News - 13.03.2018

Fake news: Ce nouveau despotisme qui menace la démocratie en Tunisie

Fake news: Ce nouveau despotisme qui menace la démocratie

L’antidote contre le poison de la calomnie, de la méchanceté, des fausses rumeurs et de la déstabilisation sera-t-il un jour trouvé? Il est pourtant si nécessaire, si urgent. Les ravages des fake news qui frappent partout dans le monde n’épargnent pas la Tunisie. Volonté délibérée de travestir la vérité, d’induire en erreur, et de nuire, cette pratique trouve, à travers les réseaux sociaux, amplification, vitesse et techniques de manipulation des voix, et de trucage d’images.

Attisée par l’érosion de la crédibilité des médias, fertilisée en période de révolution, de guerre et de transition par la propagande hostile, les tiraillements politiques, les intérêts claniques, la contrebande, les ingérences extérieures et l’argent sale, la tyrannie des fake news sévit davantage en période électorale. L’accalmie relative après les scrutins de 2014 sera de courte durée, la reprise est à craindre à l’approche des élections municipales du 6 mai prochain, puis en 2019 lors des législatives et la présidentielle. Affranchie de la dictature, la Tunisie risque de succomber à un nouveau despotisme qui menace sa démocratie.

Que de désastres causés!

Personne n’est épargné: Béji Caïd Essebsi, Rached Ghannouchi, Mohsen Marzouk, Yassine Brahim, chefs et dirigeants de partis, députés, hauts cadres, gouverneurs, chefs d’entreprise, penseurs, imams, chroniqueurs et journalistes, stars, sportifs et même d’humbles conjoints, voisins, parents et amis... Le rouleau compresseur écrase tout le monde, déclenche le feu partout.
Avec 7,3 millions de comptes utilisateurs de Facebook (entre vrais et faux profils) recensés en Tunisie, plus de 8 millions d’abonnements à l’internet, et 12,5 millions d’abonnements à la téléphonie mobile, la force de frappe est énorme.

Que de désastres causés, d’honneur souillé, de carrières brisées, d’ambitions fauchées, d’intimité violée ! Le feu se propage sans que personne ne soit capable de l’éteindre. Le mal est fait.

Plaisirs pervers

Le simple « plaisir personnel » de nuire se couple encore plus fortement avec la professionnalisation de la manœuvre, l’institutionnalisation des attaques, le business bien organisé de la manipulation de l’opinion publique et de sa désinformation. Des phalanges entières, bien structurées, techniquement douées et généreusement financées exécutent les contrats. Les commanditaires sont nombreux et divers, mais se cachent tous et avancent à pas masqués, de peur de laisser la trace. La justice n’arrive pas à sévir et la réglementation est loin d’être suffisamment dissuasive.
Pulsions de plaisirs pervers, violence, moquerie, médisance, commérages, méchanceté, instinct de chasseur, soupçons, dénonciation, et retour aux formes médiévales de l’humiliation publique : le tribunal du buzz se substitue à la justice, les justiciers s’érigent en juges, la rumeur remplace la preuve. Personne ne mesure le poids de la violence, certains en jouissent même. L’honneur est jeté en pâture aux chiens de la meute. Le malheur des uns fait le bonheur des voyeurs. On ne naît pas méchant, on le devient !
Voyage au cœur d’une nouvelle tyrannie qui menace  la démocratie naissante en Tunisie.

Au nom de la liberté d’expression chèrement acquise depuis 2011, la transparence verse dans le dévoilement. La dénonciation, vraie ou fausse, en traque de la malversation, s’érige en droit légitime sans limites, en verdict sans appel. Peu importe la vérité, seule compte la condamnation irrévocable sur les réseaux sociaux et dans la presse jaune. Poster un statut malveillant, c’est tirer une balle. Cliquer «j’aime», partager relève de la pulsion. Le clic, c’est le choc.

Calomniez, calomniez...

Que de personnages publics terrorisés par la publication de quelques lignes seulement les mettant en cause, tétanisés par la peur de leurs conséquences, sombrant dans la détresse et la dépression. «Il faut être bien blindé, et encore, pour subir tant d’avanies destructrices, y résister et y survivre», confie à Leaders un chef de parti particulièrement ciblé. «J’en aurai tout vu  de ma vie privée à mes positions politiques, poursuit-il. Le choc est fort pour mon épouse, mes enfants, mes parents, ma famille élargie, mes amis et mes camarades du parti. Allez leur dire que ce n’est pas vrai, que c’est totalement faux, que cela relève de la déstabilisation... Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose!»

Les cas célèbres, petits et grands, ne manquent pas: décès du chef de l’Etat, impression de vrais-faux billets de banque par la Banque centrale, vols de lingots d’or à la BCT, installation de bases militaires américaines et autres sur le sol national, intelligence avec des services étrangers, comptes bancaires dans des paradis fiscaux, seconde épouse et enfants illégitimes, villas somptueuses, voitures de luxe et immenses fermes acquises avec des fonds secrets, détournement de grosses sommes d’argent... La panoplie, très large, n’a de limites que l’imagination. L’essentiel est de jeter le maximum d’opprobre sur l’autre, l’abattre, le détruire, l’anéantir.

L’économie aussi!

Il n’y a pas que la politique pure comme principal motif. Le lobbying économique et financier, déployé à large échelle auprès des députés constituants devait servir les intérêts de grandes corporations et compagnies. Des cabinets étrangers d’envergure dépêchaient leurs grosses pointures auprès d’élus au Bardo et de décisionnaires dans la haute administration et les partis.

Au niveau local, des contrebandiers soucieux de disperser les efforts des forces sécuritaires attisent les troubles sociaux. Ils donnent pour unique consigne à des facebookeurs mercenaires de faire pleuvoir de fausses rumeurs pour embraser telle ou telle région, s’attaquer au moral des troupes, atteindre l’honneur de telle ou telle personne. Le même stratagème est employé à des fins économiques entre entreprises concurrentes, chasseurs de marchés publics et autres.

Déstabiliser, terroriser

La chaîne destructrice des Fake News en Tunisie : le promoteur, l’ingénieur, le désigner et l’auteur

En fait, c’est toute une chaîne d’intervenants qui opère. Il y a d’abord le «promoteur» de la page Facebook, son propriétaire et administrateur. Il peut être solitaire, comme il peut opérer en bande. Dans ce cas, on retrouve « l’ingénieur », celui qui se charge de la viralisation, des partages, de la gestion des commentaires, du sponsoring... S’ajoute le designer, qui choisit les photos, crée les photomontages, maquille tout. Puis, vient le rédacteur, celui qui pond le contenu. Toutes ces fonctions peuvent être assurées par une seule personne, mais dans le cas des réseaux organisés, tout fonctionne comme une entreprise bien compartimentée.

«Si les pages officielles sont faciles à identifier, il n’est guère aisé de tracer celles parallèles et camouflées pour remonter à leurs administrateurs, souligne à Leaders un spécialiste. Il faudrait déployer de nouvelles technologies et croiser plusieurs fichiers pour y parvenir. Le risque est d’autant plus grand avec la prolifération du cyberterrorisme, le prosélytisme de l’intégrisme religieux violent et du recrutement de combattants sur les réseaux sociaux. Dans cette nouvelle guerre asymétrique, la désinformation est activée en plein pour manipuler l’opinion publique et semer la panique.»

Même s’ils ne l’affichent pas, les services sécuritaires et les forces armées sont de plus en plus mieux outillés en la matière. Les laboratoires techniques et scientifiques renforcés font parler ordinateurs, disques durs et téléphones mobiles. Des brigades entières ont été formées pour assurer la veille contre le cyberterrorisme, lutter contre les délits et crimes cybernétiques, et exécuter les mandats rogatoires techniques qui leur sont délivrés par le parquet.

La main de l’étranger

Loin de toute théorie du complot, la manipulation étrangère, bien que difficile à établir, existe bel et bien. Evidemment, la Tunisie n’est pas les Etats-Unis en pleine élection présidentielle lorsque des officines russes ont largement contribué à la défaite d’Hillary Clinton et l’accession de Donald Trump à la Maison-Blanche. Rarement une guerre d’influence à coups de fake news, de logiciels des plus performants, de robots et d’infiltrations humaines aura autant sévi dans une démocratie. En plein vote sur le Brexit, ou référendum en Catalogne, le Royaume-Uni et l’Espagne avaient reçu (de différentes sources) leurs lots de désinformation. Les pays arabes, notamment ceux du Golfe, n’en sont pas à l’abri, surtout avec la crise entretenue par l’Arabie saoudite et les Emirats contre le Qatar, la guerre au Yémen, l’intervention de l’Iran en Syrie et en Irak, et le rôle de la Turquie et ses attaques contre les Kurdes...

L’argent politique étranger qui avait coulé à flots en Tunisie dès janvier 2011 avait réservé de généreuses enveloppes aux médias conventionnels et émergents. Que de journaux, stations radio, chaînes TV et comptes Facebook créés alors! La plupart ont disparu ; leur mission étant terminée et leurs sources financières taries. «Ces médias, dotés d’armes de guerre - de défense et d’attaque - ont joué un rôle de premier plan dans tout ce qui s’est passé en Tunisie, estime un spécialiste de la communication politique. Toutes les batailles y étaient livrées. Leurs cimetières sont jonchés de cadavres. De cette horrible machine à tuer, les rescapés sont peu nombreux. Les chercheurs y trouveront une matière abondante et instructive pour retracer ce pan exceptionnel de l’histoire récente de la Tunisie.»

La jungle des barbares

«Les balles puantes étaient lancées de partout contre tous, explique à Leaders un politologue. Tout s’abat en coups de canon, grenades à fragmentations, bombes à retardement, mines cachées sous terre. Dans cette jungle peuplée de barbares, il suffit de montrer la tête pour se faire tirer dessus. C’est des professionnels !» Ils ne sont pas les seuls, des «imbéciles», comme les qualifie Umberto Ecco, s’épanchent sur les réseaux comme s’ils étaient attablés dans un bar. Le commérage du cercle des concierges s’invite lui aussi au bal des vilipendeurs.

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