News - 01.02.2014

La nouvelle constitution tunisienne analysée par le Pr Habib Slim

Après une si longue attente, beaucoup de suspense et de graves crises aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Assemblée Nationale Constituante, jusqu’en ce jour béni du 26janvier 2014, nous avons enfin une constitution. Bonne ou mauvaise? Démocratique ou non démocratique ? On le verra à l’usage, comme pour toutes les constitutions du monde. Il ne faut jamais condamner une constitution sur la base d’un simple procès d’intention.

Certes, le projet est encore  perfectible, parce qu’il contient encore des  lacunes et des  imperfections. Certaines sont dues, on le sait,  au fait que de nombreuses dispositions de cette constitution sont des textes de compromis. Mais, objectivement et en dehors de toute partialité politicienne, ne boudons pas  notre plaisir relatif  et ne cachons pas notre satisfaction devant les avancées  de cette  nouvelle constitution, aussi bien par rapport à sa devancière que par rapport aux avant-projets successifs- appelés très maladroitement  brouillons, sans doute en raison de la théorie de la page blanche  inventée  par plusieurs députés  pour faire table rase de la constitution de 1959 - notamment en matière de garantie des droits  individuels  et des libertés fondamentales (articles 21 à 49). Nos constituants ont eu enfin la sagesse de faire prévaloir  l’intérêt  supérieur de la Tunisie et de mettre fin à une  longue attente des tunisiens, pour adopter le projet de constitution, comme une plateforme  minimale commune, par 200 voix sur 216  votants. Car, comme l’a affirmé  le premier ministre démissionnaire Ali Laârayedh devant les députés, «le fait de se mettre d’accord sur le minimum possible  vaut  beaucoup mieux  que   de s’entretuer pour arracher le maximum possible».

C’est peut-être l’art du compromis  des tunisiens  qui nous a fait éviter le pire, puisque cette constitution, il faut le dire, a  le mérite de poser un certain  nombre de garde-fous  qui  peuvent  nous mettre  à  l’abri d’un régime théocratique. En effet, l’article 2 (non révisable) pose, sans ambages, le caractère civil de l’Etat  fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la suprématie de la loi (non la suprématie de la chariaâ). Puis, l’article 3 affirme que la souveraineté  appartient  au  peuple, source de tous pouvoirs  et que celui-ci l’exerce  par  l’intermédiaire de ses représentants  élus  ou par référendum. Donc, là encore aucune place n’est faite  à  un pouvoir  d’origine  théocratique dans la  constitution. Enfin, l’article 6 affirme que l’Etat est le protecteur de la religion, le garant de  la liberté de croyance, de conscience  et de l’exercice  des cultes,  ainsi  que le défenseur de la neutralité des mosquées et des  lieux  du  culte  contre  toute instrumentalisation politique.

Cependant, reconnaissons que nos constituants ne méritent pas que des éloges. Certains  regretteront que cette constitution soit restée laconique sur les droits et libertés des étrangers et des minorités  ethniques, religieuses ou linguistiques en Tunisie. D’autres  reprocheront amèrement  au constituant «post-révolutionnaire» de n’avoir pas  osé franchir, faute de majorité à l’A.N.C.,  le dernier pas  qui reste pour l’interdiction  de la peine de mort  dans notre pays (article 22 ). Enfin, selon les médias, plusieurs  commentateurs  ont reproché au texte constitutionnel de nombreuses lacunes, notamment celle  du contenu de l’article 6 qui prohibe toute atteinte  au  sacré,  sans  donner aucune  précision  sur  le contenu de ce sacré. Ce qui peut ouvrir la porte à toutes les interprétations possibles et imaginables du sacré. On peut  citer

 également  le cas des  dispositions des  articles 21  et 46  qui garantissent  l’égalité des droits et la non-discrimination entre les citoyens et citoyennes, tout en ignorant  superbement  le problème de  l’inégalité de l’homme et de la femme  en matière d’héritage, dans la législation tunisienne. Malgré ces  défauts, certains  commentateurs considèrent que ces dispositions  constitutionnelles ne constituent que des détails mineurs  qui  ne  ruinent  en rien  la  qualité du  travail  effectué par les auteurs de la constitution.

Cependant, il y a plus grave. Les constituants ont également commis, sur des questions fondamentales, un certain nombre d’erreurs  graves qu’il faut constater, au moins pour l’histoire. En premier lieu, trop  occupés par leurs querelles politiciennes et par leurs revendications salariales, ils ont oublié qu’ils ont une date historique sacrée  à honorer qui  était  celle  de la révolution du 14 janvier. Ils auraient  donc pu accélérer un peu plus  leurs travaux pour gagner 12 jours et terminer leur mission constitutionnelle à cette date. Ce qui était  tout de même parfaitement faisable. Ils ne l’ont pas fait. C’est dommage ! Cette nonchalance des constituants laisse un petit pincement au cœur.

En second lieu, nos constituants semblent avoir voulu supprimer de leur souvenir la constitution de 1959, avec ses  forces et ses faiblesses. De ce fait, ils ont supprimé de notre constitution la seconde chambre qui était la Chambre des Conseillers, créée et introduite dans la Constitution de 1959 par la révision constitutionnelle N° 2002-51 du 1er juin 2002.  Je n’étais pas du tout  partisan de la création dans notre pays de cette seconde chambre  dont je ne voyais pas du  tout l’utilité, à l’époque. Mais les temps ont changé. Et c’est la révolution  du 14 janvier qui a  bouleversé la donne politique du pays. Il ne faut pas oublier que l’étincelle de cette révolution a été une révolte sociale qui  a éclaté  dans les régions  déshéritées de l’Ouest tunisien, régions oubliées  dans l’effort national de développement et de création des emplois.

C’est dans ces gouvernorats, que  les statistiques  montrent les plus forts taux de pauvreté et de chômage des diplômés. Ceci explique cela. D’où la nécessité de redonner la parole  à ces régions et de mettre à leur  disposition  les moyens de décider de leur avenir politique, économique et social. C’est dire que le chapitre VII  de la constitution (articles 131 à 142) qui est consacré au pouvoir local et à la décentralisation ne suffira pas à calmer les revendications légitimes de ces régions. En effet, depuis la révolution du 14 janvier, les populations du bassin minier de la Tunisie ont manifesté, parfois violemment, leur volonté de voir l’Etat mettre enfin les richesses de leur sous-sol au service d’une stratégie efficace de lutte contre la pauvreté et le chômage dans ces régions déshéritées  de l’Ouest tunisien.

Pourtant il s’agit de régions  qui recèlent des richesses  colossales de  minerais de phosphates et  d’uranium  qui  doivent être non seulement  mieux  exploitées, mais  aussi et surtout  mieux  valorisées  par des industries de transformation. Et il serait tout à fait naturel que cet effort  de développement industriel profite  surtout aux populations locales. Il aurait donc  fallu rompre avec une tradition de centralisation poussée de l’Etat tunisien, depuis l’indépendance et aller encore plus loin dans l’effort  de régionalisation, dans le sens d’une plus grande dose de régionalisation politique, impliquant la création d’un parlement bicaméral, avec une seconde chambre  qui représente, d’une manière égalitaire, toutes  les régions  du pays. Et c’est à travers  cette seconde chambre que les régions de l’Ouest du  pays  auraient  pu  participer aux choix  stratégiques et politiques concernant leur place  présente  et  leur  avenir  dans  la collectivité nationale.

L’on  sait que les secondes chambres  ont  joué, historiquement, un rôle primordial dans les Etats fédéraux où elles représentent la poussée des Etats fédérés  contre la toute-puissance  du pouvoir fédérateur de l’Etat central. Elles  contribuent  toujours à trouver un juste équilibre entre les pouvoirs des Etats fédérés et ceux de  l’Etat fédéral, en plus d’un équilibre entre les Etats fédérés eux-mêmes  (Etats-Unis) ou les cantons (Suisse). Au surplus, selon Montesquieu, ce bicamérisme peut renforcer la séparation des pouvoirs. Aujourd’hui, même dans les Etats unitaires, le jacobinisme semble bien dépassé dans la gouvernance moderne. La diversité entre les besoins  des  régions  a fini  par imposer un minimum d’autonomie dans la gouvernance de ces régions,  grâce à un nouveau type de régionalisme plus politique qu’administratif. Au surplus, les secondes chambres, là où elles existent grâce à un système bicaméral, sont devenues de plus en plus les institutions de représentation et de défense des régions du pays, en plus des assemblées territoriales, même élues dont le rôle est le plus souvent un rôle de gestion et non de décision.

C’est dire que l’institution d’une seconde chambre représentant les régions dans  la nouvelle constitution  aurait permis de donner aux régions les moyens de participer au pouvoir législatif central et de peser sur les décisions  de celui-ci,  notamment en matière économique et sociale.  C’est au sein de cette seconde chambre parlementaire que les représentants élus, d’une façon égalitaire, de toutes les régions de la Tunisie auraient  débattu, ensemble, des besoins de chaque région et seraient parvenus à une  répartition  équitable de tous les moyens nécessaires pour  parvenir à un développement équilibré  et harmonieux de toutes les régions du pays, sur le plan politique, économique, social, culturel. Et ils l’auraient fait  mieux sans doute que les députés de la chambre haute qui est la chambre des représentants du peuple. Ce bicamérisme aurait donc offert l’avantage de remettre le pouvoir législatif à deux chambres du parlement : l’une qui représente la nation et qui dégage la volonté de celle-ci; et l’autre qui représente les régions et qui exprime la synthèse de  leurs volontés.

En  troisième lieu, les constituants ont institué un pouvoir exécutif dyarchique ( chapitre IV ), partagé entre un président de la République élu au suffrage universel ( titre I, articles 72 à 88 ) et un  gouvernement dirigé par un chef de gouvernement  investi  de la confiance de la chambre des représentants du peuple ( titre II , articles 89 à 101 ). Mais, si on compare les pouvoirs du  chef de l’Etat et  ceux du chef du gouvernement, on s’aperçoit que cette dyarchie est très inégalitaire, au détriment du chef de l’Etat. En fait, les  attributions de ce dernier  sont  surtout des attributions honorifiques et ne dépassent  guère celles d’un chef d’Etat dans un régime parlementaire classique, si on excepte le pouvoir de déterminer les politiques de l’Etat en matière de politique étrangère, de défense nationale et de sécurité intérieure et extérieure, après consultation du chef du gouvernement. Mais alors, on ne comprend pas pourquoi il est élu au suffrage universel, comme  dans un régime présidentiel! En fait, on sait que les dispositions du  projet constitutionnel à cet égard  ont fait l’objet d’âpres débats entre deux  tendances  au sein de l’A.N.C.: les députés qui voulaient instaurer un régime parlementaire classique, avec un  chef d’Etat  élu  par le parlement et sans pouvoirs réels et  ceux  qui voulaient instaurer  un régime  présidentiel  avec un chef d’Etat élu au suffrage universel  et chef d’un exécutif dyarchique inégalitaire,  au détriment du chef de gouvernement.

Finalement, le texte actuel est issu d’un compromis entre  les uns et les autres. Ce qui explique son caractère bancal  et   peu cohérent. Il faut craindre surtout que, dans la pratique, un président de la République élu au suffrage universel  et ayant à la fois  une forte personnalité et une certaine popularité dans le pays ne soit  tenté  de sortir de  ses attributions constitutionnelles  étriquées, parce qu’il accepte mal son rôle de figurant.  Il  peut alors  profiter d’un conflit entre le chef du gouvernement et  sa majorité parlementaire  pour pousser le chef du gouvernement vers la démission ou bien pour encourager la majorité à lui retirer sa confiance, conformément à l’article 98 de la constitution. 

Dans cette hypothèse, le chef de l’Etat peut retrouver une certaine liberté de manœuvre, à travers sa liberté de  désigner comme  chef de gouvernement la personnalité qui lui semble la plus apte à résoudre la crise (articles  89  et 98). Dans ces conditions, pour la cohérence  de nos institutions  futures, il  fallait  équilibrer les pouvoirs du chef de l’Etat et ceux  du chef du gouvernement, dans le cadre d’un exécutif dyarchique égalitaire ou au moins quasi-égalitaire,  dès  lors qu’un  chef  d’Etat,  élu au suffrage universel par le peuple, ne  peut être un «président soliveau ». A quoi  servirait  un « président soliveau» élu au suffrage universel ? Si c’est pour inaugurer les chrysanthèmes, la Tunisie  n’a pas besoin d’un président de la République élu  directement  par le peuple. Il suffit  qu’il soit désigné par la chambre des représentants du peuple et qu’il possède  seulement  des pouvoirs honorifiques, dans  le cadre d’un régime parlementaire classique où c’est le chef du gouvernement  qui est  le véritable chef de l’exécutif. II faut être logique.

Si on estime que la Tunisie a besoin d’un chef d’Etat élu au suffrage universel, pour renforcer l’autorité du pouvoir exécutif,  sans  revenir à un régime présidentiel qui a laissé trop de mauvais souvenirs d’autoritarisme, il aurait fallu  instituer  un régime semi-parlementaire. C’est-à-dire un régime  dans lequel l’exécutif  serait  un exécutif dyarchique égalitaire, partagé  entre deux  têtes  ayant des pouvoirs relativement équilibrés : un chef d’Etat  élu au suffrage universel et se réclamant  du peuple et un chef de gouvernement  investi  par la majorité parlementaire  et  tirant  sa légitimité  des représentants du peuple. Ce schéma d’un exécutif dyarchique équilibré, associé  à un parlement bicaméral  n’aurait certainement  pas manqué d’assurer  un meilleur équilibre  des pouvoirs dans la constitution et, par suite, une meilleure transition démocratique.                

Habib Slim
Professeur émérite à la Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis

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4 Commentaires
Les Commentaires
bkz - 02-02-2014 06:49

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Myriam - 02-02-2014 21:55

Une analyse complete et claire de la Const.itution à lire et à partager!c'est en effet tres grave que des elus, qui ont ete placés à l'ANC grace à la Revolution qui a ete faite grace à la force de la jeunesse qui a affronté les violences policeres, grace à ceux ceux qui ont perdu leurs vies pour defendre nos droits et libertes!

Salem FOURATI - 02-02-2014 23:03

Analyse approfondie et révélatrice de préoccupations futures en raison d'un déséquilibre reconnu au départ entre les attributions respectives le Président de la République et le Chef du Gouvernement.Cela est le résultat de compromis de forces politiques ayant fondamentalement des conceptions différentes du modèle de Société à instaurer dans le pays.La personnalité respective des Dirigeants devant occuper les deux fonctions suprêmes pour la durée de leur mandat sera un test palpable du système retenu et aucune hypothèse n'est à exclure.! Quant à la création d'une seconde Chambre se préoccupant des Régions, on devra y arriver malgré tout dans les prochaines échéances car les acquis de la Révolution vont l'imposer d'une manière ou d'une autre même si la 2ème Chambre ne sera pas constitutionnellement créée. Il faut simplement se référer à l'importance qu'à prise la politique de régionalisation au sein de l'UE. M. le Professeur SLIM a eu le mérite d'évoquer d'éventuelles difficultés, tout en soulignant en toute objectivité le caractère constructif de la nouvelle Constitution tunisienne.

james-tk - 03-02-2014 00:26

La constitution parfaite n'existe pas! L'esprit même d'une constitution,c'est son ouverture à toutes les modification possibles qu'exige le temps,l’espace,et,la vision progressiste d'une société vers un lendemain meilleur. Pourquoi la nôtre ne s'y plierait-elle pas aux mêmes critères?

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