News - 16.07.2016

Le Surmusulman, ou l’autre lecture de la radicalisation

Le Surmusulman,  ou l’autre lecture de la radicalisation

Redoutable désir sacrificiel qui envahit de plus en plus de jeunes envoûtés par le jihadisme. Comment l’analyser et le penser, comment y répondre? Fethi Benslama, psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique à l’université Paris-Diderot, s’emploie à en explorer les profondeurs dans son dernier ouvrage intitulé Un furieux désir de sacrifice, le surmusulman, récemment publié au Seuil. Bonnes feuilles, en exclusivité pour Leaders.

Liminaire

Comment penser le désir sacrificiel qui s’est emparé de tant de jeunes au nom de l’islam? Par où sont-ils saisis et entraînés vers le pire? Cet essai propose une interprétation dont le centre de gravité est ce que j’appelle le surmusulman. Plutôt que d’un concept, il s’agit d’une notion à mettre à l’épreuve de la réflexion. De ce point de vue, il serait plus approprié de parler du «problème du surmusulman» et de voir jusqu’à quel point sa formulation permet de faire avancer l’intelligibilité de ce qui arrive aujourd’hui aux musulmans et ébranle le monde.

Le spectre du surmusulman a commencé à m’effleurer au cours de mon activité clinique dans la consultation d’un service public en Seine-Saint-Denis. Pendant de nombreuses années, j’ai observé la montée du tourment de «n’être pas assez musulman», conduisant des personnes à se constituer une foi en feu, à porterla revendication et les stigmates d’une justice identitaire, à chercher une élévation à travers un mouvement paradoxal d’humilité arrogante, qui veut inspirer le respect et la crainte. Lorsque, à travers l’analyse du discours des islamistes radicaux, s’est dégagé le motif de la blessure de l’idéal islamique 1 comme le lieu d’un appel à la réparation, voire à la vengeance, le croisement du clinique et du social a permis la décantation de la figure du surmusulman.

Qu’elle revête l’aspect d’une tendance ou qu’elle s’incarne en un avatar, cette figure est la production, consciente et inconsciente, de près d’un siècle d’islamisme. Aussi ai-je essayé ici de proposer, en fonction de l’émergence de la figure du surmusulman, une lecture de l’invention de l’islamisme qui diffère de celle qui a communément cours actuellement. Il me semble en effet que l’islamisme a été trop souvent traduit dans le langage des théories modernes du politique (l’islam politique), oubliant que sa visée fondamentale est la fabrication d’une puissance ultrareligieuse qui renoue avec le sacré archaïque et la dépense sacrificielle, même si elle use d’adjuvants de la technologie moderne.

Fethi Benslama, La Guerre des subjectivités en islam, Fécamp, Lignes, 2014, ainsi que L’idéal blessé et le surmusulman, in Fethi Benslama (dir.), L’Idéal et la Cruauté. Subjectivité et politique de la radicalisation, Fécamp, Lignes, 2015, p. 11-28.

Le surmusulman

Surmusulman est un diagnostic sur la vie psychique de musulmans imprégnés par l’islamisme, hantés par la culpabilité et le sacrifice. Il doit expier et se repentir, se purifier et chercher la vie homogène. Si en principe il y a lieu de distinguer entre la tendance au surmusulman et son accomplissement, en réalité leurs frontières sont poreuses et les passages imprévisibles, même si la tendance est plus fréquente que l’incarnation du surmusulman. Concrètement, on peut observer les conduites du surmusulman chez des croyants pour lesquels il n’est plus suffisant de vivre la religion dans le cadre de la tradition, fondée sur l’idée de l’humilité. En effet, l’une des significations majeures du nom «musulman» est l’humble. C’est le noyau éthique fondamental de l’islam. Avec le surmusulman, il s’agit au contraire de manifester l’orgueil de sa foi à la face du monde: Islam pride. Elle se traduit par des démonstrations publiques: stigmate sur le front, prière dans la rue, marquages corporels et vestimentaires, accroissement des rituels et des prescriptions témoignant de la proximité continuelle avec Allah, évoqué à tout bout de champ. Les surmusulmans se veulent les bouches ouvertes de Dieu dans le monde, proférant leur haine de ceux qui n’ont pas leur croyance de feu et de flamme. On pourrait les nommer aussi les «allahants», tant ils ahanent sans cesse Allah akbar. Cette invocation, qui devait en principe rappeler à celui qui la prononce sa petitesse apaisante, voici qu’elle est devenue la manifestation d’une suffisance, d’un pouvoir de tout se permettre. Ils tuent en allahant. Ils ne se soumettent à Dieu qu’en le soumettant à eux.

C’est pourquoi la figure du surmusulman attire les délinquants ou ceux qui aspirent à le devenir; ils se convertissent par désir d’être des hors-la-loi au nom de la loi, une loi supposée au-dessus de toutes les lois, à travers laquelle ils anoblissent leurs tendances antisociales, sacralisent leurs pulsions meurtrières. Le surmusulman recherche une jouissance que l’on pourrait appeler «l’inceste homme-Dieu», lorsqu’un humain prétend être dans la confusion avec son créateur supposé au point de pouvoir agir en son nom, devenir ses lèvres et ses mains. Ce n’est pas l’union mystique avec Dieu qui n’est jamais permanente et loin de toute arrogance, comme dans le soufisme. Si le musulman cherche Dieu, le surmusulman croit avoir été trouvé par lui.

L’angoisse de beaucoup de musulmans est de vivre dans un monde où la sécularisation, dont ils consomment par ailleurs les objets, leur fait vivre le sentiment de devenir autres, de ne plus être eux-mêmes. Le malheur de se percevoir comme un soi inauthentique est le ressort du désespoir musulman. Se voir emporté inexorablement vers l’exil occidental sans Dieu est une crainte récurrente qui s’exprime dans les discours et dans les actes visant à planter partout des minarets comme des clous pour empêcher le sol de s’en aller. D’où la recherche désespérée d’arrêter la dérive, en convoquant le pieux ancêtre au présent. Or l’islamisme a produit une fiction qui séduit ce qui est plus grand qu’un moi, essentiellement inauthentique: un surmoi d’origine, incarné par la figure du surmusulman. Comme toute figure, elle se décline et revêt des éditions plus au moins typifiées, parmi lesquelles celle de se retirer du monde, mais la plus flamboyante est d’en finir avec lui, de participer à sa fin. C’est celle qui attire des jeunes engagés dans le jihadisme.

D’un dépassement du surmusulman: le miroir politique

(...) Le cas de la Tunisie, où le processus politique est allé le plus loin nous montre en quoi consiste l’épreuve du politique, lorsqu’il n’y a plus aucun fondement absolu qui puisse délivrer les femmes et les hommes de leurs rapports entre eux et vis-à-vis d’eux-mêmes. Cette épreuve a été suffisamment importante pour contraindre les islamistes– eux qui ne cessaient de vouloir y couper court, selon leur vocation antipolitique fondamentale –à y participer et à courir le risque de perdre leur aura divine.

Si je devais retenir un fait inédit de la révolution tunisienne, cinq ans après sa survenue, s’il me fallait mettre en exergue sa nouveauté radicale ou, si l’on veut, la révélation de la révolution, ce serait son effet de miroir pour l’ensemble des Tunisiens. Ce qui fut pendant des années occulté, ce qui a été empêché de se donner à la perception et à la représentation collectives a subitement commencé à se manifester au grand jour. Un dévoilement continu se produit quotidiennement devant nos yeux ahuris et de ce dévoilement a surgi un immense miroir aux multiples facettes, qui occupe de part en part l’espace public. Faire face à ce miroir a constitué une traversée du pire, certes fragile, mais c’est celle-ci qui aujourd’hui pourrait permettre un dégagement du surmusulman.

L’apparition de ce miroir a longtemps été entravée par l’appareil de répression de l’ancien régime. Sur le plan de la subjectivité politique, il s’agit de ce qu’Étienne de La Boétie avait identifié, dans Le Discours de la servitude volontaire (1574), comme l’image du corps du tyran. Plus de trois siècles avant Freud, La Boétie explique dans ce grand texte qui annonce la modernité politique que la puissance de l’assujettissement réside dans la captation des sujets dans le corps imaginaire du despote, lesquels sujets contribuent à en alimenter la puissance par la projection de leur propre corps. Je cite ce bref passage d’un développement saisissant sur l’aliénation dans l’un:

Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand et infini nombre de vos villes, sinon que l’avantage que vous lui faites pour vous détruire. D’où a-t-il pris tant d’yeux dont il vous épie si vous ne les lui avez baillés? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend pas de vous? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous que par vous?

Or ce mythe de l’un dans le fantasme et dans la réalité politique est le même que celui de l’islamisme, par lequel toute velléité politique est absorbée. L’autosacrifice auquel sont conduits les jeunes est une projection réelle de leurs corps dans le corps imaginaire de l’Autre absolu, qui est une tyrannie plus terrible encore que celle du tyran humain.

Tout le monde se souvient, en Tunisie, combien l’image du corps de Ben Ali, surtout son visage et ses mains, cernait l’espace de vie de tout un pays. Quel visage, quel portrait pouvait rivaliser avec elle ? Le despote est toujours un grand Narcisse qui déleste ses sujets de l’amour pour eux-mêmes à son profit. Il se veut le miroir où ils se reconnaissent, en étant l’objet commun de leur idéal du moi. Tel est, en effet, le mécanisme imaginaire que Freud avait dégagé (1) dans Psychologie des masses et analyse du moi pour expliquer la constitution de la foule autour du meneur ou du chef.

Avec la révolution, ce corps imaginaire despotique a fait place à une surface réfléchissante pour les êtres vivant ensemble et les a confrontés à leurs visages, au paysage de leurs rapports, à son arrière-pays. On se souvient que, dans les semaines qui ont suivi la fuite de Ben Ali, des artistes ont placardé sur les murs des villes tunisiennes de grandes photos d’hommes et de femmes inconnus (2). Façon de dire que l’espace de vie a été rendue aux multiples visages quelconques de chacun et de tous. Personnellement, j’ai éprouvé une grande émotion devant ces portraits d’une diversité paisible, là où auparavant j’étais exposé sans cesse à la figure omnivoyante du dictateur. À l’utopie de l’œil unique s’est substituée l’hétérotopie des regards. La libération de la parole, la circulation de l’information, l’exercice des droits à l’expression, à partir d’une multiplicité de sources, ont étendu ce miroir en prismes à travers lesquels les Tunisiens sont appelés individuellement et collectivement à reconnaître l’état des rapports sociaux dans lesquels ils sont pris. Il est certain que nulle «démocratie» n’est possible sans ce miroir de l’espace public qui produit une nouvelle subjectivité.

Mais l’émergence subite de ce grand miroir inaugure aussi une expérience du dévisagement affolante, qui comporte une haute teneur d’angoisse et de crainte. Remarquons que Freud consacre tout un développement à la désagrégation du lien libidinal au chef, qui engendre la panique. L’expérience tunisienne nous en a montré les effets réels et imaginaires. Les je (s) déliés de leur captation idéale dans la représentation du chef sont livrés au désarroi; certains tentent de récupérer la libido libérée et s’intronisent en une multiplicité de Narcisse qui s’affrontent pour des parcelles de pouvoir, au nom de petites différences. À la peur du tyran se substitue l’hostilité entre semblables. L’amour cruel du despote paternel pour ses fils cède la place à «la frérocité», selon le bon mot de Lacan. Au gouvernement monarchique succède l’attelage discordant de la polyarchie.

La troïka brinquebalante des trois présidents en Tunisie en est l’illustration parfaite (3). Tous les détenteurs de pouvoir, ou ceux qui aspirent à le devenir, perdent leur aura. Les masques tombent en lambeaux, transformant le plus familier des prochains en un étranger menaçant. Les manifestations de l’inconscient s’étalent au grand jour : lapsus, mots d’esprit et dérision, obscénités, rêves éveillés, délires publiquement étalés. Notons que, dans le système despotique, la langue de bois ne trébuche ni ne rit, alors que depuis la révolution les lapsus fleurissent dans les bouches décousues des hommes politiques. La déclaration du Premier ministre islamiste qui, au moment de promettre un avenir démocratique radieux se félicite d’«une dictature émergente», a déclenché une hilarité effrayée. Plus grave est la flagrance de l’agressivité : diffamations, vœux de mort, non sans passages à l’acte meurtriers, esthétisation de l’horreur, extension de la rubrique du fait divers à l’ensemble de l’actualité; bref, tout semble concourir à un retour du refoulé et à un morcellement ducorpssocial,maintenujusque-làdans une unité factice. 

  1. Voici ce que Freud désigne comme la formule de la constitution libidinale d’une foule: «Une somme d’individus, qui ont mis un seul et même objet à la place de leur idéal du moi et se sont en conséquence identifiés les uns aux autres» (Psychologie des masses et analyse du moi, op. cit. p. 53).
  2. Il semble que ce fut à l’initiative d’un artiste de rue d’origine tunisienne, connu dans le monde par les initiales «JR».
  3. Il faut rappeler que la Tunisie a été gouvernée pendant trois ans, à la suite des élections d’octobre 2011, par trois présidents: celui de la République, celui du gouvernement et celui de l’Assemblée constituante.

    Fethi Benslama

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