens ne tarissent pas d’éloges à l’adresse des sultans hafsides qui sont à l’origine de cette tradition et de cette prééminence. Leurs successeurs surent – à quelques exceptions près – perpétuer cet éclat par leur action en faveur de la religion et du savoir : Youssouf Dey (1610-1637), Hammouda Pacha Bey le Mouradite (1631-1666) dont le nom était associé au prestige de Tunis au-delà des limites du pays. Plus tard, les beys husseïnites (1705-1957) et certains de leurs vizirs s’imposèrent dans l’esprit des lettrés comme les garants d’un ordre urbain propice à l’essor des souks, ainsi que des protecteurs des oulémas et des bienfaiteurs de l’érudition : Husseïn Bey Ben Ali (1705-1735/40), Ali Pacha (1735-1756), grand bâtisseur de médersas, Hammouda Pacha le Husseïnite (1782-1814) et son bras droit Youssouf Saheb Ettabaâ ou encore Ahmed Pacha (1837-1855), auteur d’une réforme de l’enseignement zitounien, puis Sadok, à l’instigation de son Premier ministre Khéredine. A l’inverse, les mauvais princes – en particulier Mourad III le Mouradite (1699-1702) - sont restés dans les mémoires comme des ennemis de la religion et des tueurs d’oulémas.
.jpg)
Cité pieuse, la médina vivait avec la rassurante certitude d’être protégée par une constellation d’hommes et de femmes de sainteté et de vertu : Sidi Mahrès, Sidi Belhassen, Sayda Manoubiyya et bien d’autres encore. Côtoyant magistrats et professeurs au sein des familles et dans les souks qui se pressent autour de la Grande mosquée, la population tunisoise pratiquait un islam sunnite coloré de croyances soufies agréées par les oulémas. Cette forte culture religieuse imprégnait les travaux et les jours. Ibn Abi Dînâr consacre ainsi dans son Mu’nis un chapitre à la ferveur vouée aux recueils de hadiths et notamment le Sahîh d’El Boukhârî par les fils de la médina ; non sans faire allusion, au passage, au formalisme ou à l’hypocrisie de certains. En tout cas, elle bénéficie, affirment ses mémorialistes, de la protection divine et de la baraka de ses saints ; à telle enseigne qu’elle acquit définitivement la réputation d’une ville invulnérable aux tyrans et aux créatures malfaisantes. Al Wazîr al Sarraj al Andalusi, historien tunisois du XVIIIe siècle, raconte dans ses Al Hullal al Sundusiyya que le célèbre ouléma médiéval Ibn Abi Zayd el Qayrawânî, voyant les sauterelles fondre sur Kairouan, dit «Allez à Tunis». Compagnons et disciples, interloqués, firent remarquer au maître que Tunis est une ville d’islam et qu’il n’y avait pas lieu de lui souhaiter ce fléau. Il leur répondit que les criquets sont comme une armée de tyrans et d’oppresseurs et que seule Tunis a le pouvoir d’anéantir tyrans et oppresseurs :
وَكُلّ جَبّـَــــار إذَا مَا طَغَى وكَان في طُغْيانِهِ يُسْرِفُ
أَرْسَلَــــهُ اللّهُ إِلَى تُـــونس فَــكُلّ جَبّـر بها يُقْصَفُ
Toutefois, la cité de Tunis n’était point spartiate. Une civilisation urbaine s’y épanouissait et continua de s’y épanouir jusqu’au XIXe siècle : riches marchands-exportateurs et importateurs en relation avec l’Orient, le Maghreb et l’Europe méditerranéenne, souks prospères offrant une production soignée et raffinée, vastes fondouks abritant caravanes et négociants venus de toutes les régions, riches demeures, nombreux établissements voués au savoir et à l’hébergement des étudiants ainsi que des hospices et hammams et autres commodités, tandis que les environs (El Ahwâz) lui fournissaient toutes sortes de denrées propices à un raffinement culinaire.
Médina illustre, ville royale, ville-capitale, Tunis demeure cependant bienveillante. Vieux citadins et nouveaux venus s’y attachent avec une égale affection. En mars 1842, le célèbre chroniqueur et vizir Ahmed Ben Dhiaf, en mission auprès du gouvernement ottoman, compose en souvenir de la médina et ses environs des vers émouvants qui enchantèrent son hôte, le cheikh-el-islam du califat. A la même époque, El Béji El Mass’oudi, en cure à Korbous, à quelques dizaines de kilomètres de Tunis, écrit un poème d’une profonde nostalgie en souvenir de cette cité. Il n’est pas jusqu’à Ahmed Pacha Bey, reçu en roi à Paris en 1846, qui ne songe avec mélancolie, alors qu’il se promène sur les Champs-Elysées, au faubourg de Bab Alioua et à son marchand de beignets !
Cette vision embellie d’une Tunis très citadine et très musulmane, fraternelle et, en même temps, imbue de sa supériorité, allait demeurer vivace jusqu’aux bouleversements du XXe siècle. Rien des nombreux événements, des changements économiques, sociaux et politiques n’affecte le discours lettré imperturbablement béat. Elle est toujours la Bien-gardée (al Mahroussa). Seul Ben Dhiaf, fin observateur et au fait des manœuvres et pressions étrangères, donne du Tunis de la seconde moitié du XIXe siècle une image réaliste. Sans oublier que son célèbre Ithâf ahl Al Zamân nous permet de déceler les différentes catégories sociales de la ville en tant que médina et en tant que capitale, alors que l’historiographie se contentait des deux notions classiques et fatalement vagues d’el Khâssa (l’élite) et la ‘Amma (la masse).
En quittant le discours lettré pour aborder le vocabulaire en cours jadis dans la médina, on découvre les nuances, les ségrégations et les hiérarchies qui meublent la vision des citadins musulmans d’eux-mêmes et des autres communautés. Première échelle des valeurs : celle de la confession. Les Tunisois se définissent d’abord par leur appartenance à la Oumma islamique. Ils sont donc les premiers de la médina d’abord à ce titre. Par conséquent, tout coreligionnaire - qu’il vienne d’Orient ou d’Occident, jamais n’est qualifié d’étranger et accède ipso facto – théoriquement du moins – au même niveau que le Tunisois. Au-dessous, se trouvent les citadins non musulmans dont le statut de dhimmi-s était intensément vécu dans la culture sociale de la cité. Au sein de la population infidèle, le musulman établissait une ségrégation dont les israélites faisaient les frais. Le racisme antijuif, s’il n’a jamais pris les formes violentes et massives de l’antisémitisme européen, ne se limitait pas seulement au verbe. Il prenait dans les ruelles de la médina la forme de plaisanteries de mauvais goût, telles que la «staqa», la tape sur la tête dont ne se privaient pas adultes musulmans de bas étage et garnements. Malgré cela, les autochtones de cette communauté vivaient en bonne entente avec les citadins musulmans, notamment dans les souks. Dans les sphères du pouvoir, les grandes familles juives participaient à la gestion de l’administration beylicale et jouissaient du statut de dignitaires que la fonction de caïd des israélites (qâ’id al yahoud) couronnait. La communauté des juifs-Grâna originaires de Livourne, où leurs ancêtres avaient été accueillis par les Médicis après leur expulsion d’Espagne, était plus moderne et plus ouverte sur l’Europe et sa culture. Elle constitua rapidement une élite économique, médicale et politique respectée. Les chrétiens, n’étant pas une communauté tunisienne mais essentiellement un groupe de négociants appartenant à des pays européens, n’étaient pas, de ce fait, soumis au statut de dhimmi-s. On les qualifiait de nassârâ ou encore d’ajânib (étrangers non musulmans).
Outre ces hiérarchies, les Tunisois en avaient établi une au sein de la communauté arabo-islamique du pays. Evidemment, la société de la médina occupait la première place. Le Tounsî, c’est celui qui est originaire de Tunis. Le reste de la population musulmane – plus exactement celle qui n’était pas intégrée – était définie par le terme générique de barrânî (barrâniyya, au pluriel), littéralement celui qui est de l’extérieur ou hors les murs. Le caïd al Barraniyya était, à Tunis, le chef des sujets musulmans non tunisois du bey résidant et travaillant à Tunis et ses environs. Certes, on appréciait les lignées citadines de Kairouan, Sousse ou Sfax, par exemple. Certains parmi les plus cultivés des Tunisois appréciaient à leur juste valeur l’ancestralité et la noblesse de tel ou tel clan bédouin. Dans l’ensemble, toutefois, la médina ne s’intéressait pas particulièrement à ce qu’il y avait au-delà des remparts. Quant aux nouveaux venus désireux d’intégrer la société tunisoise, ils s’empressaient d’adopter les us et coutumes de la cité, confortant ainsi les vieilles élites urbaines dans leur rôle de modèle.
Notons, à ce propos, que des sortes de « ségrégations» sociales liées au plan de la ville étaient culturellement prégnantes. Une hiérarchie, longtemps vivace, marquait les rapports entre la médina et les faubourgs. Entre ces derniers eux-mêmes aussi : les gens de Bab Souika et ceux de Bab al Jazira étaient dans une sorte de constante compétition de citadinité. A ces légères animosités fort anciennes, et propres, au demeurant, à bien des cités dans l’histoire et le présent, s’ ajouta à partir de la conquête ottomane la cohabitation des malékites et des hanéfites. Chez ces derniers et leurs descendants se développa un sentiment de supériorité au nom de l’œuvre libératrice des troupes de Sinan Pacha dans l’affrontement hispano-turc. A la superbe des «hanéfites», les milieux autochtones malékites opposaient d’illustres ascendances que l’arrivée des Morisques andalous au XVIIe siècle vint enrichir. A l’égard des mamelouks, dignitaires civils et militaires aux ordres du bey, la médina entretenait une crainte mêlée d’un secret mépris. On ne leur pardonnait pas d’accumuler tant de pouvoirs sur le pays et les gens, eux qui étaient sans pays et sans famille. La plupart des mamelouks le leur rendaient bien, tenant la population tunisienne en piètre estime. A la veille de la conquête française de 1881, les choses avaient déjà changé. Le caractère allogène des descendants d’ottomans n’était plus qu’un lointain souvenir et les turbulences de la milice des janissaires terminées depuis la dernière révolte de 1816. Le Dey lui-même, naguère maître de Tunis, vit ses pouvoirs progressivement et définitivement confisqués par les pachas beys husseïnites.
Tout au long des années 1840-1880, la pénétration de plus en plus agressive de l’Europe, de ses marchands – appuyés par leurs consuls – et de ses produits manufacturés concurrencent dangereusement l’économie des souks et provoquent une paupérisation ou, à tout le moins, un déclin des milieux de l’artisanat et du commerce. Nous avons parlé à différentes reprises de cette crise précoloniale et ses multiples conséquences sur la politique, l’économie et la société dans nos précédents ouvrages publiés par les soins de Leaders(*)
A présent, il est temps, après ce panorama historique, de proposer à nos lectrices et lecteurs de partir à la découverte de la médina de Tunis, son cadre urbain, son architecture et ses demeures, ses fondations et établissements urbains. Sans oublier la société, les hommes dans la paix et face à l’adversité. Nous souhaitons qu’ils trouvent dans les chapitres qui vont suivre un juste équilibre entre un légitime intérêt pour les vieilles pierres et le souvenir de la vie que connurent ceux qui ne sont plus.
Mohamed-El Aziz Ben Achour
(*) La Tunisie, la Méditerranée et l’Orient au miroir de l’histoire (Leaders éd. Tunis, 2019, 2e édition, 2024). Aux temps des émirs et des beys (Leaders éd. Tunis,2O22). La Tunisie de jadis et de naguère à la rencontre de l’Orient et de l’Occident (Leaders éd. Tunis, 2024).
Lire aussi
• Un nouveau livre de Mohamed-El Aziz Ben Achour : La médina au temps des pachas beys
• La médina au temps des pachas beys de Mohamed El Aziz Ben Achour: Entre demeures et monuments