News - 19.06.2019

Les recours tunisiens au Conseil de sécurité :1958, Sakiet Sidi Youssef, la première bataille de l’évacuation

1958 Sakiet Sidi Youssef, la première bataille de l’évacuation

Le samedi 8 février 1958, jour de marché, le village de Sakiet Sidi Youssef est bombardé, dès 11 heures du matin, par l’aviation française basée en Algérie. Une escadrille de 25 avions (onze bombardiers, six chasseurs-bombardiers et huit chasseurs) pilonne la ville, faisant près de 80 morts et 150 blessés. S’agissant d’un acte flagrant d’agression, la Tunisie décide de déposer une plainte contre la France au Conseil de sécurité.

Mongi Slim se rend le matin même de Washington à New York et s’entretient avec les délégués de tous les pays membres du Conseil, les membres permanents ainsi que le Canada, la Colombie, l’Irak, le Japon, le Panama et la Suède. La Tunisie s’attache autant à prévenir le risque de nouvelles attaques qu’à amener le Conseil à poser le problème de fond: la présence de troupes françaises en Tunisie et la continuation de la guerre coloniale en Algérie. La finalité de la démarche est d’internationaliser la question sous responsabilité occidentale.

Avec l’Ambassadeur Wadsworth (délégué adjoint des Etats-Unis, le délégué Henry Cabot Lodge étant absent), l’entretien est positif: les Etats-Unis jugent sévèrement l’opération militaire contre la Tunisie et déplorent la faiblesse du gouvernement français face à l’armée d’Algérie; du reste, ils ne souhaitent pas un débat de fond au Conseil qui ne pourrait être qu’un déballage au profit de l’Urss. Les Etats-Unis semblent mûrs pour une intervention directe auprès de la France.


L’entretien avec l’Ambassadeur du Royaume-Uni, Sir Pierson Dixon, est difficile. Un débat à chaud, selon lui, n’apporterait rien: des accusations réciproques et des invectives sans intérêt. Il vaut mieux retarder le débat et, quand l’émotion sera retombée, un échange substantiel permettra d’envisager des mesures concrètes. Dans l’intervalle, il est préférable de préparer les conditions d’une négociation sur l’avenir de la paix dans la région. Mongi Slim répond que la Tunisie est menacée sur deux fronts: l’armée française d’Algérie et les forces françaises basées en plusieurs points du territoire tunisien; d’autre part, la Tunisie ne peut pas rester passive: faute de réagir énergiquement après une agression armée de cette ampleur, elle s’expose à de nouvelles agressions et à des incursions en profondeur sur son territoire.

Le Conseil de sécurité est en mesure de constater les faits et de prévenir les risques. Du reste, nous réalisons que la cause profonde de l’agression est la guerre coloniale qui s’intensifie à nos frontières.Sir Dixon reconnaît que l’opération laisse craindre une escalade. La parade, dans ce cas, ne saurait être un débat au Conseil mais un dialogue assorti d’une caution crédible.

Le raisonnement tunisien est bien reçu par les autres collègues. Le Canada recommande une mission confiée aux Etats-Unis avec pour mandat de rapprocher les parties. Auprès du Secrétaire général, Mongi Slim exprime le souhait d’une mission dirigée par le Secrétaire général en personne. Hammarskjöld en accepte le principe mais il estime que le contexte colonial évident en ferait un précédent dans la politique de décolonisation: de ce fait, la France et le Royaume-Uni s’y opposeront certainement. Il estime par ailleurs que le précédent de Sakiet Sidi Youssef pourrait se renouveler et s’étendre au Maroc, les forces françaises en Algérie ayant déjà détourné l’avion marocain transportant les leaders algériens, à l’insu du gouvernement français. Les menaces d’aggravation de la crise sont sérieuses. Le Secrétaire général apprécie le souci d’efficacité qui anime la Tunisie et son insistance à poser le problème de fond sans rechercher la polémique.

La réponse vient de l’Ambassadeur Wadsworth qui propose à Mongi Slim la formule d’une mission de bons offices conjointe des Etats-Unis et du Royaume-Uni auprès des deux parties. La formule correspond au vœu de la Tunisie qui cherche à impliquer les Etats-Unis pour s’interposer entre la Tunisie et la France afin de hâter l’évacuation et d’internationaliser la question algérienne. L’accord général s’établit sur la mission de bons offices.

La plainte tunisienne est inscrite le 13 février sous le libellé ‘’Plainte de la Tunisie au sujet de l’acte d’agression commis par la France contre elle à Sakiet Sidi Youssef le 8 février 1958 ’’ (Document S/3952), assortie d’un Mémoire explicatif. Le lendemain, la France inscrit une plainte libellée ‘’Situation résultant de l’aide apportée par la Tunisie à des rebelles, permettant à ceux-ci de mener à partir du territoire tunisien des opérations dirigées contre le territoire français et la sécurité des territoires et des biens des ressortissants français’’; la plainte est également assortie d’un Mémoire explicatif. Le débat, ouvert le 18 février, s’achemine rapidement vers un compromis, mais il rebondit au lendemain de l’insurrection du 13 mai à Alger, pour se conclure le 18 juin 1958 sur le compromis endossé par le nouveau Président du Conseil français, le général de Gaulle.

Le Conseil s’ouvre le 18 février sous la présidence de l’Ambassadeur Sobolev, Représentant permanent de l’Urss. La séance est censée entériner les plaintes des deux parties, puis enregistrer la proposition formelle d’offre des bons offices et prendre acte de l’accord des parties. Au cours de cette brève séance qui n’a pas dépassé une heure et quart, Mongi Slim intervient quatre fois pour réserver le droit de la Tunisie de revenir devant le Conseil en cas de désaccord et pour définir rigoureusement le mandat des deux puissances. Il précise ainsi que le conflit opposant la Tunisie à la France est double : d’une part, la présence des forces armées françaises en Tunisie, dont il demande l’évacuation complète; d’autre part, mettre fin à la situation qui met en danger la paix et la sécurité internationale dans cette région du monde, en particulier la continuation de la guerre d’Algérie. «L’offre de bons offices, conclut-il, vise à l’intervention conjointe du Royaume-Uni et des Etats-Unis dans les deux conflits». Un additif au Mémoire explicatif est transmis le 17 février au Président du Conseil de sécurité pour clarifier ce mandat (Document S/3957).

Messieurs Bons Offices, Robert Murphy et Harold Beeley, commencent leur mission le 27 février. Au terme d’une série d’entretiens, ils proposent un compromis approuvé par Tunis le 15 mars et par la France le 14 avril. Ainsi, les forces françaises stationnées en Tunisie, à l’exception de la base de Bizerte, seraient évacuées et les terrains d’aviation militaire (Aouina, Sfax, Gabès, Gafsa et Remada) remis aux autorités tunisiennes. Mais l’insurrection du 13 mai à Alger et la chute du gouvernement Félix Gaillard en retardent la mise en œuvre. Or, une campagne militaire déclenchée le 19 mai par les forces françaises à Remada, et appuyée par l’aviation basée en Algérie, relance le débat.

Ces développements justifient les craintes conçues par les dirigeants maghrébins et pressenties par Dag Hammarskjöld: l’armée française, qui ne reconnaissait pas l’indépendance de la Tunisie et du Maroc, projetait la reconquête coloniale, seule option permettant de maintenir ‘’l’Algérie française’’. Le fol espoir des généraux, aux prises avec la guérilla algérienne et hantés par la mémoire du Vietnam, n’est qu’un aspect de la fuite en avant désespérée de la Quatrième République, dépassée par la réalité de la décolonisation. Du côté maghrébin, la Conférence de Tanger (27-30 avril 1958) répondait à l’alerte qu’avait constituée l’opération de Sakiet Sidi Youssef.

Le 29 mai, Mongi Slim écrit au Président du Conseil, déposant de nouveau une «Plainte de la Tunisie au sujet d’actes d’agression armée commis contre elle par les forces militaires françaises stationnées sur son territoire et en Algérie, depuis le 19 mai 1958» (S/4013). La France réplique en déposant un mémoire intitulé «La situation créée par la rupture, du fait de la Tunisie, du modus vivendi qui s’était établi depuis le mois de février 1958 sur le stationnement de troupes françaises en certains points du territoire tunisien» (S/4015).

Le Conseil de sécurité reprend le débat le 2 juin, sous la présidence de la Chine. La veille à Paris, un nouveau gouvernement dirigé par le général de Gaulle est investi. En toute vraisemblance, la crise d’autorité en France est surmontée tandis que la crise coloniale reste entière.

Devant le Conseil, Mongi Slim présente d’abord le compromis approuvé par les deux parties puis gelé à la chute du gouvernement Gaillard. Il énonce ensuite les violations commises par les forces françaises en Tunisie dès le 14 mai et qui culminent le 19 mai à Remada par des opérations militaires d’envergure contre les civils et contre les postes tenus par l’armée tunisienne dans la zone. Ces violations sont appuyées par l’aviation française basée en Algérie. L’Ambassadeur Georges-Picot, au nom de la France, récuse ces accusations et expose les séquences ayant conduit aux affrontements, laissant entendre que l’administration tunisienne est débordée et qu’elle recourt à un double jeu ; il conclut en exprimant le souhait que la négociation se poursuive par la voie diplomatique et sans interférence extérieure. Mongi Slim promet de répondre aux allégations de l’Ambassadeur de France à la prochaine séance.

Le Conseil reprend le 4 juin pour écouter les réponses de la délégation tunisienne. C’est Ahmed Mestiri, ministre de la Justice, qui, venu de Tunis, fait le point de la situation. Il expose les craintes légitimes de la Tunisie du fait des agressions coordonnées des forces françaises en Algérie et en Tunisie, du fait de la présence même des troupes étrangères sur notre sol contre notre gré, du fait des ambitions d’une armée coloniale que rien n’arrête et du fait de l’inconsistance des réponses du gouvernement français. Il exige l’évacuation pure et simple des troupes françaises. L’Ambassadeur de France fait état du message adressé le 2 juin par le général de Gaulle au Président Bourguiba, l’invitant à conclure sans retard un accord pour l’évacuation des forces françaises de Tunisie, à l’exception de Bizerte qui ferait l’objet d’un accord ultérieur. L’Ambassadeur offre de conclure le débat sur cette proposition. La dernière séance, le 18 juin, entérine les déclarations des deux parties qui annoncent l’accord réalisé la veille, 17 juin, relativement à l’évacuation des troupes françaises au cours des quatre prochains mois, sur la base du compromis repris dans le message français du 2 juin.

Ahmed Ounaïes
Ancien Ambassadeur

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