News - 03.07.2022

Rafâa Ben Achour - Les dispositions transitoires : Entre la certitude de la ratification populaire et la perpétuation de l’état d’exception

Rafâa Ben Achour - Les dispositions transitoires : Entre la certitude de la ratification populaire et la perpétuation de l’état d’exception

Destinées à gérer une période intermédiaire, située entre un régime juridique qui a épuisé ses effets de droit et un régime juridique qui se met en place, les dispositions transitoires de toute constitution revêtent une importance capitale.

Publié, le 30 juin 2022, au Jort n°74, en vertu du décret présidentiel n°2022 – 568, le projet de Constitution de la « nouvelle République tunisienne » [sic](1), objet du référendum, fixé à la date du 25 juillet 2022, se réfère, en premier lieu, à la Constitution du 27 janvier 2014, ce qui est le summum du sophisme juridique. En effet, bien qu’il ait juré au nom du Tout- Puissant, la main sur la Coran, fidélité, respect et protection de la Constitution du 27 janvier 2014, le président de la République a détruit toutes les institutions qu’elle a créées et en a bafoué la procédure de révision, prévue par son chapitre 9 (articles 143 et 144).

A l’instar des deux Constitutions tunisiennes défuntes de 1959 et de 2014, la Constitution du Président de la République Kaïs Saïed comporte un chapitre 10 (en réalité 11)(2)  intitulé « Dispositions transitoires » qui, tout comme plusieurs autres chapitres du projet constitutionnel, n’échappe pas à la contradiction et à la volonté hégémonique du Président.

La certitude du triomphe

Ce qui, de premier abord, surprend et inquiète, c’est le postulat sur lequel reposent les articles 139 et 140 et qui n’envisage d’autre réponse au référendum qu’un « oui franc et massif »(3).

En effet, le premier de ces deux articles, l’article 139, exclut toute possibilité de victoire du « non », et donc de rejet du projet par le peuple. Il dispose que « la Constitution entrera en vigueur à partir de la date de la proclamation définitive du résultat du référendum par l’Instance supérieure indépendante des élections ». Un résultat et un seul est possible et imaginable, comme le révèle, notons-le, l’usage du singulier. L’article ne prévoit pas l’hypothèse concomitante à tout référendum : la possible réponse négative du peuple et son rejet du projet. Le propre d’un texte juridique est d’être prospectif et prévoyant. Il se doit d’envisager toutes les situations susceptibles de se produire, soient-elles strictement théoriques.

En réalité, le Président de la République, toujours dans ses certitudes et son déni d’envisager tout ce qui fait obstacle à ses convictions, à son idéologie et à son credo populiste [le peuple veut], exclut l’éventualité de l’échec de son projet.

Empruntant la voie de l’article 139 du projet, l’article 149 dispose que « cette Constitution portera la date du référendum, 25 juillet 2022, pour concrétiser la volonté d’attachement au régime républicain ». L’article ne prend même pas la précaution de disposer que ce n’est que dans le cas de son adoption par le peuple que la Constitution portera la date du 25 juillet 2022.

Par ailleurs, la date, que portera la Constitution et qui est nécessairement différente de la date de sa promulgation, est une nouvelle curiosité juridique. Elle vient enrichir le registre des curiosités juridiques que nous découvrons depuis la proclamation de l’état d’exception, le 25 juillet 2021. Un texte juridique, même s’il a un effet rétroactif, porte la date de sa promulgation, c’est-à-dire la date de son authentification. Exceptionnellement, il peut contenir une disposition fixant sa date d’entrée en vigueur avancée ou différée par rapport à la date de sa promulgation. Malheureusement, la volonté de donner à l’histoire et aux événements une interprétation toute personnelle prévaut sur les principes juridiques bien établis.

L’allongement de l’état d’exception

Proclamé le 25 juillet 2021, l’état d’exception a été organisé par le décret présidentiel n°2021 – 117 du 22 septembre 2021. Ce décret, qui s’analyse comme une petite constitution, a concentré dans les mains du Président de la République tous les pouvoirs constituant, législatif, exécutif et une bonne partie du pouvoir judiciaire.  Ainsi, exerçant un pouvoir aux compétences limitées et symboliques, en vertu de la Constitution du 27 janvier 2014, le Président est aujourd’hui omnipotent, ses pouvoirs étant illimités et incontrôlés.

Cette situation d’omnipotence risque de perdurer, même après l’éventuelle adoption populaire du projet de Constitution de « la nouvelle République tunisienne », le 25 juillet 2022. C’est ce qui ressort de l’article 141, qui prévoit que « les dispositions du décret présidentiel n° 2021 – 117 du 22 septembre 2021 relatif aux mesures exceptionnelles continuent de s’appliquer dans le domaine législatif, jusqu’à ce que l’Assemblée des représentant du peuple soit en mesure d’exercer ses fonctions, après l’organisation de l’élection de ses membres ».

Ainsi, le Président de la République continuera de légiférer par décrets-lois sans être astreint au moindre contrôle de constitutionnalité ou de légalité. Par ailleurs, aucun délai n’a été prescrit pour l’organisation des élections des membres de l’ARP. Tout dépendra donc du bon vouloir présidentiel.

De plus, il reviendra au même Président de la République de fixer les modalités de ces élections, à savoir le mode de scrutin(4), le découpage électoral(5), le nombre des députés, les modalités de financement de la campagne électorale, etc. Sur ces questions, il faut s’attendre à de grandes surprises.

Enfin, l’Assemblée des représentants du peuple ne sera pas la seule détentrice du pouvoir législatif puisqu’elle le partagera, dans plusieurs domaines, avec l’Assemblée des régions et des districts, assemblée qui mettra beaucoup de temps à voir le jour, compte tenu du caractère alambiqué des modalités de sa désignation et de sa composition.

Le décret n°2021 – 117 a ainsi encore de beaux jours devant lui et le Président de la République pourra continuer à régner en maître absolu pour une période indéterminée plus ou moins longue.

Rafaâ Ben Achour

1) Expression utilisée par la dernière phrase du préambule du projet de Constitution.

2) Le chapitre 4 fait doublon. En effet, les chapitres consacrés, respectivement, à la fonction exécutive et à la fonction judiciaire portent le n° 4 ; ce qui est une manifestation d’une négligence malheureuse à ce niveau.

3) Expression utilisée par le Président De Gaulle dans son allocution du 6 janvier 1961 prononcé l'avant-veille du référendum pour l'autodétermination en Algérie. Le général de Gaulle entendait peser de tout son poids en faveur du "oui". Il expliquait que la victoire du "oui" serait un gage du soutien massif de l'opinion publique à sa politique algérienne. Le général était déterminé à faire du résultat du référendum une affaire personnelle. Il concluait sur la formule célèbre de l'appel à un "oui franc et massif".

4) Le Président de la république est partisan du scrutin uninominal à deux tours. La consultation nationale électronique initiée par le Chef de l’État a également opté pour ce mode de scrutin.

5) Le Président de la république est partisan de petites circonscriptions électorales.

 

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