News - 09.01.2021

Yassine Brahim: Plusieurs batailles sont à mener... (Vidéo)

Yassine Brahim: Plusieurs batailles sont à mener...

Par Yassine Brahim. Ingénieur centralien, ancien ministre, ancien chef du parti Afek Tounès -

Que retenez-vous le plus de ces dix dernières années?

La liberté d’expression : tous ceux qui ont vécu adultes intéressés par la chose publique avant le 14 janvier 2011 mesurent l’importance de ce privilège aujourd’hui.

Beaucoup critiquent aujourd’hui ce qu’ils appellent les «débordements» de cette liberté : manifestations, sit-in, etc., qui ont parfois des conséquences touchant la liberté d’autrui, le droit au travail, le fonctionnement d’institutions ou de sites de production vitaux, etc.

Que la frustration perdure aussi longtemps et se manifeste du coup de manière régulière n’est pas surprenant si nous regardons l’histoire des révolutions depuis des siècles et notamment les plus récentes dans les pays d’Europe de l’Est. Les origines des frustrations cumulées pendant des dizaines d’années ne peuvent pas disparaître juste parce que le peuple a retrouvé la liberté. Même quand celle-ci va assez vite au-delà de la parole, et permet de choisir ses représentants pour gérer les affaires publiques. La démocratie est l’une des fondations de la traduction de la liberté. Le peuple choisit qui va le représenter pour gérer les affaires et services publics de la communauté. Ainsi se composent une majorité pour exercer ce pouvoir et une minorité qui exercera un contre-pouvoir, l’opposition. Les « gagnants » en démocratie, si leur majorité est confortable, peuvent exécuter leur programme mais les contre-pouvoirs seront là pour sensibiliser l’opinion publique, le peuple, sur les éventuels méfaits de ce programme. Ceux qui ont la manette surveillent ainsi toujours l’opinion publique et réfléchiront plus, avant d’entamer des actions sans convaincre cette opinion même si quelques mois ou années plus tôt ils ont eu une majorité.

En deux mots, la gouvernance publique dans un système démocratique est bien plus complexe et élaborée qu’elle l’est dans les autocraties telles que celles dans lesquelles nous avons vécu avant. La démocratie est une voie naturelle pour les peuples libres, et nous avons, je pense et j’espère, dépassé la ligne de non-retour en arrière. Les systèmes démocratiques ne sont cependant pas figés et sont même en train d’évoluer en Occident, nous sommes presque chanceux de devenir un pays démocratique à ce moment de l’histoire où des débats existent sur la manière d’améliorer le rapport entre les peuples et leurs gouvernants un peu partout dans le monde.

Pour revenir à nos dix ans, nous avons reculé sur le plan des services publics, que ce soit dans les administrations ou les entreprises publiques. Ces organismes faisaient souvent preuve de rigueur, de discipline, de respect de la hiérarchie, avant la révolution, probablement en grande majorité par peur des représailles d’un système autoritaire. Le suremploi déjà existant avant la révolution et accentué dans cette phase d’achat du calme par distribution de postes non productifs a accentué la non-efficience de ces services. Enfin, l’impunité imposée de fait, devenue une culture parfois défendue par les syndicats, a fait baisser les bras des managers les plus compétents et rigoureux au sein de la fonction publique et des entreprises publiques.

Pensez-vous que la démocratie demeure la véritable voie d’avenir et à quelles conditions ? 

Nous n’étions aucunement préparés à cette démocratie soudaine, et la maturité des offres politiques et celle des citoyens est encore au stade quasi initial. Une constituante, les trois premières années, ayant créé de grandes craintes de nous retrouver dans une voie sombre bien pire qu’avant. Puis à la naissance d’un nouvel espoir fin 2014, trois attentats sont venus tuer l’élan dès 2015. Sue le plan géopolitique, ces dix dernières années ont été aussi très difficiles. Une guerre qui dure chez nos frères libyens où les combattants sont entraînés, et une image déplorable, et malheureusement factuelle, d’un pays exportateur de terroristes en Syrie. En conséquence, notre économie n’a pas pu bouger sur cette période, avec un recul important des investissements et du tourisme.

La tentative de consensus politique entre progressistes et islamistes a échoué. Une deuxième expérience après celle de la Troïka où ils dominaient, montrant que même battus, les islamistes réussissent à diviser leurs adversaires et les affaiblir jusqu’à reprendre la main.  Ils ont même fini par utiliser les fils pour renverser le père les deux dernières années où l’équipe au pouvoir était plus rivée sur l’échéance suivante et les tentatives d’élimination des adversaires que la gestion des affaires concrètes et nombreuses qu’attendait la population. Enfin, des élections en 2019 qui ont donné un résultat éclaté ne permettant pas de composer une majorité «naturelle» obligeant des consensus qui ne tiennent pas, et du coup donnant un pouvoir « virtuel » de blocage à un Président élu comme celui qu’a exercé Ennahdha de 2014 à 2019 avec BCE, paix à son âme.

Comment s’en sortir sur le plan politique ? Vaste et difficile question. En général, toutes les phases postrévolutionnaires ont vécu une restauration. Il semble que nous nous y dirigeons si nous n’y sommes pas déjà. Un mouvement réellement progressiste alliant tradition et modernisme doit pouvoir s’installer auprès des trois tendances conservatrices assez extrémistes chacune à sa manière qui dominent la scène politique actuelle. Encore faut-il que l’élite progressiste ne baisse pas les bras et ne revienne pas à la position confortable de spectateur par rapport aux affaires publiques.

Sur un plan plus positif en termes de bilan, on ne le dit pas assez, beaucoup d’acteurs ont fait avancer les choses ces dix dernières années. Avant tout, les créations culturelles : le cinéma tunisien impressionne de plus en plus, le théâtre, la musique, la peinture, les livres, les expositions, les festivals, etc. Les start-up fleurissent partout, la plupart travaillent à l’export. Les investissements privés ont persisté dans les moments les plus difficiles. Certes la croissance a stagné sur cette longue période et les foyers tunisiens se sont appauvris sur le plan monétaire, mais la vigueur du secteur privé nous a permis de limiter les dégâts.

La société civile s’est aussi développée de manière intéressante. Regardez le nombre d’initiatives de solidarité sur le plan national, régional et local, qui ont émergé pendant la crise du Covid-19. Le nombre de programmes de coopération internationale pour la société civile s’est aussi beaucoup développé dans le domaine de la gouvernance locale, de la santé, de l’environnement, de l’éducation, de la citoyenneté, etc.

Notre attention est toujours rivée sur le gouvernement, le parlement, Carthage, parfois les municipalités, mais une société ne se développe pas juste par la bonne gouvernance de ses gouvernants publics, elle se développe aussi par la performance de ses opérateurs privés et le développement de son tiers secteur, société civile, coopératives, mutuelles, etc. Certes tout est interdépendant, une gouvernance publique performante et transparente facilite beaucoup le développement des opérateurs privés et le tiers secteur. Et c’est là notre plus grande marge de progression.

Êtes-vous confiant pour les dix prochaines années?

Même si je suis de nature optimiste, j’avoue que j’ai ces derniers temps, comme beaucoup de Tunisiens, des hauts et des bas quant à l’avenir à court terme, car comme nous l’avons vécu, dix années c’est long mais le temps passe vite.

Les facteurs exogènes influeront toujours notre avenir. J’espère qu’ils seront plus positifs les dix prochaines années qu’ils ne l’ont été durant les dix dernières. Des voisins plus stables, une meilleure anticipation et maîtrise des groupes terroristes par nos forces de sécurité, une Europe plus ouverte et collaborative, un Moyen-Orient moins intrusif, une Amérique plus apaisée et plus consciente des risques que représentent les mouvements mélangeant religion et politique, en qui ils croyaient et soutenaient en 2011.  

Quant à ce qui est entre nos mains, je me limiterais à trois sujets essentiels qui peuvent rendre ces dix prochaines années bien meilleures que celles d’avant.

Le premier étant la reprise par nos forces vives, et pas seulement l’État, du chantier de l’éducation de nos enfants. L’investissement premier de Bourguiba à l’indépendance doit revenir en force et se mettre à l’air du temps. Le système éducatif chez nous a bien souffert ces 20 dernières années. La société civile doit s’en mêler plus fortement. Des associations de parents d’élève partout. L’accès à l’éducation est le premier service de l’État certes, mais la société civile peut beaucoup aider pour limiter les sorties du cursus scolaire et donner une chance à chacun pour accéder à la connaissance et prendre l’ascenseur social. Le secteur public doit faire le maximum, augmenter en efficacité, et améliorer la qualité des enseignants et des conditions de travail des élèves.

Le secteur privé a aussi son rôle à jouer. Les pays les plus développés au monde et qui réussissent à limiter la pauvreté ne comptent pas uniquement sur l’État pour l’éducation de leurs enfants. Le secteur privé éducatif accueille les enfants des familles aisées certes. Il doit aussi accueillir des élèves issus de classes sociales n’ayant pas les moyens mais qui mériteraient d’avoir accès aux meilleures écoles et université du pays, en montant des structures de financement pour pouvoir les intégrer.

Le deuxième chantier est celui de la remise en selle de l’État, son administration et ses entreprises publiques, sans plus tarder. Son rôle et ses priorités doivent être discutés avec l’Ugtt et un accord sur 10 ans entériné. Nous avons passé dix ans à fuir cette discussion, nous ne pouvons désormais plus le faire, les caisses se sont vidées et le ras-le-bol vis à vis du service public est au summum.

Je vois un État concentré sur l’essentiel. L’éducation, la santé, la sécurité, la justice, les ressources essentielles, notamment l’eau et l’énergie, et enfin l’infrastructure fluidifiant la circulation des hommes et des marchandises. Tout le reste est dispersion et perte de temps et d’argent pour l’État.

Enfin, la troisième action que je vois importante pour les dix ans à venir : nous avons une vraie discussion/négociation à mener avec l’Europe. Depuis le début de notre existence, notre lien avec l’Europe, par notre proximité géographique, a été très fort. Nous sommes cependant aujourd’hui, si on ramène les mesures au pouvoir d’achat, trois ou quatre fois plus pauvre que les Européens. Il est donc normal que nos jeunes, n’ayant pas une chance de trouver un travail ou d’autres ambitieux au-delà de ce que peut leur proposer le marché tunisien, aspirent à émigrer en Europe. Par ailleurs, l’Europe vieillit, l’âge médian est de 43 ans. Elle a besoin de force vive. L’Europe a besoin de l’immigration mais elle ne veut pas la subir de manière aléatoire. Nous non plus. Voir nos cerveaux partir tous les ans, et nos jeunes chômeurs mourir en mer par désespoir nous fait mal.

Je pense qu’il y a matière à trouver un win-win deal avec l’Europe sur ce sujet. Nous l’avions fait dans les années soixante-dix quand l’Europe avait besoin d’ouvriers. Jusqu’à ce jour beaucoup de villes et villages en Tunisie vivent encore des transferts des parents et enfants d’émigrés basés en Europe. Cette source de devises a été la première pour le pays les années de souffrance dans le tourisme, comme cette année, au-delà de cinq mille millions de dinars.

L’Europe nous demande légitimement de mieux gérer nos frontières maritimes pour éviter l’émigration clandestine, et de rapatrier ceux qui réussissent à échapper à nos garde-frontières. Je suis certain qu’elle sera prête en contrepartie à négocier pour certains métiers une émigration choisie. A nos gouvernants de s’atteler à cette négociation.

En conclusion, avec notre emplacement géographique assez exceptionnel, dans une Afrique du Nord en pleine effervescence démographique, au nord de l’Afrique, le continent au plus fort potentiel économique, au Sud de l’Europe, le continent moteur historique du monde libre, avec la qualité du système éducatif mis en place par les bâtisseurs de la Tunisie indépendante et grâce enfin à la liberté acquise il y a dix ans qui a permis l’installation enfin de la démocratie dans notre pays, tous les ingrédients sont là pour que notre pays décolle.

Plusieurs batailles sont à mener pour ce faire et les plus importantes étant celles contre le fatalisme et l’inertie.

Tunisie, Dix ans et dans Dix ans
Ouvrage collectif sous la direction de Taoufik Habaieb
Editions Leaders, janvier 2021, 240 pages, 25 DT

www.leadersbooks.com.tn

Yassine Brahim
Ingénieur centralien, ancien ministre, ancien chef du parti Afek Tounès

 

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