News - 31.08.2019

Mohamed Ennaceur à Leaders: «Je me conformerai à l'esprit et à la lettre de la constitution»

 Mohamed Ennaceur à Leaders: «Je me conformerai à l'esprit et à la lettre de la constitution»

Monsieur le président, en près de 50 ans de carrière politique à des positions élevées au sein de l’Etat, avez-vous pensé postuler un jour à la présidence de la République ?

Honnêtement, cela ne m’a jamais effleuré l’esprit, encore moins ces dernières années. Evidemment, en accédant à la présidence de l’ARP, c’était dans mon contrat en cas de vacance définitive du pouvoir. Sans jamais y penser. C’est une éventualité qui était totalement écartée pour moi. Je voyais souvent Sil Béji, il était en bonne santé. Je ne pouvais pas m’imaginer prendre un jour sa relève, avant la fin de son mandat. Sa disparition fut pour moi, comme nous tous, un véritable arrachement à notre affection, au long parcours emprunté en commun, encore plus intensément depuis 2011.

Comment s’est déroulée la relève constitutionnelle ?

Le plus naturellement. Au moment fatidique, ce 25 juillet 2019, à l’annonce de son décès, j’ai été envahi par un double sentiment profond : celui de l’émotion compatissante et celui du sens du devoir et de la responsabilité. En une fraction de seconde, et sans céder à mon affliction, j’ai assumé, sans hésitation aucune, ma nouvelle fonction. Tout naturellement. L’Etat continue. Encore plus, en ces moments fort délicats.

Le premier jour à Carthage devait être très particulier pour vous ?

A plus d’un titre ! Arriver tôt le matin au palais de Carthage, samedi 27 juillet, n’était pas anodin. Pour la première fois, je devais m’installer de l’autre côté du bureau présidentiel d’où avaient officié Bourguiba et Sil Béji. C’était aussi et surtout le jour des funérailles grandioses réservées par la nation à notre illustre défunt. Superviser le cérémonial, accueillir tous les rois, chefs d’Etat et de gouvernement venus présenter leurs condoléances et accompagner mon cher Président et grand ami jusqu’à sa dernière demeure, tout cela était chargé d’émotion. En suivant le cortège à travers la capitale et en voyant tous ces Tunisiens et toutes ces Tunisiennes, cela augmentait le pincement au cœur.

Ils étaient unis par la peine mais fiers d’être tunisiens. La mort du président Béji Caïd Essebsi a uni les Tunisiens et a donné au monde entier l’image d’un peuple uni et fier de sa tunisianité.

En avril 2000, le peuple tunisien avait été spolié de son droit de rendre un dernier hommage au “Combattant Suprême”, Bourguiba, à sa mort en avril 2000. Il prendra sa revanche en accompagnant en grande pompe et massivement, dans la canicule, Sil Béji jusqu’à sa dernière demeure. Un peuple magnifique, fidèle et généreux.

Et aujourd’hui encore ?

Ici au palais de Carthage, le souvenir de Sil Béji, encore tout frais, est immense. Des souvenirs communs partagés ensemble dans ces lieux, depuis 2011, grande entente entre nous, climat de convivialité et d’amitié sincère, dans le droit fil de relations très proches de longue date et de tout temps ! Mais aussi un respect mutuel et une confiance réciproque.

Dès le début, j’ai appuyé le grand projet qu’il avait tracé pour la Tunisie après 2011, l’accompagnant dans son accomplissement. C’est ainsi que nous avons fait un bon bout de chemin…pour la Tunisie.

Ce qui nous lie, Sil Béji et moi, c’est un trait de caractère commun, une attitude semblable dans l’analyse des événements. Cela revient à notre appartenance à l’école de Bourguiba : suprématie de l’Etat, dévouement à la Patrie, acceptation de l’autre, capacité de dialoguer, souci du rassemblement…

Quel esprit vous anime le plus dans vos fonctions ?

Beaucoup comme moi ont le sentiment que la volonté de servir la collectivité nationale et le sens de l’Etat sont aujourd’hui quelque peu débordés par la quête du pouvoir. Sans un sens profond de l’Etat, le pouvoir est devenu un objectif ultime, alors qu’il constitue le moyen le plus fort pour atteindre des objectifs plus élevés et communs à l’ensemble des citoyens.

Ce sentiment de dépassement de soi et cette capacité de se dévouer à la communauté nationale acquis à l’école de Bourguiba au lendemain de l’indépendance nous ont poussés à nous dépasser et à nous consacrer au service de la communauté nationale et l’avenir commun.

Aujourd’hui, j’ai l’impression que le sens de l’avenir s’est estompé, favorisant le court-termisme, alors que le souci de l’avenir doit nous guider à l’horizontal. Au vertical, c’est celui de l’élévation au-delà de l’interêt personnel pour mieux servir la communauté nationale.

Deux facteurs essentiels ont été parmi les moteurs de l’action menée avec Bourguiba et auxquels Sil Béji et moi-même croyons profondément : le sens du collectif et de la communauté et la hauteur de vue, plaçant l’Etat au sommet, et avec le regard tourné vers l’avenir.

Le collectif, c’est ce lien fondateur puissant qui ancre le sentiment d’appartenance et le nourrit par notre don de soi.

Comment se cultive cet esprit ?

Pour acquérir ce sens du collectif, il faut avoir commencé au plus bas de l’échelle dans la vie en commun : participation active aux mouvements de jeunesse, Scouts, Jeunesse scolaire, l’Uget, les clubs sportifs et autres organisations de la société civile, au sein desquelles on apprend à travailler en équipe, à nous consacrer à une cause commune, à militer et à vivre un peu pour autrui. C’est là et à partir de cet âge qu’on apprend le vivre-ensemble et qu’on consacre une part de son temps et beaucoup de son énergie au service des autres.

C’est là aussi qu’on se prépare à assumer des responsabilités plus élevées et y réussir, doublant sans cesse de contribution en faveur de la communauté vécue comme une part indissociable de soi-même. L’ascension dans les responsabilités est alors naturelle, plébiscitant des qualités prouvées et une générosité naturelle.

Les Tunisiens en sont-ils porteurs ?

Le peuple tunisien est d’une générosité exceptionnelle dont je suis fier et que j’admire. En 2011, alors que j’étais revenu à la tête du ministère des Affaires socialesn—que peu de gens acceptaient de diriger—, une grave crise humanitaire éclatait brutalement avec la chute du régime en Libye, dès le mois de février, et l’afflux massif à nos frontières de plus d’un million et demi de réfugiés, parmi des travailleurs étrangers et des frères libyens. D’un même élan, en toute spontanéité, les Tunisiens, sans l’appel d’aucun parti politique, ont fait preuve alors d’une solidarité sans faille avec nos frères libyens. De partout, ils ont accouru pour leur apporter couvertures, vêtements, nourriture et aides financières, proposant aussi transport et hébergement.

Venu d’urgence examiner la situation, l’actuel secrétaire général de l’ONU, M. Antonio Guterres, qui était à l’époque Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, était fort impressionné par cet élan de solidarité et de générosité du peuple tunisien, me répétant plusieurs fois qu’il  n’avait jamais vu, en dix ans de sa mission, pareille solidarité, sans intervention ni de l’Etat, ni de la communauté internationale. Je m’étais contenté de lui dire que la générosité du peuple tunisien est légendaire. Le Tunisien et la Tunisienne sont nourris, depuis des millénaires, de nobles valeurs de solidarité et d’hospitalité. Ces qualités fondatrices ne risquent guère de s’estomper, il suffit de les réactiver.

Comment exercez-vous au quotidien ?

Le rythme n’a pas changé pour moi, mais s’est intensifié. Au Bardo, j’étais déjà habitué aux réunions très matinales enchaînées avec les séances plénières tout au long de la journée, parfois celle de nuit. Ici à Carthage, je commence tôt, et je me dois de rester tard l’après-midi. C’est indispensable, tant est forte la pression du compte à rebours des délais constitutionnels que j’ai choisi de respecter, et l’importante charge du travail qui m’échoit.

A chaque jour sa besogne. Mais, je m’y investis avec enthousiasme et de toute mon énergie, en étant conscient du moment historique que vit la Tunisie et de l’importance d’une mission aussi exaltante que délicate.

Comment avez-vous trouvé l’institution présidentielle ?

Bien structurée, dotée d’une équipe, certes réduite en taille, mais riche en compétences. Chacun a une mission précise à accomplir, vite et bien. Pour ma part, je n’ai pas changé ma méthode de travail : compter sur les équipes, écouter, lire les notes, rapports et analyses, demander des précisions et des approfondissements, sourcer les données pour m’assurer de leur fiabilité et inciter les collaborateurs à la réflexion et à la contribution personnelle par des propositions. Ceux qui ont travaillé avec moi savent que je suis direct et exigeant. Cela a toujours été ma devise. Ici à Carthage, j’ai trouvé des professionnels très dévoués qui y ont immédiatement adhéré.

Vous n’avez pas remanié le cabinet et les autres titulaires de fonctions ?

Pourquoi le faire ? Concentrons-nous sur notre objectif : la réussite totale de notre mandat.

Au Bardo

Déjà au Bardo, ce n’était pas une sinécure ?

En 2014, j’ai eu le privilège d’être le premier président de l’ARP issu des premières élections législatives libres et démocratiques en Tunisie et investi dans mes fonctions fort de la confiance de mes collègues députés, de tous les groupes. Ma tâche n’était pas facile, devant poser les fondements d’un parlement démocratique, efficace, moderne et transparent. De la vision stratégique à l’organisation des modes de fonctionnement, instances, commissions et plénières, la facilitation de la logistique, l’informatisation, l’ouverture sur l’environnement national et international, la transparence, la recherche permanente du consensus, le développement des compétences du personnel et des élus à travers l’Académie parlementaire, tout devait être conçu et mis en place.

Le bilan est peu connu : à la mi-juillet, l’ARP aura tenu durant la première législation pas moins de 422 séances plénières, adopté 327 lois, adressé 2 023 questions écrites des députés au gouvernement, reçu en audition 187 personnalités par les commissions spécialisées qui avaient totalisé 1 771 réunions, sans oublier 74 visites de députés sur le terrain. De plus, l’ARP a accueilli des dizaines d’illustres chefs d’Etat et de gouvernement, ainsi que de hauts dignitaires.

Ce grand privilège qui était le mien à la tête de l’ARP naissante me conduit aujourd’hui à assumer l’intérim du président de la République. Je m’emploie à l’accomplir avec le même esprit républicain, inclusif, rassembleur et intransigeant.

Le dialogue, rien que le dialogue

«Au-delà des négociations, tout à fait compréhensibles et souvent nécessaires, l’essentiel pour moi a toujours été d’établir le contact, d’engager le dialogue, sans jamais le rompre. Accepter l’autre, respecter ses opinions, chercher à le comprendre mais aussi à bien lui exposer votre point de vue, converger ensemble vers l’entente et aboutir à l’accord est de plus en plus essentiel. En famille, comme dans l’entreprise, la société, la politique, la diplomatie et partout. Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons grandement besoin de dialogue.

J’avais éprouvé – et apprécié – les vertus du dialogue en concevant au début des années 70  le contrat social scellé entre le gouvernement, l’Utica, l’Ugtt et l’Utap. La convention collective cadre, puis celles sectorielles et d’entreprises, favoriseront cette approche, l’affinant par les enseignements issus de la mise en œuvre.

Vous l’aviez déjà éprouvé ?

Avant de présider l’ARP, j’avais eu une autre expérience inoubliable en matière de dialogue inclusif. C’était lors de mon mandat à la tête du Conseil économique et social, aujourd’hui malheureusement disparu. Groupant, outre de hauts fonctionnaires, des représentants de partis, syndicats, corporations, gouvernorats, universités et centres de recherche et des personnalités indépendantes, il a constitué un forum exceptionnel d’opinions diverses et de propositions pertinentes. Au moment où l’opposition démocratique était la plus muselée en Tunisie, elle bénéficiera au sein du Conseil d’une tribune attentive pour exposer ses points de vue. Au prix du dialogue et de la concertation, tous les rapports du Conseil ont fait l’objet d’un consensus fort appréciable.

T.H.

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